Chemins du fonctionnement anorexique
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Chemins du fonctionnement anorexique

La chenille dit à Alice : « si tu ne sais pas où tu veux aller, tous les chemins t’y  mèneront » Lewis Caroll
« Ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui le connaît car tu ne pourrais pas t’égarer »                
Rabbi Nahman de Bratslav

Le fonctionnement psychique est toujours une énigme tant dans sa formation que par les chemins qu’il peut prendre, multiples, intriqués, croisés. Les anorexies ne peuvent s’envisager qu’au pluriel avec des tableaux et des comportements variés, c’est ainsi qu’on parle de conduites, de positions ou de solutions anorexiques, ou encore de processus, de logique anorexique, comme dans  le cas des anorexies à poids strictement normal  (Pr M. Whitelaw – Australie).  Cependant, notre vision et notre  compréhension des anorexies se sont considérablement modifiées ces dix dernières années et dans ce travail, nous nous interrogeons sur la rigidité, la mobilité ou encore la mobilisation de leur fonctionnement. Nous nous intéresserons aux anorexiques adultes, à distance des épisodes aigus et notre questionnement portera sur les défenses caractérielles et comportementales dans le temps et notamment dans celui de la thérapie :

Qu’en est-il de leur préservation ou de leur rigidité ?

Comment peuvent-elles évoluer ?

Sont-elles même susceptibles d’évoluer ?

Le mode de fonctionnement est-il si étanche qu’il n’y aurait pas de possibilité de circulation topique ?

Que faire avec les clivages que l’on repère chez l’anorexique , entre émotion et acte, entre psyché et soma, entre représentation et affect ?

Ne doit-on pas parfois les respecter, surtout s’ils ont une fonction de cohésion du moi ?

Nous sommes confrontés à un subtil enchevêtrement d’économie  psychique,  utilisant des solutions somatopsychiques, des défenses caractérielles, comportementales, tissant un maillage souvent très serré,  comme une solution en suspens, temporaire, d’évitement des conflits psychiques. Différents courants coexistent mais ne cohabitent pas. Toutefois, cette « solution » peut se dégrader, se transformer, devenir inefficace ou bien dans les meilleures issues, trouver une voie vers une forme de sublimation.

Un levier de commande est toujours présent, c’est l’hyperactivité : elle peut prendre des visages très différents, à la fois symptôme et défense mais elle apparaît souvent paradoxale tant elle place et semble fixer la patiente dans un présent limité, dans une recherche de décharge ou jouissance immédiate, faisant partie intégrante de la carapace affective. Un autre levier est celui du contrôle, de la maîtrise.

Dès le début du travail analytique avec ces patientes, l’enjeu est de taille : il leur faut garder le contrôle  or  en même temps la peur d’être piégées dans un système qui peut leur apparaître sans issue va en limiter l’investissement. Le risque est de faire exploser l’armure, la cuirasse qui est souvent aussi leur armature constitutive.

Notre questionnement porte sur l’utilisation et la mobilisation de ces leviers, en vue d’une progressive reconquête narcissique afin que l’énergie déployée puisse se mettre au service de la vie et non de la destructivité.

Des mouvements contradictoires, avec des hantises de dépendance et de refus, mettent à l’épreuve la patiente comme le thérapeute, tous deux confrontés à des questions de quantités. Des transpositions, des déplacements même minimes du fonctionnement de ces patientes méritent d’être repérés et analysés pour aider à la recherche de « chemins » de traverse.

Anaïs et les comportements auto-destructeurs

Jolie jeune femme dans la trentaine, elle m’est adressée par un hôpital où l’on a traité son anorexie et tenté  un groupe de parole pendant deux ans. Elle sait et sent que l’autodestruction est une impasse dangereuse et surtout une illusion. Anaïs est en demande,  son avidité est à la fois émouvante et impressionnante : elle en veut, est presque « goulue ». Nous resterons plusieurs années en thérapie analytique.

