Clinique projective et corps en souffrance
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Clinique projective et corps en souffrance

Proposer des épreuves projectives à un patient hospitalisé en service de médecine ou de chirurgie peut sans doute surprendre. En effet, si le recours aux épreuves projectives semble aller de soi lorsque la souffrance psychique, bruyante ou muette, inquiète, il peut quelque peu étonner lorsque le corps et ses symptômes, en occupant le devant de la scène, constituent la préoccupation majeure du patient comme des soignants. Dans ce contexte, deux objectifs peuvent pourtant amener le psychologue clinicien à proposer des épreuves projectives : l’un est strictement clinique, l’autre conjugue clinique et recherche.

Des épreuves projectives en clinique médicale et chirurgicale

Avoir mal, très mal, depuis longtemps et consulter dans un centre de traitement de la douleur, être atteint d’une grave maladie susceptible d’entraîner une atteinte cérébrale organique et dans ce contexte être déprimé, être dans l’espoir d’une greffe ou dans le désir de devenir donneur vivant en offrant l’un de ses organes, ou encore être dans l’attente d’une chirurgie bariatrique qui, doublée de l’exigence de changement de comportement alimentaire, modifiera profondément l’image du corps, avoir été victime d’un accident et souffrir de séquelles corporelles et neuropsychologiques nécessitant différentes rééducations sont autant de situations cliniques, comme d’autres encore, où les médecins et soignants somaticiens peuvent – parfois doivent, eu égard à la loi –, demander une « consultation psy ». Celle-ci s’inscrira alors dans une réflexion pluridisciplinaire ayant pour visée la mise en place de stratégies thérapeutiques les plus personnalisées possibles.

En intervenant, le « psy » pose de fait l’interaction psyché-soma et œuvre ainsi à une prise en charge globale du patient. C’est déjà là un grand pas, à même d’ouvrir, en référence au modèle psychosomatique de l’École de Paris, sur l’idée que la maladie, l’expression somatique, ne prend sa valeur que rapportée à l’économie psychosomatique globale du patient, lequel ne peut être appréhendé que comme un tout, un système complexe évoluant dans un environnement avec lequel il tisse des relations tout aussi complexes.

Ainsi, dès 1983, Rosine Debray soulignait la nécessité que le bilan somatique soit complété par « une appréciation générale du fonctionnement du sujet malade, appréciation qui tient compte, d’une certaine façon, des trois points de vue topique, dynamique et économique de la théorie freudienne ». Dans cette perspective, on comprend mieux toute la valeur que peut prendre, chez les patients somatiques, le recours aux épreuves projectives référées à la psychanalyse.

Au-delà des réponses attendues concernant l’existence ou non d’une pathologie psychiatrique, la personnalité du patient, ses capacités d’adaptation à un événement majeur de sa vie telle une greffe, ses capacités de compliance à un traitement à vie, les épreuves projectives complètent, approfondissent les données de l’anamnèse associative et participent à « cette triple appréciation – structurale, habituelle, actuelle – [qui] doit permettre d’évaluer le meilleur niveau de fonctionnement atteint, de même que l’éventuel état réalisant une régression actuelle à l’origine et/ou secondaire à la désorganisation somatique » (Debray, 1996). Une telle approche exige néanmoins de la part du clinicien une connaissance approfondie de ses « outils » et beaucoup de délicatesse dans la façon de mener cet examen. En effet, présenter des épreuves projectives prend, dans ce contexte, une teinte particulière en raison de la situation elle-même et du « matériel » proposé au patient.

Ainsi, pris en charge en service de médecine ou de chirurgie, le patient ne s’attend pas à ce que l’on s’intéresse à sa vie psychique. Et cette attention soudaine, loin de le rassurer, peut parfois accroître un sentiment d’étrangeté déjà bien souvent présent, en raison notamment de la perte des repères familiers liée à l’hospitalisation, voire devenir suspecte. Que voudrait-on lui faire dire ? Le prendrait-on pour fou ? De surcroît, si « parler à.. » peut être pour lui plus ou moins facile mais consiste néanmoins en une activité connue, « passer des tests », et en particulier « imaginer à partir du voir », relève bien souvent d’un monde dont il ne soupçonnait même pas l’existence. C’est dire l’absolue nécessité pour le clinicien d’avoir préalablement travaillé à l’instauration d’une relation de confiance. Au-delà de la spécificité de ce contexte clinique, il se trouve encore que le matériel proposé résonne de manière, elle aussi, particulière. En effet, ce matériel, que ce soit celui du Rorschach ou celui du TAT, confronte le sujet plus ou moins directement, plus ou moins vivement, au corps.

