Agénésie et prothèse : approche psychanalytique du corps « réparé»
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Agénésie et prothèse : approche psychanalytique du corps « réparé»

Un paradigme s’est imposé sur la scène sociale, celui de « l’humain augmenté », analysé dans ce texte à travers la problématique du corps « réparé » par une prothèse. Aujourd’hui plus que jamais, la médecine fait appel à la robotique et aux objets de synthèse pour réparer, remplacer, voire augmenter les capacités d’un membre ou d’un organe défaillant1. Grâce au progrès technique actuel, il est possible aujourd’hui de remplacer une jambe ou un bras manquant, une articulation de genou ou de la hanche, voire même de « réparer » un organe aussi vital que le cœur. Ces techniques prothétiques peuvent aussi être utilisées dans le domaine sensoriel en « ressuscitant » la vue et l’ouïe. Le cerveau est également concerné par ces prouesses techniques, au moyen d’« implants cérébraux » insérés dans sa profondeur et capables d’agir sur les symptômes parkinsoniens. Et ce progrès technologique n’a pas fini de nous surprendre puisque le séquençage du génome et l’introduction dans les recoins les plus inimaginables de notre corps de nano-robots témoignant des avancées actuelles de la robotisation appartiennent désormais au champ des possibles. Cette technologisation inédite va de pair avec une prétention de mutation anthropologique, que porte à l’expression le mouvement « transhumaniste » dont il est important d’examiner les présupposés idéologiques2. Mouvement philosophique et spéculatif qui annonce l’avènement d’une ère prétendant à terme rectifier la réalité humaine.

Même s’il ne s’agit pas de méconnaître, ni de mésestimer, le gain de techniques offrant aux sujets un accès à des traitements qui leur restituent un espace d’autonomie, force est de constater que ces mêmes techniques les engagent simultanément dans un mouvement de « dépendance technologisée ». Ce que vient corroborer la clinique puisque nous observons l’apparition croissante de symptômes non prévus par ces transformations que les avancées technologiques s’autorisent à légitimer. C’est dire combien ce contexte d’une apparente clarté technique soulève un flot de questions complexes. La symbiose humain-technologie est devenue incontournable, alliée à une intégration de plus en plus prégnante de la technologie dans notre vie quotidienne. Ce qui présente un certain intérêt pour la psychanalyse puisque ces expériences innovantes, inscrites au cœur de ce nouvel idéal néo-prométhéen, font ressurgir de nombreuses questions.

On rencontre ainsi l’énoncé du créateur de la psychanalyse qui, dès 1930, avance dans son texte Malaise dans la culture que l’homme du futur deviendra, à travers ses connaissances scientifiques et ses performances technologiques, « une sorte de dieu prothétique ». Et même si l’expression « angoisse de castration » n’apparaît pas explicitement dans le texte, on ne saurait être dupe de sa présence sensible dans le souci de l’homme de perfectionner ses organes jusqu’à faire « disparaître les limites de leurs performances »3 par la voie du progrès technique. Cela dit, se dépêche de rajouter Freud, comme les prothèses ne feront jamais corps avec le sujet, elles « lui donnent à l’occasion encore beaucoup de mal ». Autrement dit, passé le temps de l’illusion vient le temps de la rencontre avec le malaise anthropologique fondamental qui tient à l’humain tout autant qu’il lui appartient.

C’est animée par ce questionnement que je rejoins un groupe de chercheurs4 (médecins, neurobiologiste, anthropologue, sociologue, philosophe, ingénieur en robotique) intéressés par les effets de l’hybridation technique du corps humain. Nous créons alors une recherche sur la question de l’utilisation de prothèses dans les cas de « réparation » d’un membre malformé de naissance. Ainsi est née le projet PICRI* « Agénésie : des corps incomplets ? ».