Son histoire violente associait des comportements auto-destructeurs multiples, comme si elle avait besoin de tous les expérimenter : anorexie alternant avec d’impérieuses crises de boulimie ayant nécessité plusieurs hospitalisations, mais aussi scarifications, lacérations, drogues, alcool. Ces conduites autodestructives s’inscrivaient dans une fébrilité avec contraintes et  défis permanents et dans une forme de « complaisance masochique ». Ses phrases étaient saccadées, son élocution rapide, laissant peu de « blanc », me donnant au début un effet de remplissage, comme si elle se gavait elle-même de  paroles. Sa mise en danger concernait aussi  sa vie sociale : squats dangereux,  quasi-extrémiste dans ses engagements politiques, et même « expérimentation » du chômage malgré des propositions sérieuses de travail. « Je suis désœuvrée mais hyper-active … J’ai exploré tout ce dont j’avais peur et cela m’a permis d’anesthésier mes sentiments » disait-elle.  Ces formes d’atteintes au corps sont comme des repères, des limites : se lacérer pour se ressentir, se sentir exister. Ce sont des comportements familiers qui lui permettent d’explorer les limites que peut supporter sa famille. Car c’est bien à sa famille qu’elle adresse son auto-destructivité, qu’elle vérifie qu’elle est aimée, que ses parents lui diront toujours : « même si tu as des problèmes, je t’aime ».

De grandes études difficiles sont menées conjointement à ces comportements à risque mais un « drame » survient : son mémoire est refusé par le jury de fin d’études. Anaïs est profondément blessée, meurtrie, loin de ses exigences de réussite et de contrôle. Mais là encore, c’est comme si elle avait demandé à ses parents de lui dire : « tu peux rater, on  t’aimera toujours ». Quand je lui dis « eh bien, c’est fait, vous avez vérifié ! », elle reste sans voix, pour une fois. Anaïs voulait être acceptée  même en étant « mauvaise » et aussi  être acceptée par son analyste contenante et dépositaire de toutes ses conduites à risque. Il nous fallait construire un cadre contenant dans lequel elle pouvait vivre ses expériences émotionnelles passées et présentes sans les évacuer ou s’en immuniser. En maltraitant son corps, c’était une part d’elle-même qu’elle punissait, la mauvaise part. Elle tentait ainsi de diminuer un sentiment très ancien et encore inconscient  d’avoir commis un crime,  notamment envers son frère aîné très jalousé qui avait failli mourir dans l’enfance. Ses vœux de mort, honteux et refoulés, faisaient retour dans la violence quasi-meurtrière qu’elle dirigeait contre elle-même.  Son sentiment d’être un monstre quelque part la révoltait et ensemble nous tentions de relier sa violence  à sa culpabilité inconsciente, tenue soigneusement à distance. Ses conduites et ses comportements avaient certes une allure auto-punitive mais peut-être aussi protectrice contre un risque non négligeable d’effondrement. Il fallait nous sentir en sécurité dans un contexte patent d’insécurité.

Dans les premiers temps, la  thérapie rapide, tourbillonnante, nous emporte toutes les deux : elle comprend, elle « pige » vite (trop vite ?) et elle bouge, avance. En parlant d’elle, je me rends compte que j’utilise des termes dans le registre du comportement, de l’hyper-activité qui l’anime. Elle entraîne le travail analytique et  moi aussi je vais vite (trop vite ?), comme si je répondais à son avidité et que je devais la laisser « mener » la cure à ce rythme. Mais progressivement  les atteintes au corps se font plus rares et sont remplacées par une hyper-activité de pensée qui remplit l’air entre nous. Ses émotions la bouleversent, comme une boulimie de pensées et d’affects : « mes vomissements étaient une contre-émotion, je sens maintenant des gradients entre mes sentiments et mes émotions… et je parle, je parle beaucoup, mais différemment… ». Elle perçoit ces subtiles différences. Effectivement, une certaine fluidité dans les mots  et dans le ton s’installe, parallèlement  à la solidité du transfert de base. « Avant, je voulais être transparente, maintenant, je me sens plus légère » dit-elle avec émotion.