Ainsi le Rorschach, par sa caractéristique manifeste fondamentale – des taches d’encre de construction symétrique autour d’un axe médian –, constitue d’un point de vue latent un appel au corps, lui aussi ordonné symétriquement autour d’un plan médian. Le caractère manifeste des taches, plus ou moins compactes, plus ou moins ouvertes, plus ou moins dispersées, renverra de surcroît au corps en tant que « tout », plus ou moins fermement et souplement délimité et unifié. Cette tension première de la situation Rorschach, toujours forte, n’en sera que plus vive chez des patients hospitalisés pour des problèmes de santé concernant leur corps et dont la prise en charge exige fréquemment le recours à l’imagerie médicale, à des perfusions et injections… autant d’actes qui touchent les limites corporelles. Dans ce contexte, le risque d’une effraction traumatique, d’un débordement par l’angoisse dont peuvent notamment témoigner des réponses anatomiques désorganisées, morbides, ou encore la sidération du fonctionnement psychique, est accru. Et ce d’autant plus qu’une autre caractéristique du matériel, la présence de la couleur rouge à certaines planches, vient elle aussi faire écho à la situation de fragilité actuelle en éveillant fréquemment des représentations massives de sang.

Le TAT est, quant à lui, à l’exception de quelques planches, un matériel figuratif et après la déroutante épreuve du Rorschach, il apporte régulièrement un véritable soulagement au sujet qui retrouve des repères familiers. En imposant au sujet la perception d’ « éléments de décor » mais surtout de personnages, il fournit une forme d’enveloppe perceptive propice au rassemblement identitaire, à la centration narcissique pouvant laisser place aux éprouvés. Cependant, il n’est pas rare que les patients dont le corps est en souffrance expriment leur sensibilité aux corps des personnages représentés sur l’image qui deviennent le miroir ou le négatif de leur état et préoccupations actuels. Ainsi, si l’homme de la planche 2 est régulièrement repéré comme « sain et musclé », « en pleine santé », le personnage de la planche 3BM, comme ceux de la 10, peuvent eux être perçus comme malades ; la planche 13MF convoque, quant à elle, fréquemment le thème du médecin qui vient sauver une femme très malade.

Cette réflexion sur la spécificité de la situation projective quand elle s’adresse à des patients dont le corps est en souffrance invite donc à beaucoup d’attention tant au moment de la passation des épreuves, qui peut s’avérer délicate, que de l’analyse et de l’interprétation des protocoles, qui exigent d’être resituées dans un temps particulier, souvent de grande fragilité, de la vie du patient. Cette attention sera encore requise lorsque viendra le temps d’évoquer avec le patient « tout le travail fait ensemble ». À ce moment, sans négliger ni l’ouverture de pistes d’élaboration recevables pour le sujet ni, le cas échéant, l’ouverture vers une prise en charge « psy », elle deviendra même particulièrement bienveillante à l’égard du narcissisme du sujet, que nous ne reverrons peut-être pas, selon la durée de son hospitalisation. Si dans la pratique quotidienne l’activité du clinicien peut trouver dans cette dernière rencontre un point d’achèvement, elle peut néanmoins parfois se prolonger d’hypothèses de recherche. Dans d’autres contextes, l’objectif de recherche sera premier. Issu d’autres travaux cliniques ou encore de développements théoriques, il déterminera le cadre du travail clinique. Quoi qu’il en soit du sens de la démarche initiale, le dialogue ouvert s’en trouvera stimulé et enrichira l’un et l’autre domaine.

Épreuves projectives et recherche

Sans doute doit-on aux premiers psychosomaticiens de l’École de Paris (P. Marty, M. Fain, M. de M’Uzan) l’introduction des épreuves projectives auprès de malades souffrant dans leur corps. La régulation des excitations, internes et externes, par trois grandes voies, somatique, caractérielle et psychique, les mouvements d’organisation et de désorganisation qui affectent tout un chacun tout au long de sa vie constituent le cadre premier de leur modèle. En reconnaissant à la vie psychique une place essentielle à l’équilibre psychosomatique et en postulant que le travail psychique protège le corps de désorganisations somatiques, ils ont ouvert un vaste champ de recherches aux spécialistes de l’étude du fonctionnement psychique, notamment par le recours aux épreuves projectives. Dans l’articulation clinique somatique, clinique projective et modèles théoriques, de nombreux travaux, en particulier sous l’impulsion de R. Debray, se sont alors mis en place. Il ne peut être question ici de les citer tous, mais indiquer le déploiement de quelques voies de recherches peut être intéressant.

Ainsi, en faisant de la mentalisation un concept majeur de leur théorie, les psychosomaticiens accordent une place centrale au préconscient. Sa qualité fonctionnelle constitue tout à la fois un facteur important de diagnostic au regard de la classification psychosomatique, mais aussi de pronostic selon l’hypothèse princeps d’une corrélation entre un fonctionnement mental défaillant et la possibilité de développer une somatisation, et réciproquement.

