Conan Doyle à l’épreuve de Sherlock Holmes
Dossier

Conan Doyle à l’épreuve de Sherlock Holmes

Sherlock Holmes est un véritable mythe séculier et sa célébrité à travers le monde dans différentes cultures est exceptionnelle. Ce succès planétaire met en exergue la compétence exceptionnelle de faiseur de mythes de son auteur, l’écossais Sir Arthur Conan Doyle. Chez les écrivains, on peut facilement en effet distinguer ceux qui ont recours à des personnages mythiques existants (Electre, Œdipe, Faust, Don Juan…) dont il perpétue l’aura, et, ceux, qui donnent véritablement naissance à une nouvelle figure matricielle (Don Quichotte, Robinson Crusoé, Frankenstein…). Conan Doyle est de cette dernière catégorie d’auteurs qui proposent une distribution originale d’éléments constitutifs princeps et méritent d’être honorés d’un véritable talent mythopoïétique1. Des muthopoïos tels Hésiode et Homère que Socrate dans La République souhaite surveiller de près pour distinguer leurs bonnes fables propices à l’éducation des enfants et les mauvaises à écarter2.

Pour autant, ces « faiseurs de mythes » ne sont pas des inventeurs ex nihilo. Doyle en effet avait bien lu les aventures du Dupin d’Edgar Poe et du Lecoq d’Émile Gaboriau 3. Mais, au-delà de ces sources d’inspiration de proximité, l’ambitieux objectif littéraire de la création d’un personnage mythologique séculier impose qu’il soit constitué d’éléments anthropologiques historiquement et socialement génériques et, nécessairement, déjà là dans le tissu culturel et subjectif. Levi-Strauss a souligné à ce sujet la proximité entre le savoir-faire du bricoleur 4 de techniques innovantes qui tire partie des matériaux qui l’entourent et du bricoleur de mythes qui puise dans les « mythèmes » disponibles, ces composantes unitaires fondamentales 5 dont j’explorerai ici quelques figures de proue chez Sherlock Holmes.

L’objectif littéraire atteint n’est pas le bon !


Dans cette surface transitionnelle d’une mythologie séculière oscillant entre plaisir de la fiction fantasmatique et rigueur du principe de réalité, l’épisode de la tentative de mise à mort par Doyle de son héros Sherlock Holmes puis des réactions du public anglais représente un sommet. C’est toujours une grande surprise pour les profanes de l’exégèse doylienne d’apprendre en effet que Sir Arthur portait très peu d’estime littéraire à son héros Sherlock Holmes et préférait de beaucoup ses autres romans. Doyle affirme en 1900 : « Mes plus basses œuvres rejetaient dans l’ombre ce dont j’étais le plus fier ». Certes, le détective mythologique lui avait apporté notoriété et argent qui manquaient cruellement au jeune médecin désœuvré de ses débuts, mais Doyle mettait son ambition littéraire ailleurs. C’est en effet dans ses romans historiques, sa véritable passion, qu’il mettait l’espoir d’une authentique reconnaissance de son origine et de son originalité. Pour Doyle, l’essentiel de lui-même et de son message conscient d’écrivain se trouvait dans ses romans historiques. Or, ces ouvrages étaient, au mieux, des succès d’estime mais, de toute façon, une source de déceptions car ils ne réussissaient pas à reléguer Sherlock Holmes au second plan de son œuvre.

Grand connaisseur de l’histoire, Doyle écrit pourtant de très nombreux romans historiques se déroulant tour à tour pendant l’épopée napoléonienne, au 17e et 18e siècle, au Moyen-âge et à l’époque de l’Empire romain. Doyle rêva en vain durant toute sa carrière d’écrivain de devenir le second « Magicien du Nord », le premier étant  Walter Scott, père d’Ivanhoé et véritable figure mythologique écossaise qui avait bercé son enfance catholique. Pour mettre un terme à ce que Doyle vivait comme une contradiction insupportable entre son désir farouche de s’inscrire dans cette filiation littéraire chevaleresque et le succès impromptu de ce détective rentable, il décide d’écrire une nouvelle où le héros succombe.