Mais environ 2 ans après le début de la thérapie, de brutales attaques du cadre vont survenir et ce de façon récurrente : elle déclarait vouloir arrêter la thérapie, mais il s’agissait d’une volonté et non pas d’un désir d’arrêter. Prendre un chemin de traverse comme une échappatoire, mais à quoi, à qui ? Arrêter la thérapie n’était-il  pas  un besoin, un moyen de fermer les entrées, de couper ce que je lui donnais à manger ? Vérifier son contrôle sur le cadre analytique comme elle le faisait auparavant sur son corps! Il lui fallait faire bouger le cadre. Lors de sa première séance, elle m’avait dit (ou prévenue) : « je n’ai jamais cherché de CDI, ni dans mon travail ni dans aucune de mes relations ».  Notre travail analytique était-il un « CDD » ?! Comment interpréter ces tentatives de passage à l’acte qui étaient un moyen de mettre l’analyse et l’analyste à l’épreuve ?

J’oscillais entre découragement, impuissance et incompétence ! Et je m’interrogeais : sa recherche d’autonomie méritait-elle d’être laissée indépendante de mon propre désir de continuer la thérapie ? Le besoin d’Anaïs de maîtriser la réalité externe était à la mesure de son angoisse devant ses difficultés de maîtrise interne qui se révélaient au cours de la thérapie. Sa peur de ne plus être aimée, d’être abandonnée était bien sous jacente, il lui fallait trouver dans la réalité un moyen de lutter contre l’angoisse du « noyau tendre abandonnique » (C. Chabert) qui masquait peut-être la crainte d’un effondrement. La séparation qu’elle décidait faisait office de paravent : c’était elle qui abandonnait. Son fragile sentiment d’autonomie me faisait osciller entre l’idée de ne pas la garder dépendante de moi et l’évidence que sa problématique d’hyperactivité et de contrôle était bien présente, juste déplacée sur la thérapie, et sur ce soit-disant désir d’arrêter, ce dont elle convenait et qu’elle comprenait… pour un temps ! Toutefois, lorsque je lui dis que, même sans séances, je ne la « lâcherai pas », elle fut soulagée. Nous pouvions penser la séparation et les mots pouvaient remplacer le passage à l’acte… ou pas ! Quand la question revenait à nouveau, récurrente, parfois au bout de plusieurs mois, nous remarquions ensemble  des « petites différences » : par exemple, avec un sourire complice, elle demandait « un break, comme chez les amoureux ». Cela devenait une séparation et non un abandon du travail analytique. Une autre perspective pouvait s’ouvrir : dans le transfert, Anaïs cherchait à quitter une mère, la mettre à distance et la garder comme objet interne. Mais peut- être ne lui fallait-il que de petites quantités à la fois, des quantités différentes également dans leur perception, par exemple avec des liens « élastiques » ?

Nous faisions un bout de chemin ensemble et elle pouvait imaginer  ou prendre un chemin de traverse… pour un autre bout de chemin, un chemin qui pourrait peut-être la mener vers une récupération au moins partielle de ses capacités de vivre.  Elle cherchait à mettre en place  une forme d’autonomie, de liberté, comme une résistance narcissique anti-dépendance ou comme une solution défensive maniaque qui lui permettait de bloquer, de réguler à sa façon ses sentiments envers l’objet-analyste.

Comment expérimenter quelque chose autour de la dépendance, quelque part entre le possible et l’impossible ? Pourtant, on ne devient vraiment libre qu’en acceptant une certaine forme de dépendance et en sachant que le vide que l’on porte en soi ne pourra jamais être tout à fait comblé. Nous en étions encore bien loin mais le fonctionnement anorexique s’était modifié dans le  comportement. Ce n’était plus un fonctionnement en « circuit fermé », selon l’expression de J.B. Pontalis. Les transpositions, les déplacements du fonctionnement anorexique dans la thérapie me paraissent importants à repérer et à souligner, notamment les difficultés d’adaptation aux changements, même minimes. Il nous faut à la fois garder confiance dans le travail effectué mais aussi trouver en nous suffisamment d’humilité pour respecter ce fonctionnement, ces comportements… en  acceptant que peut-être nous ne puissions parfois que très modérément les modifier.