Ma participation à cette recherche s’inscrit dans l’objectif d’examiner et de prendre la mesure de ce double mouvement que la promesse d’intégration d’outils techniques peut venir créer chez le sujet appareillé. En effet, ces situations d’hybridation technique du corps me donnent l’occasion de développer davantage ma réflexion et mes recherches autour de la dialectique corps-psyché avec une hypothèse de travail autour de la problématique de la passivité-activité, masculin-féminin, deux composantes essentielles de la vie pulsionnelle particulièrement sollicitées dans les situations de recours aux prothèses.

Agénésie

Le terme d’agénésie vient de « a-genèse » : ce qui n’a pas été engendré. Il est utilisé pour désigner tout cas de malformation ou d’amputation congénitale d’une partie d’un ou de plusieurs membres extérieurs (bras, mains, pieds, jambes). Du fait d’être une malformation congénitale, elle est caractérisée par l’arrêt du développement normal d’un membre survenu au début de la grossesse et sans cause médicamenteuse ni génétique. Même si les sujets agénésiques se confondent souvent avec les sujets amputés, leur expérience corporelle est différente de celle de ces derniers, car il n’y a pas pour ces sujets agénésiques une perte subite d’un membre. Et pourtant, leur récit de vie porte en filigrane la question du membre manquant ou mal engendré.

A partir de quelques moments de la cure avec Mathilde, petite fille agénésique d’une partie de son bras, je vous propose de présenter la façon dont cette situation de la naissance d’un enfant malformé va réveiller chez ses parents certaines angoisses et comment la prothèse, solution médicale proposée, s’inscrit ensuite dans une logique fétichiste. Logique dont la perspective liée au fétiche prothétique a pour but de réparer imaginairement le corps maternel, lequel a engendré la malformation.

Le traumatisme de la naissance d’un enfant agénésique

Au moment de la naissance d’un enfant agénésique, cette situation de malformation conduit, de façon évidente, à une exacerbation des éléments opérant dans la vie fantasmatique des parents. Ceci nous amène, tout naturellement, aux fantasmes et à l’angoisse de castration présents dans l’instauration de la sexualité infantile de tout sujet car ils constituent les médiateurs, les transporteurs vers des vécus fantasmatiques plus archaïques. (Le cas du père de Mathilde viendra illustrer cela). Une fois ces fantasmes connectés, les angoisses s’immiscent dans leur trace et peuvent amener les protagonistes, père, mère, vers des formes de liens précoces s’inscrivant dans des organisations archaïques perverses du lien. Au moment de la naissance d’un enfant agénésique la question se pose : à qui la faute ?

Cette situation de malformation alliée au sentiment de culpabilité vient relancer les questions liées aux origines et les théories sexuelles infantiles, refoulées chez l’adulte. Les fantasmes et l’angoisse de castration, réactivés par la situation, font ainsi leur entrée et le primat du phallus, soigneusement soutenu par le discours social, prend le devant de la scène. C’est alors par le truchement d’une promesse fascinante de réparation, et donc au cœur d’une politique phallique, que le discours et la pratique technoscientifique vont plonger et maintenir les protagonistes. La confrontation des parents à un enfant agénésique s’inscrit alors dans la réactivation de cette cicatrice narcissique infantile. Car comment une mère peut-elle occuper une fonction maternelle, c’est-à-dire mettre à l’écart les courants sexuels et ambivalents qui habitent le désir d’enfant de toute femme, lorsque l’enfant porte en lui la marque d’un corps malformé ? La question, « Est-ce de ma faute, celle de mes organes défectueux ? » peut alors se poser avec une certaine acuité. Tout se passe comme si la malformation manifeste du corps de son enfant donnait une visibilité à la déception de la petite fille d’avant. Vision d’un corps manquant qui s’impose ainsi comme lieu du sentiment de préjudice du passé. Comment alors investir un enfant qui porte en lui le rappel visible de cette cicatrice propre à la sexualité féminine ? Comment, dans ce contexte, élaborer les fantasmes infanticides issus des pulsions agressives refoulées ? Dans certains cas, ces fantasmes infanticides feront l’objet d’un contre-investissement par l’adoption de comportements de super-protection. Ce faisant, l’enfant se voit ainsi capturé dans la problématique de castration de la mère. De la capacité du père à assurer une fonction paternelle et à supporter la résurgence d’angoisses ravivées par cette situation, dépendra aussi le destin de la configuration pulsionnelle et fantasmatique de l’enfant. C’est sur fond de cette configuration traumatique pour les deux parents que les prothèses apparaissent alors comme une solution. On pourrait penser que le médecin intervient en toute objectivité, mais cela n’est que pure apparence. En définitive, le médecin se trouve aussi confronté à la vision inquiétante du membre défectueux, l’amenant à la rencontre avec « le continent noir »5 constitué par le corps féminin.