En 1893, année du deuil de son père, Doyle assassine donc sa créature Sherlock Holmes dans le numéro 36 du Strand Magazine où il publie Le dernier problème. Doyle se justifie : il qualifie sa production holmésienne écrite entre 1887 et 1893, c’est-à-dire ses deux premiers romans (Une étude en rouge et Le signe des quatre) puis vingt deux nouvelles comme son « œuvre la plus faible » 6. Dans un courrier à un ami, il s’exprime sans détour au sujet de Sherlock Holmes : « Je ne pourrais le faire revivre, au moins pour quelques années. J’ai une telle overdose de lui – comme d’un pâté de foie gras dont j’aurais trop mangé – que l’évocation même de son nom me donne encore la nausée 7». On mesure alors l’ampleur de la célébrité des nouvelles de Sherlock Holmes publiées dans la grande presse en prenant connaissance des réactions du grand public à la suite de ce meurtre de Sherlock Holmes. Doyle reçoit d’innombrables courriers le traitant de « brute » et « d’assassin »8. « À l’instar du prince de Galles se rendant au parlement, les membres de la respectable institution ornent leur chapeau d’un signe de deuil comme une protestation 9». Dans les semaines qui suivent le Strand Magazine perd plus de 20 000 abonnés 10.

L’écart entre l’intention de Doyle d’être reconnu comme auteur de romans historiques et le plébiscite décalé du public des aventures de Sherlock Holmes est ce que j’ai choisi d’explorer dans le cadre de cette réflexion sur la création et ses environnements. De fait, cette tension mérite d’être mise en exergue dans ce contexte car elle illustre combien les contraintes extérieures du milieu ont favorisé « paradoxalement l’émergence de l’activité créatrice 11 » de Doyle. C’est en effet à son corps défendant et sous la pression de sa mère, du public et des réalités financières qu’il a maintenu l’écriture de Sherlock Holmes : c’est donc bien son environnement qui l’a contraint à une créativité qu’il ne reconnaissait pas lui-même.

En d’autres termes, l’écrivain n’est pas maître de la localisation de soi dans son œuvre. Plus encore, ce cas de figure suggère que la reconnaissance du soi d’un auteur peut être précisément cruellement absente de là où son intention consciente (et défensive !) la désigne explicitement. Ce mécanisme psychique de déplacement, de brouillage des limites n’est pas sans évoquer une stratégie inconsciente bien connue du psychanalyste où c’est justement ce qui met en échec l’intentionnalité consciente et rationnelle qui fait sens. C’est donc finalement l’hypothèse d’aventures de Sherlock Holmes considérées chez Conan Doyle comme une « écriture manquée de soi » que je me propose d’étudier ici. « L’écriture manquée de soi » sera à « l’écriture de soi » ce que l’acte manqué en psychanalyse est à l’action, ou encore, le lapsus à la parole : un accident révélateur de la conflictualité inconsciente du désir, une promesse de sens à partir du travail de l’incréé.

Une rencontre mutuellement décisive

Il est essentiel pour bien percevoir la trajectoire globale de l’œuvre holmésienne de Doyle de ne rien perdre du tout premier roman des aventures de Sherlock Holmes, Une étude en rouge, où le récit est au départ centré sur l’inquiétante précarité de Watson « isolé 12» dans la « jungle 13» londonienne sans famille et sans amis. De fait, Watson est un jeune ancien combattant. Il revient de la guerre d’Afghanistan où il a été affecté comme médecin militaire, après une formation de chirurgien des armées. Il a été sévèrement blessé à l’épaule à la bataille de Maiwand et sauvé in extremis grâce à la fidélité de son fidèle ordonnance Murray. Pendant plusieurs mois, il reste entre la vie et la mort et rentre à Londres « la santé irrémédiablement fichue » mais l’humour intact : « Je n’avais ni famille ni amis en Angleterre, et j’étais par conséquent libre comme l’air, ou tout moins aussi libre qu’un revenu de onze shillings et six pence par jour peut permettre à un homme de l’être  ».

Dans ce contexte post traumatique qui confine à la détresse initiale, Watson rencontre par hasard Stamford. C’est un aide-soignant qui a servi sous ses ordres et à qui il peut enfin raconter ses malheurs et, en particulier, la nécessité pour lui de quitter une pension trop onéreuse et de trouver un appartement pas cher. Stamford lui propose alors de rencontrer Sherlock Holmes qui travaille au laboratoire de chimie de son hôpital et possède un grand appartement trop grand et trop cher pour lui.