Claude et l’hyperactivité mise à mal

Claude 30 ans, est allongée sur le divan depuis quatre ans. De cette façon, la perception de nos deux corps est décalée, avec une mise à distance visuelle mais particulièrement présente dans l’écoute : « Les oreilles n’ont pas de paupières » disait- elle, citant un proverbe connu. La gravité de son anorexie avait nécessité des hospitalisations pendant sa  longue formation : des études très poussées, dans plusieurs grandes écoles suivies de stages puis de masters lui avaient permis de se sécuriser, afin de ne parler que de ses connaissances multiples… et de mettre ainsi ses affects au repos, bien rangés, bien cachés. Brillante dans son travail, Claude reste rivée à un fonctionnement de contrôle de sa puissance sur sa famille comme sur elle-même. Sa boulimie touche l’actualité, les livres,  les magazines qu’il faut tous avoir lus, de même les films : elle va au cinéma plusieurs fois par semaine, seule, elle est comme un enfant qui « touche à tout ». Ainsi, elle s’isole des autres et se défend contre d’éventuelles intrusions : elle est en permanence occupée, n’a jamais le temps pour voir des amis, prendre un verre… et remet toujours d’éventuelles sorties ou dîners qui n’ont jamais lieu. La vie sociale s’est ainsi appauvrie d’année en année et quand nous débutons l’analyse, nos séances sont ses seuls rendez-vous de la semaine.

Cette hyper-intellectualisation, forme de défense contre les émotions,  se double d’une addiction aux sports, mais pas n’importe lesquels, des sports comme le vélo, la course, l’aviron où elle veut se mesurer… aux hommes et surtout rester seule à son niveau : «  Dans un corps de femme, il y a beaucoup de laisser- aller, le sport cela permet de contrer le féminin… C’est mon laxatif à moi » dit-elle au début de l’analyse.  Ce n’est qu’avec et surtout contre les hommes qu’elle cherche à se mesurer, physiquement et psychiquement, mais nous sommes bien loin d’une problématique œdipienne. Les activités physiques intenses procurent  des sensations analogues à celles des grands sportifs avec libération de substances opioïdes, d’endorphines. Il y a comme un effet de spirale infernale : le manque étant ressenti comme insupportable, un cercle vicieux entre la source et le but se met progressivement en place au point de devenir presque indiscernables : se shooter aux endorphines cérébrales! L’hyperactivité sportive appelle la répétition et augmente la dépendance car le plaisir est passager et la satisfaction  toujours insuffisante.

Je ressentais cette addiction  comme une réponse à une souffrance narcissique de la toute petite enfance, comme une tentative enfantine de se soigner, une fuite devant le monde des grands, une esquive devant les responsabilités. Claude tient debout, exige des performances de son corps comme si elle vérifiait qu’elle le maintient bien sous contrôle. Ce sont des escapades permanentes et continues, sur des chemins bien escarpés où elle seule peut se tenir ; son avidité déborde et fait souvent peur à son entourage. Mais un événement va venir enfin contrecarrer cette mise en œuvre de défenses caractérielles : une blessure au pied. Cette blessure va générer de multiples problèmes, elle va enfler, gonfler dans ses pensées au point d’envahir toutes les séances. Les difficultés sont insolubles : comment se chausser puis quoi mettre avec ces chaussures-là, quel sport peut-elle encore faire, ne plus courir, mettre au repos, laisser cicatriser… ?

La rupture de l’équilibre antérieur entraîne d’abord des inquiétudes puis une anxiété grandissante. Claude ressent cette blessure comme si c’était « la fin du monde… je suis un être limité » dit-elle, en colère contre le monde entier et tout particulièrement contre son analyste médecin qui ne s’occupe pas de « cela » ! Se mettre en colère contre moi est enfin une violence qu’elle ne retourne plus contre elle. Cette blessure qui empêche la suractivité sportive est comme un point de fixation à partir duquel je cherche à déplacer cette nouvelle bulle : comment prendre soin d’elle, de son corps ? C’est une régression qu’elle vit  d’abord comme honteuse et persécutante : «  J’ai vu trois personnes pour mon bobo » dit-elle.