Alors une question se pose : dans quelle mesure la promesse des outils techniques peut-elle venir créer l’illusion de réparer, ou pire, d’installer le déni de la malformation ? Comment un enfant traversé de plein fouet par l’ambivalence des affects de cette situation va-t-il s’y prendre ? Comment va-t-il s’approprier son corps lorsque le désir de le réparer s’impose aux parents comme un impératif vital et ce, à un point tel que, dans certains cas, le sujet exprime le sentiment d’en être dessaisi ? En témoigne l’exemple de cet homme agénésique qui me dira « Pendant longtemps, j’ai eu l’impression que je n’existais pas. Ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai commencé à me reconnaître comme quelqu’un ». Pris dans la tentation mélancolique maternelle, certains sujets paraissent mandatés inconsciemment à réparer leurs blessures.

La promesse technico-scientifique

Il faut savoir que les prothèses sont proposées par les équipes médicales de façon différente. Certains médecins proposent l’appareillage très tôt (quand le nourrisson a quelques semaines) alors que d’autres attendent l’acquisition par l’enfant de la position verticale (autour de huit mois). Ceux-là privilégient les aspects fonctionnels et une optique différenciée selon le membre touché. Du côté de l’enfant, son rapport subjectif à la prothèse n’est pas moins important. Il faut savoir que dans l’appareillage d’un membre, la douleur, ainsi que d’autres sensations corporelles occupent une place prépondérante. Et elles exerceront une influence directe sur la façon dont l’enfant va investir son corps ainsi que sur les modalités de construction de sa sexualité.

Cette question de l’érotisation de la douleur est un des points essentiels, puisqu’elle interroge la problématique du plaisir et du déplaisir, du passif/actif intégré à l’économie libidinale du sujet agénésique. Quand la douleur et le déplaisir ne sont plus le signe de quelque chose qui ne va pas, mais deviennent un des éléments constitutifs de l’économie libidinale du sujet, comment pourrait-il concevoir de s’en passer ? La pratique analytique nous apprend que lorsque des traumatismes précoces ont envahi le processus d’instauration de la sexualité, cette dernière verra son organisation ultérieure fortement compromise6.