Dans cette perspective, les épreuves projectives permettent un travail subtil sur les trois qualités du préconscient : épaisseur, fluidité, permanence. Le Rorschach, en convoquant la constitution d’une figure signifiante (« qu’est-ce que ça pourrait être ? »), se révèle particulièrement précieux dans l’appréciation de l’épaisseur. Métaphore spatiale, celle-ci reflète le nombre de couches de représentations constituées au fil des années. Des indices tels que la productivité, l’appréhension globale sur un mode élaboré, des réponses kinesthésiques ou sensorielles peuvent en témoigner. Le TAT se révèle pertinent dans l’appréciation de la fluidité en tant que facteur dynamique à l’intérieur du pré-conscient. S’agissant de raconter, l’accent est mis sur les processus de liaison. Les récits sont alors le reflet des différents niveaux de fonctionnement mental, de la circulation entre les différentes couches de représentations. Au-delà de la qualité du travail mental (laborieux ? aisé ? dans quelle mesure ?), l’étude des procédés du discours, en référence à la feuille de dépouillement proposée par l’École de psychologie projective de Paris (2003), et de leur succession s’avère particulièrement sensible à l’appréciation de la fluidité. En reflétant la tenue ou l’irrégularité de la qualité fonctionnelle du pré-conscient, la permanence, troisième caractéristique du préconscient, introduit la temporalité. L’attention portée à l’évolution de la qualité du travail mental tout au long des protocoles autorise son appréciation : les mécanismes mentaux tiennent-ils dans le temps ? Ou s’effritent-ils en perdant progressivement de leur vigueur ? Ou encore cèdent-ils brusquement en laissant le blanc de la pensée occuper le devant de la scène ? Ou à la faveur d’une relation contenante et étayante avec le clinicien retrouvent-ils, au contraire, une certaine consistance ?

Les réponses à ces questions confrontées aux autres données des épreuves projectives seront à même de participer à une argumentation diagnostique et pronostique solidement étayée, en apportant entre autres des éléments de réponse à la question d’une possible dépression essentielle. Au-delà, cette méthode clinique, dans la confrontation à d’autres protocoles, peut amener à interroger la théorie, en ouvrant par exemple l’hypothèse princeps de la mentalisation défaillante en en saisissant parfois la valeur défensive. Une telle démarche sert bien sûr l’avancée de nos connaissances.

Ce faisant, les épreuves projectives, en étant centrées sur la qualité de la mentalisation, peuvent aussi servir la recherche dans des domaines connexes, dans la référence à d’autres modèles théoriques. Ainsi, la recherche sur la mentalisation conduit à une action d’approfondissement du travail de liaison entre affects et représentations, dimension essentielle de la connaissance en psychopathologie. Pensons notamment aux développements d’André Green, à partir de ses travaux sur les états limites, sur la clinique du vide, du négatif. Dans cette perspective, les épreuves projectives s’avèrent à même de soutenir le dialogue entre deux champs cliniques, psychosomatique et psychopathologique, partageant une référence commune, la psychanalyse. Au-delà des recherches dans le champ de la clinique somatique, dans celui des échanges avec la psychopathologie et la psychanalyse, le travail avec les épreuves projectives stimule encore la recherche sur les « outils » qu’elles constituent, en les mettant en quelque sorte à l’épreuve de la clinique et de la théorie. Si de nombreuses recherches utilisant la méthodologie projective progressent en appui sur le socle psychanalytique, il en est d’autres qui se risquent dans des chemins moins balisés tels que la confrontation de données issues de deux champs épistémiques différents, par exemple psychanalytique et cognitif. Ces recherches peuvent naître de questionnements cliniques complexes où s’entremêlent troubles somatiques, émotionnels et neuropsychologiques, comme dans la recherche en cours1 auprès de patients ayant subi une commotion cérébrale diagnostiquée traumatisme crânien léger, mais chez qui les troubles persistent des années après le traumatisme, alors que généralement ils disparaissent dans l’année qui le suit. Est ainsi posée la question des liens entre traumatisme physique et traumatisme psychique. Ces recherches convoquent nécessairement les compétences de spécialistes des différents domaines et ne peuvent se déployer que dans la volonté partagée d’un dialogue constructif.

Conclusion

Si la place du « psy » est maintenant généralement bien comprise dans de nombreux services accueillant des patients dont le corps est en souffrance, il revient cependant au psychologue clinicien de prendre l’initiative de proposer, dans un certain nombre de situations, des épreuves projectives aux patients. Leur apport dans la connaissance du fonctionnement psychique est sans égal. À ce titre, elles participent pleinement à une réflexion clinique multidisciplinaire concernant les choix thérapeutiques et soutiennent le travail d’élaboration de l’équipe. Au-delà, elles autorisent dans un dialogue fécond entre clinique et théorie le déploiement de recherches novatrices, qui remettent en question nos a priori et ouvrent à de nouvelles perspectives. Ainsi, en élargissant et en approfondissant le champ de nos connaissances, elles fondent l’espoir d’un bénéfice toujours plus grand pour les patients.

Notes

  1. Cette recherche s’effectue dans le service du Pr.Pradat-Diehl, service de médecine physique et réadaptation, chu Pitié-Salpêtrière à Paris, et réunit le Pr Pradat-Diehl, C. Picq (psychologue clinicienne spécialisée en neuropsychologie), P. Bruguière, K. Benfredj, M.‑C. Pheulpin (psychologues cliniciennes spécialisées en psychologie projective).