Le mot « bobo » venu directement de l’enfance va nous servir de signifiant corporel. Les justifications, les raisons et la signification de son hyperactivité sportive perdent de leur force et leur valeur n’est plus surdéterminée.  La fonction de remplissage du temps de même que la fonction de décharge par le sport à outrance deviennent évidentes : « il y a des limites… cela ne marche plus.. » dit-elle comme si l’enfant en elle le découvrait avec rage et étonnement. Quelques mois plus tard, Claude dira d’elle-même en parlant au passé : « j’attendais de l’autre et je refusais de l’aide ». Puis en parlant de l’avenir : « je suis vulnérable… pour mes activités, il faudrait que je change le curseur de place ».  Je lui demande : « un curseur, pour continuer à mesurer ? ». Progressivement, elle développe des « petits bobos » un peu partout, des tendinites, des douleurs lombaires, des contractures musculaires. Les séances prennent une autre tonalité, plus calme : moins de cris, plus de silence. Comme une voie de sortie grâce à ce court circuit somatique, les douleurs font parler Claude différemment : son corps devient un objet que l’on regarde, que l’on soigne, dont elle s’occupe. Bientôt, elle en perçoit les bénéfices secondaires, l’excitation se calme et se lie.

Les séances prennent une autre tonalité, plus calme : moins de cris, plus de silence.  Comme une voie de sortie grâce à ce court circuit somatique, les douleurs font parler Claude différemment : son corps devient un objet que l’on regarde, que l’on soigne, dont elle s’occupe. Bientôt, elle en perçoit les bénéfices secondaires, l’excitation se calme et se lie. L’Ecole de psychosomatique de Paris parle de paliers sur lesquels un patient peut prendre pied pour rebondir dans ses investissements psychiques. Cela est particulièrement vrai pour Claude : ses « bobos » somatiques lui permettent de passer de l’isolement à la solitude… puis bientôt à des rencontres. Elle ne fonce plus,  prend le temps de rencontrer d’autres sportifs et de discuter, notamment de santé et de problèmes physiques, mais cela peut se faire autour d’un verre, elle peut aller vers les autres et les laisser s’approcher… un peu. Le sport peut être utilisé non plus pour combler un vide mais pour essayer d’élargir son horizon.

L’hyperactivité professionnelle

L’hyperactivité, toujours présente, est soulignée par de nombreux auteurs qui soulignent son implication dans l’économie psychique des patientes et son analogie avec la façon dont la nourriture est ou a été vécue. On note, souvent dès la première séance, que ces jeunes femmes présentent leur hyperactivité avec enthousiasme, la rationalisent et la justifient. C’est comme s’il y avait une surdétermination qui pourtant reflète différents niveaux d’organisation. Un dénominateur commun pourrait être une fonction de remplissage avec création de « néo-besoins » (Joyce Mc Dougall), visant à une sorte de nouvelle régulation du fonctionnement psychique.

L’hyperactivité s’étend sur plusieurs registres, parfois exclusifs, parfois associés, qui tous sont mis au service de la maîtrise du corps comme du fonctionnement psychique. Ce besoin impératif de contrôle qui s’étend à l’environnement immédiat, touche aussi l’environnement professionnel. Leur implication dans leur travail est une voie d’accès à la reconnaissance, dans une forme de « logique anorexique », système bien connu de ces patientes. « Excellente directrice d’équipe ! note le directeur d’une agence de communication, on peut toujours lui en demander plus ». Effectivement, elles réussissent souvent de façon remarquable sur le plan professionnel comme le remarque ce patron qui n’hésite pas à modifier et à repousser les limites du contrat de travail de sa « protégée », louant ses capacités remarquables d’organisation, de rigueur, de précision. Elles se sentent bien vivantes et très fortes ! Et la valorisation, « fierté narcissisante », renforce leur narcissisme bien fragile. Ce pourrait-il être une tentative de sublimation, une voie de sortie d’une logique infernale ? Mais on ne peut qu’en parler au conditionnel. Remarquables donc remarquées par les hiérarchies, cela renforce d’autant leur niveau d’exigence, entraînant souvent ces jeunes femmes dans une spirale infernale, dans l’hyperactivité et la maîtrise, encore et toujours plus. Elles travaillent avec acharnement et certaines vont jusqu’aux limites de leurs forces. N’y a-t-il pas un lien chez elles entre la brutalité de la décompensation d’un épisode anorexique et celle d’un burn-out qui menace ? L’hyperactivité intellectuelle, scolaire et sportive des anorexiques dans l’adolescence a depuis longtemps été remarquée. Chez les adultes, le déplacement sur le plan professionnel, mérite d’être souligné car ce déplacement est toujours valorisé et valorisant. Leur hyperactivité est source de rigueur, de précision avec un sentiment de perfection, une nécessité de rentabilité et donc d’exigences. On peut parler d’un « processus anorexique » renforcé par le sentiment d’être sur le bon chemin  où compliments et récompenses font partie du processus.