Mathilde

C’est autour de cette problématique que je rencontre Mathilde, 5 ans, une petite fille agénésique de la moitié de son bras. Comment Mathilde s’y prend-elle avec sa malformation ? Elle s’érige toute entière comme l’objet de réparation d’une mère coincée dans la négation de sa malformation et développe une hyperactivité qui inquiète son entourage et son école. En effet, elle ne s’arrête jamais et paraît dans une impossibilité de se mettre au repos. Depuis ses trois ans, Mathilde va à l’école maternelle et son agitation permanente ne fait qu’augmenter selon sa maîtresse. L’acte déclencheur de la demande de consultation arrive au moment d’une sieste à l’école. Là, sans que sa maîtresse ne s’en rende compte, Mathilde coupe avec sa paire de ciseaux tous les dessins que ses camarades de classe avaient achevés le matin même, et qui représentaient l’éléphant qu’on leur avait demandé de dessiner. Tous les dessins y passent, ceux des garçons et ceux des filles. Mathilde me dit qu’il s’agissait d’un éléphant « énorme, avec une énorme trompe. Il était moche » insiste-t-elle. Interrogée sur cet acte, Mathilde ne dit rien, mais cela suscite en moi des associations relatives aux questions sur la différence sexuelle soulevées par sa malformation et ainsi exprimées dans son acte. Mathilde est une petite fille souriante, au regard coquin qui n’a aucun problème pour entrer en contact avec moi et me parle avec une maîtrise parfaite de la langue. De son handicap, sa mère dit que tout va bien, même si cela a été difficile à sa naissance. Mathilde a été appareillée quand elle avait un mois et selon sa mère, elle se débrouille très bien avec sa prothèse. Elle est suivie par des médecins attentifs à son développement et, toujours selon sa mère, n’a pas de problème pour gérer sa « différence »7. Sur le fait d’avoir « coupé » les éléphants, sa mère dit que ce n’est pas très grave et que la maîtresse exagère. A un moment, Mathilde glisse et se fait mal à son moignon, mais ne pleure pas. Sa mère fait alors le commentaire que « sa fille est forte, qu’elle ne pleure pas pour des bêtises ». Devenant le témoin de cette scène, je pense alors à la difficulté de sa mère de reconnaître sa souffrance ainsi qu’à cette fille me regardant interloquée par la parole maternelle. La mère me raconte comment s’est passée la découverte de l’agénésie de sa fille unique. C’est à la fin du troisième mois de sa grossesse que le médecin échographiste diagnostique le manque d’une partie de son bras. Plusieurs examens sont mis en place et la cause s’est avérée n’être ni génétique, ni en liaison avec des médicaments. Cette situation énigmatique, caractéristique des malformations congénitales, laisse libre cours à des questions posées par les parents. A la question, d’où et de qui vient la faille ?, souvent s’attachent des fantasmes de tous ordres. Il n’est pas rare que des fantasmes contenant des scénarios incestueux fassent surface et certains ne sont pas sans rappeler les scénarios complexes dont Freud soutient, dans Totem et Tabou (1912), leur importance à imposer des contraintes qui maintiendront la cohésion des groupes.

En sortant de l’échographie, après l’annonce de la malformation et l’affirmation de son irréversibilité par le médecin, la mère bouleversée appelle immédiatement le père de son enfant. Ce dernier lui pose la question d’une possible IVG, mais ce handicap n’étant pas médicalement sous-tendu par une atteinte fonctionnelle majeure, c’est-à-dire affecté d’une atteinte neurologique, cette solution sera vite écartée et la solution d’une prothèse sera envisagée et proposée par le médecin. Cependant, c’est le père de Mathilde qui répondra à cette naissance par le réveil de peurs enfantines agissant en lui comme un risque de chute de « sa propre image ». Après l’annonce de la malformation et de retour à la maison, il sombre dans un état d’incompréhension, de « sidération » totale, et disparaît pendant quelques jours sans donner de nouvelles. Quand il réapparaît, c’est pour annoncer son départ et l’obligation pour sa femme de retourner chez elle, auprès de sa famille. Dans la culture d’origine du père de Mathilde, la naissance d’un enfant malformé est inadmissible, c’est le signe du mauvais œil et cela est susceptible d’attirer sur lui et sur ses proches des malheurs infinis. En définitive, l’idée d’avoir fait un enfant malformé est vécue par le père comme une effraction de son être et risquant de le faire voler en éclats. Nous savons depuis « Introduction du narcissisme » (1914) que l’enfant est celui que le parent est lui-même, mais pour le père de Mathilde, il lui est impossible de se reconnaître dans l’image que son enfant lui donne. Elle se transforme ainsi en l’objet tabou, le père de la horde réapparaît, comme une hallucination du démon, transformant d’un coup de main la joie de la naissance d’un enfant en un geste de malédiction. Mathilde est pour son père l’effroyable face de son inconscient, objet tabou et témoin de sa faute inconsciente.