Au moment précis du premier contact visuel de Watson, Sherlock Holmes procède à des expériences de chimie et pousse un cri de joie : « je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé  ». Certes il s’agit d’un réactif qui n’est précipité que par l’hémoglobine mais d’emblée la mèche est vendue : Sherlock Holmes est et sera désormais précipité par le « réactif  » Watson… ! mais la mise en mot des affects de ce lien sera défensivement évitée par Sherlock Holmes et soigneusement effectuée par Watson.

Une fois installé dans son appartement, Watson tente de justifier sa fascination pour un Sherlock Holmes imprévisible, tour à tour plein d’énergie développant avec maestria sa « science de la déduction » puis broyant du noir, n’ouvrant pas la bouche pendant des jours et se droguant avec de la cocaïne. Watson insiste alors sur le fait qu’avant la rencontre de son co-locataire : sa « vie était alors sans objet » et que « peu de choses retenaient son attention ». Je le cite : « Dans ces conditions, c’est avec avidité que j’abordai le petit mystère qui entourait mon compagnon, et je consacrai la plus grande partie de mon temps à m’efforcer de le débrouiller.  » Voilà formulé sans ambages, combien ce « besoin de savoir 13» porte en germe pour Watson la promesse d’un lien source de dégagement de la dépression et de reconstruction post traumatique.

Le cadre des aventures au 221 bis Baker Street est ainsi posé sur les bases de cette rencontre fondatrice : un jeune homme excentrique « non officiel  », non « conformiste » en regard de Scotland Yard peut inventer la nouvelle profession de consultant en criminologie (consulting detective) grâce à « l’effet Watson 14 » : l’engagement d’un médecin jusqu’alors « sans objet » conduisant sur son co-locataire une enquête psychologique dont ses récits témoigneront fidèlement. Les récits des aventures réactualisent ce lien intersubjectif entre Sherlock Holmes et Watson en déplaçant le site de la crise. Elle n’est plus située dans leur solitude respective mais dans le « problème » apporté par une personne qui vient bénéficier de leur cadre partagé. Watson, consultant médecin, était esseulé, déprimé, transitoirement dans le chaos post-traumatique mais bénéficiant sur le fond d’une bonne liaison symbolique entre affects et représentations dont sa narrativité témoigne. Sherlock Holmes, consultant détective, doué et prisonnier d’une hyperintellectualisation défensive contre les affects de son monde interne était privé de réflexivité narrative. Leur association suspend leur détresse respective et leur permet d’accueillir celle des consultants qui font appel en vitrine à Sherlock Holmes et, de fait à Sherlock Holmes et Watson. Chacune des enquêtes donnera lieu à une reprise externalisée de la séquence de cette rencontre initiale. Tentons maintenant d’en construire plus avant la dramaturgie créative dans le cadre générique de la proposition de R. Roussillon 15  d’un « objet en double » à l’origine des capacités réflexives du bébé élaborant sa dépendance primitive.

Sherlock Holmes et W : réactif et précipité

Entre Sherlock Holmes et Watson, je distingue schématiquement quatre modalités métaphoriques de liens intersubjectifs qui se distribuent chacune entre l’espace archaïque du double et celui, plus différencié et transitionnel, du dyadique et du triadique :

1) l’infans et l’adulte personne secourable (le nebenmensch16) ;
2) le cadet et son frère aîné ;
3) l’impétrant et le maître ;
4) l’analysant et le psychanalyste.

Ils constituent quatre des mythèmes cruciaux du mythe Sherlock Holmes et de son inséparable Watson, au cœur de l’écriture manquée de soi chez Conan Doyle. J’évoquerai ici le premier et le quatrième.

L’infans et l’être-humain-proche

Au fil du texte, Watson s’impose comme un adulte suffisamment bon, empathique dont le regard attentif et émerveillé rend possible et soutient l’observation et la logique indicielle de Sherlock Holmes « seul en présence de Watson ». Là où Sherlock Holmes est insensible, rationaliste et mégalomane suffisant, fasciné et finalement si proche de l’art du crime, Watson est affecté, intuitif, négociateur, chaleureux et gardien de la vie.

Le lecteur accède en douceur aux récits des aventures dangereuses et à la personnalité corrosive de Sherlock Holmes, « la machine à raisonner  » « un penseur froid et pragmatique  » à travers le filtre protecteur de la fonction garde du corps et de l’esprit de Watson que Bion nomme chez la mère « rêverie maternelle » et « fonction alpha »,  à l’égard de son bébé 17.