Pourtant le danger est réel et c’est bien là tout le paradoxe. En dehors de l’épuisement, le risque d’une dégradation souvent brutale des  relations sociales avec les membres d’une équipe ou des collègues, révèle des angoisses parfois térébrantes d’abandon. La violence fait retour dans cette dégradation, violence contre les autres mais avec le risque de la retourner contre soi, encore et à nouveau. Il y a là quelque chose d’irrésistible qui n’est pas sans rappeler la violence des « entrées et sorties » du corps de l’anorexique, les vomissements, les  violentes crises de boulimie, les évacuations…

« Inexorable et anorexique », dit une ancienne anorexique, et les deux mots se ressemblent par certaines assonances. « Merde ou poison », remarque Vladimir Marinov car effectivement, il y a peu d’intermédiaires.

Et c’est là le travail patient de la thérapie : relever, pointer des « intermédiaires » possibles. « Mon travail, c’est  comme un roudoudou » me dit une patiente. On pense bien sûr au doudou de l’enfant, objet transitionnel qui incorporait l’environnement maternel. Mais son but est perverti : au lieu de libérer l’enfant du lien de dépendance à sa mère, il l’actualise dans le présent avec un soulagement qui n’est que temporaire et ne cache en rien la souffrance. Ces objets « doudou – roudoudou » entrent bien sûr dans le registre des auto-érotismes. Dans un registre oral : le roudoudou, un bonbon dans son coquillage dur comme un contenant  cuirassé. Dans un registre sensitif : le signifiant doux, redoublé dans « doudou », dont l’image enveloppante et rassurante vient immédiatement à l’esprit, image d’objet transitionnel. Le registre de la répétition est immédiatement convié : on le cherche, le perd, le recherche, le trouve, mais change-t-il  vraiment de signification, même minime ? Peut-il être chez l’anorexique, trouvé, créé, recréé, transformé ? Mais n’est-il pas parfois le prétexte à une répétition compulsive sans fin ? La clinique de l’anorexique fait souvent appel à des systèmes de pseudo protection et le corps est fréquemment utilisé comme expression et actualisation dans le soma de conflits insupportables. Les psychosomaticiens de l’Ecole  psychosomatique de Paris ont bien mis en évidence l’importance d’une « économie psychosomatique » avec un court-circuit somatique. La décharge par la somatisation résulte de l’impossibilité de faire face à un conflit interne par la mentalisation : quand la voie de l’élaboration est débordée, les voies de décharge passent par des comportements ou par des somatisations qui peuvent prendre la forme de « maladies à crises » réversibles, souvent bénignes. C’est ce qu’a développé progressivement la patiente Claude, dans une succession de « petits bobos » comme elle les appelle mais qui vont progressivement modifier son équilibre psycho-somatique et lancer ses investissements dans d’autres directions. Les références à l’enfance et à l’infantile sont constantes et on ne peut qu’être frappé par leur grande fragilité narcissique, qu’il leur faut cacher à tout prix.

Le caractère des anorexies

Il semble que la dimension addictive  de l’anorexie   corresponde à une réalité psychique. Les troubles du comportement alimentaire associent toujours des épisodes boulimiques et des épisodes anorexiques. Leur survenue commune chez une même patiente souligne l’addiction à un état particulier, sans intervention d’un substitut ou d’un élément extérieur, c’est une « toxicomanie sans drogue ». Chez les adolescentes anorexiques, des psychiatres tentent même depuis quelques temps des traitements par des molécules comme  Baclofène®, utilisé pour traiter l’alcoolisme et certains résultats semblent prometteurs.