Pour son père, c’est l’éloignement de sa fille qui sera la solution, marquant la victoire narcissique de son Moi. De la haine à l’amour, de l’amour à la haine, « transformation d’une pulsion en son contraire », nous rappelle Freud8, tel est le destin d’une économie libidinale qui risque de faire déborder le Moi. Depuis, plus de contact, le père de Mathilde disparaît et elle se retrouve ainsi agénésique du bras et agénésique de père. Sa mère qui affiche un discours maîtrisé pendant cette première séance m’explique pourtant que depuis la naissance de Mathilde, tout va bien. La mère a repris sa vie et son travail tandis que Mathilde se développe très bien avec ses prothèses dont l’évolution suit son développement. Quand sa mère me raconte ce point essentiel de sa naissance, Mathilde écoute et est étonnamment tranquille, assise sur un fauteuil qu’elle a installé à côté de moi. La mère passe à autre chose, mais Mathilde ne lâche pas son questionnement. Elle se lève, s’approche de moi et tient dans sa main mon collier. Il s’agit d’un médaillon en argent. Au centre de ce médaillon un trou. Mathilde met son doigt dans le trou, me regarde et me dit : « Il y a un trou », et d’un regard coquin elle poursuit : « C’est ton amoureux qui te l’a donné ? ». J’imaginais que par le biais de ce médaillon, elle convoquait un corps de femme pénétré dans son intérieur dont un enfant émergerait de cette liaison. « D’ou viennent les enfants ? », c’est la première d’un flot de questions qui s’abattent sur l’enfant nous rappelle Freud en 1908. Cette question qui, par mon écoute, nous engageait dans les voies oniriques de l’enfant, marquera le début de sa cure. Sa mère me raconte qu’un jour Mathilde lui a posé la question de sa naissance et de sa malformation. Cependant, pour épargner à Mathilde des explications sombres, rien de mieux, pensa sa mère, que le recours à des arguments médicaux et objectifs pour répondre à ses attentes. Leur potentiel d’objectivation, c’est sûr, pensa la mère, sera suffisante pour arrêter la petite fille. Mais la curiosité sexuelle infantile, toute désobéissante qu’elle est, ne se plie pas aux démonstrations objectives, fussent-elles animées par la meilleure volonté ou intention, et on comprend alors aisément pourquoi le désir de « bien » expliquer suscité par ces situations s’inscrit souvent dans une « confusion de langues ». Or les situations de malformations sont des situations dont les fantasmes infantiles restent agissants, car sans cesse réactualisés par la vision de l’extrémité agénésique.

La scène primitive

Mathilde reviendra souvent à ses questionnements sur comment naissent les enfants et le pourquoi de sa malformation. Comme L’Homme aux loups9 qui construit sa problématique autour de la scène primitive, Mathilde semble à son tour se poser des questions sur les positions masculine et féminine, passive et active, élaborant ainsi sa théorie sur l’acte sexuel. En séance, elle devient « l’enfant question » pour reprendre la formule proposée par J. B. Pontalis. Ses interrogations tournent autour de la question : comment est fait le corps d’une femme et d’un homme ? Et avec le sien comment va-t-elle faire ? Que font un homme et une femme lorsqu’ils sont amoureux ? Exclu de la scène, l’enfant construit ses théories. Ces constructions fantasmatiques, la façon dont il imagine les positions féminines et masculines et la charge d’angoisse qui leur sont associées viennent alors le pousser dans ses choix identificatoires.