Dans Le soldat blafard, Doyle précise une autre composante essentielle de cette intendance relationnelle : « Un associé qui prévoit vos conclusions et le cours des évènements est toujours dangereux, mais celui pour lequel chaque développement est une perpétuelle surprise, et pour qui le futur est toujours un livre fermé constitue, en vérité, un assistant idéal  ». Si l’on veut bien se référer à la mythologie psychanalytique, il y a là deux figures parentales clivées : l’orthodoxie devrait me conduire à dire la « mauvaise » et la « bonne » mère mais, comme la suite le montrera, il est important de laisser pleinement ouverte cette distinction au profit de la figure de la personne adulte secourable, le nebenmensch freudien de L’esquisse. Plongé dans le désarroi (« le désaide initial », « l’impuissance originelle »), le nouveau-né accède à l’expérience de satisfaction avec « l’action spécifique » de « l’être-humain-proche ». Dans ce cadre initial, ce n’est pas la personne, mais la fonction qui importe.

Du côté du parent idéalisé…

Le parent donne l’illusion au bébé de créer l’objet qu’il désire, dirait Winnicott 18. Garants de son narcissisme, les parents sont ainsi les premiers doubles et, à ce titre, des « spectres d’identité19», constitués aux commencements de sa seule libido narcissique projetée. Offrant cette sécurité, le double, figure intermédiaire entre l’infans et le non-soi, permet l’exploration objectale. En d’autres termes, le double parental Watson permet à Sherlock Holmes d’explorer le crime. Watson serait alors métaphoriquement le « compagnon imaginaire » bienveillant de Sherlock Holmes, du parent idéal adoré. Avec un parent si mobilisé par la consolidation du narcissisme de son bébé, on est très proche, de nouveau, des propos du psychanalyste Bion20 affirmant « Il faut en premier lieu que l’analyste s’impose (d’une séance sur l’autre) une discipline positive consistant à renoncer à tout souvenir et à tout désir. ». C’est là une sorte de position totalement inversée par rapport à ce que décrit Laplanche avec la « situation anthropologique fondamentale21 » comme caractéristique de l’asymétrie de toute relation adulte/bébé : la séduction où l’adulte est porteur d’un inconscient sexuel face à un enfant « qui n’a pas de montages sexuels génétiques ». À travers ce prisme de l’incontournable séduction anthropologique, Watson, « assistant idéal » censé y échapper, apparaît décidément comme un nebenmensch véritablement parfait et idéalisée pour Sherlock Holmes.

Du côté du parent haï…

Le double identique trouvé-crée par l’apprenti sujet porte le confort narcissique de l’identique mais il porte aussi virtuellement en germe, inévitablement, l’altérité, la différentiation, et la séduction. Dans ces conditions le double peut être « garant narcissique » mais tout autant redoutable « persécuteur 22». Tous les assassins et malfrats des aventures sont à ce titre pour Sherlock Holmes des doubles inquisiteurs pour lesquels sa profonde empathie est la base de sa capacité de simulation de leurs actions maléfiques. Il déclare : « Vous connaissez mes méthodes en pareil cas, Watson : je me mets à la place de la personne et, ayant au préalable jaugé son intelligence, j’essaie d’imaginer comment j’aurai moi-même agi dans des circonstances identiques. » Plus spécifiquement, dans la filière freudienne de « l’objet naît dans la haine 23», Moriarty 24, le « célèbre professeur de mathématiques » « Napoléon du Crime » en serait alors le « compagnon imaginaire » persécuteur emblématique, une figure parentale haïe mais au combien séduisante : « J’avais enfin rencontré un adversaire qui était mon égal sur le plan intellectuel. Mon horreur face à ses crimes se confondait avec mon admiration pour son talent  ». Mais surtout, à l’opposé de Watson (l’associé idéal pour qui tout, venant de Sherlock Holmes, est nouveauté), la proximité entre Sherlock Holmes et Moriarty est telle que ce qu’il fait est très précisément ce qu’il ferait lui-même. Sherlock Holmes peut prédire ce que Moriarty va faire et Moriarty peut prédire ce que Sherlock Holmes va engager : « Que va-t-il faire ? » demande Watson à Sherlock Holmes.