Nous sommes tous sujets à des conduites de fuites addictives (fumer, boire, manger, par exemple) à certains moments de notre vie lorsqu’il  nous devient impossible de contenir ou de faire face à des conflits psychiques ou extérieurs, notre capacité d’élaboration est alors débordée. C’est une solution qui passe par le corps, comme le court-circuit psychosomatique. Mais le comportement  addictif pose problème lorsque l’addiction devient une solution impérative voire la seule solution pour supporter la douleur psychique. On peut évoquer une « économie psychique de l’addiction ». Le pouvoir de l’addiction est augmenté par la dépendance qui entraîne toujours un mélange de plaisir et de déplaisir, d’insatisfaction. Le caractère addictif de la recherche d’un état particulier visant à abaisser le seuil de souffrance psychique présente certainement une similitude avec un objet transitionnel de l’enfance mais il y a un ratage dans le but : celui de se libérer du lien de dépendance à la mère. La nourriture, comme la drogue, ou l’alcool sont censées pallier, au moins pour un temps, une fonction maternelle fictive. Bernard Brusset évoque un processus auto-érotique plus ou moins désexualisé chez l’anorexique. Les objets addictifs sont des « objets transitoires » plutôt que transitionnels, il y a comme un « raté » du transitionnel, avec création de « néo-besoins ». Maurice Corcos évoque  une logique « d’auto-engendrement » dans l’anorexie. Mais peut-on transformer et ré-inclure ces objets transitoires dans une autre logique, celle des objets transitionnels qui ont réellement ce statut, à la fois inclure et se libérer de la mère ? L’anorexie ne met-elle pas en lumière l’addiction à un état, visant à réparer un self endommagé tout en maintenant une illusion d’omnipotence ? Les failles narcissiques de l’anorexique font appel aux images des états limites : le « moi-peau-passoire » (D. Anzieu), les conduites de caméléon, l’adoption d’un faux self (Winnicott), le narcissisme d’emprunt (A. Green). Il y a toujours une tentative de constitution d’un idéal du moi inébranlable, comme une cuirasse, une carapace qui protège du monde extérieur et la maîtrise anale de rétention comme d’évacuation est au premier plan. Ainsi, le comportement addictif à « disposition », peut ou non être utilisé dès qu’il y a menace, c’est-à-dire implication d’un échange avec le monde externe. Notamment dans la relation thérapeutique, ces défenses se rencontrent toujours et suscitent de grandes difficultés : la peur de l’avidité entraîne la limitation de l’investissement et les violents mouvements contradictoires qui animent nos patientes peuvent être la cause de nombreux échecs ou d’abandon du travail analytique. C’est un voyage analytique toujours très risqué !

Quelques pensées pour conclure

Le fonctionnement anorexique est complexe, utilisant des voies différentes et pourtant intriquées. Nous nous demandons si la circularité des causes et des effets à différents niveaux dans les défenses caractérielles ne pourrait pas être utilisée pour une néo-organisation, à condition qu’on puisse les mobiliser. L’énergie libérée peut se déployer vers des relations affectives, des activités sociales, artistiques voire sportives. Il nous faut accepter que ces investissements puissent prendre au début une allure addictive, eux aussi ! Mais ce qui nous semble important, c’est de repérer et de se saisir de ces chemins de traverse même s’il ne s’agit que d’allers et venues, de détours, de boucles, voire de ruses.

Prendre un chemin possible, pas trop éloigné, rassurant, même s’il ne s’agit que d’un pas de côté, un chemin où se perdre n’est pas trop dangereux et où se trouver et se retrouver est toujours possible. Pour l’analyste, accompagner ces patientes dans des chemins de traverse,  c’est aussi avoir confiance dans ces micro-modifications d’une répétition qui n’est « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre », c’est aussi remettre de la libido pour peut- être un jour ne plus se battre contre soi mais pour soi. Emily Dickinson, la poétesse, avait trouvé cette phrase pleine de douceur : « j’habite le possible ». Le titre de ce travail aurait pu être : « les chemins possibles du fonctionnement anorexique ».

Références bibliographiques

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Chabert C. (2000),  Le passage à l’acte, une tentative de figuration ? « Adolescence », Monographie  ISAP.


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Freud S. (1920 g), Au-delà du principe de plaisir, OCF, t. XV, Paris, PUF, 1996.


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McDougall J. (2001), « L’économie psychique de l’addiction » in Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, Paris, PUF (2012).


Pontalis J.B. (1990), La force d’attraction, Seuil, « Petite bibliothèque de psychanalyse ».


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