Nous savons que la composante sadique de la scène primitive est toujours présente dans l’imagination infantile. Cependant, une mobilité psychique concernant les positions passive/active reste également préservée. Chez Mathilde, il n’était pas rare que des fantasmes de séduction accompagnés de désirs angoissants de pénétration tout à coup se transforment en agissements sadiques de destruction. Pour elle, émergeaient dans un premier temps des processus primaires qu’elle venait, la majorité du temps, déposer de façon massive dans des actes violents. Ou encore, tout droit sortie des recoins les plus extravagants de l’omnipotence infantile, la représentation de la scène primitive se figeait pour Mathilde, restant cruelle, monstrueuse et barbare, ce qui l’amenait dans ses jeux ou dans ses dessins à la mise en scènes de figures terrifiantes et la plongeait tout à coup dans une excitation folle.

Afin de fuir une position passive, une position féminine, une position génératrice de scénarios fantasmatiques trop dangereux pour Mathilde, elle est prête à tout, fut-ce au prix de la mise en place de scénarios pervers. La difficile élaboration de la scène primitive devient pour Mathilde une évidence, à la mesure du poids de la problématique de la castration maternelle et paternelle qui rendent difficile et compromettent largement sa mobilité fantasmatique. Le temps passa et, inquiète de cette immobilité des choses, témoin de mon sentiment d’impuissance face à ces scénarios, je me demandais à certains moments si nous n’aurions réellement jamais le droit de nous défaire de toutes ces attaques par lesquelles elle s’exprimait et auxquelles elle donnait une représentation dans ses dessins ou une mise en scène dans ses jeux. Ainsi se transformait-elle tout à coup en la Bête (personnage du film La Belle et la Bête), nous emprisonnant dans un jeu qui n’offrait aucune possibilité d’évasion ni de mouvement et où personne ne volait à notre secours. A ce moment de sa cure, aucune intervention ne pouvait permettre que s’opère chez elle un déplacement psychique susceptible de produire le désamorçage de l’excitation sadique contenue dans ses actes. Comme s’il s’agissait d’un danger dont il lui fallait le répéter sans cesse, encore, encore et encore…à l’instar du petit fils de Freud pris dans la circularité des allers-retours de sa bobine.

Le cas de Mathilde et certains moments de sa cure favorisent ainsi la mise en exergue du caractère agissant de sa malformation comme élément constitutif essentiel de l’instauration de sa sexualité. Et ce, malgré la demande fétichiste maternelle venant entretenir une relation de complaisance avec le discours moderne dont la volonté se circonscrit tout autour de cette conviction qu’un objet collé à son corps ferait l’affaire. Mais dans cette recherche sur l’agénésie, le cas de Mathilde m’a également donné l’opportunité d’attirer l’attention sur ce noyau de la doctrine métapsychologique que constitue la sexualité infantile et dont l’œuvre est aussi sensible dans ces situations, tout en soutenant par là même le rapport dialectique entre la prothèse et un certain désir de création de l’humain qui finalement aimerait ignorer la castration.

Notes

  1. L’athlète Olympique Oscar (Pistorius) en est l’exemple le plus connu.
  2. Ce thème est développé dans le séminaire « Le corps augmenté et ses symptômes » à l’Institut des sciences de la communication CNRS.
  3. S. Freud (1930a [1929]), Malaise dans la civilisation, trad. R. M. Zeitlin, Gallimard, 1984 ; OCF.P XVIII, p. 277-278.
  4. Pôle de recherches « santé connectée et humain augmenté », ISCC-CNRS.
  5. [*] Projet PICRI « Agénésie : Des corps incomplets ? » : projet financé par le dispositif Partenariat Institutions-Citoyens pour la Recherche et l’Innovation (PICRI) de la région Ile-de France.
  6. S. Freud (1932), « XXXIIIe Conférence : la féminité », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1984
  7. M. Khan, Figures de la perversion, Gallimard, Paris, 1981. J. McDougall, Théâtres du je, Gallimard, 1982.
  8. Cela est l’expression utilisée par sa mère pour parler de son agénésie.
  9. S. Freud (1915), Pulsions et destins des pulsions, in Métapsychologie, OCF XIII, Paris, PUF, 1988, p. 183.
  10. S. Freud (1914), L’Homme aux loups, Presses Universitaires de France – Quadrige, 1990