– « Ce que je ferais  » répond ostensiblement Sherlock Holmes.

L’engagement totalitaire dans l’action des enquêtes racontées par Watson est a minima antidépresseur et finalement source de survie pour Sherlock Holmes. Formulé par Watson, cela donne ce tableau : « Les explosions d’énergie passionnée (de Holmes) qui lui permettaient de réussir les exploits remarquables auxquels son nom restera attaché étaient suivies de réactions léthargiques pendant lesquelles il s’allongeait n’importe où avec son violon et ses livres, ne remuait qu’à peine, consentait tout juste à venir s’asseoir à table 25 ».

Du point de vue de Sherlock Holmes lui-même :
« Mon esprit, dit-il, est rebelle à toute inaction. Fournissez-moi des problèmes, donnez-moi du travail, soumettez moi le plus obscur des cryptogrammes ou la plus complexe des analyses, et là je suis dans mon élément. Je peux alors me passer de stimulants artificiels. Mais j’abhorre la morne routine de l’existence. J’ai un besoin impérieux d’excitation mentale. C’est pour cela que j’ai choisi cette profession bien particulière, ou plutôt que je l’ai créee, car je suis le seul au monde . »

Meryl Pinque 26, une exégète affutée commente : « Holmes, lorsque ses facultés logiques ne sont pas mobilisées, est un personnage profondément asthénique, en proie « à la plus noire des dépressions 27 ». L’obsession de la tombe est manifeste dans ce mélange d’accablement, de pessimisme et de désespoir qui le caractérise à ces moments, aussi bien est-il toujours hanté par la mort, en lui-même et à l’extérieur de lui-même.

Pour lutter contre la mélancolie, il appelle le crime, à défaut de le susciter, et s’arrange toujours pour mener l’enquête. Ni victime, ni coupable, son exubérance naît alors de ce qu’il devient une sorte d’intermédiaire, transitant de l’un à l’autre statut. Lorsque l’inaction prend le pas sur l’action, probablement effectue-t-il un trajet identique mais intime cette fois, entre la victime qu’il peut se sentir être ou le criminel qu’il désire parfois incarner : en recherchant inlassablement les causes premières du mal, il est contraint d’embrasser les deux individualités pour découvrir (ou plutôt redécouvrir) la brute que chacun porte en soi. » Dans cette fin de 19ème siècle de « décadentisme victorien », le dandy Sherlock Holmes s’inscrit dans cette exploration transgressive des forces obscures en soi qui constitue l’envers de la tendance victorienne à l’hypocrisie sociale. Conan Doyle, conservateur militant28, peut ainsi écrire et explorer – par devers lui – une part « négative » et transgressive de soi.

L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, la nouvelle publiée par Robert Louis Stevenson en janvier 1886, en constitue une version radicale où les forces du mal et du bien alternent chez le même homme tout en maintenant une ligne de clivage étanche moralement et socialement correcte (idéalisée) entre les doubles : on est soit méchant, soit gentil. Chez Sherlock Holmes, cette exploration des forces inconscientes de destruction se déroule de manière moins spectaculaire (psychotique) mais, finalement, de façon plus proche de la réalité psychique névrotique et limite : les doubles positif (Watson) et maléfique (Moriarty) sont :

– soit liés grâce à la fonction de suture des enquêtes, source de sublimation et de récits par procuration de Watson ;
– soit dans une relation dangereuse où la mélancolie et l’auto-destructivité dominent, toutefois limitées par la narrativité de Watson, dans le meilleur des cas, promesse d’intériorisation chez Sherlock Holmes de
« l’effet Watson » et d’accès à la « phase dépressive » dans la logique de M. Klein 29 ;
– soit clivés en présence du mal et source d’impuissance originelle, d’enfermement dans la « phase
schizoparanoïde 30 »  sinon de mort si l’agent de liaison narratif Watson est absent.

La radicalité de la détresse du héros de la nouvelle de Stevenson et la chronologie de sa déchéance tiennent au fait qu’il est désespérément seul, éperdument et systématiquement privé d’un précieux Watson.

L’analysant et le psychanalyste

La convergence entre la méthode de la psychanalyse et celle de Sherlock Holmes est forte et de nombreux auteurs y ont fait référence : Sherlock Holmes et psychanalystes aspirent à « faire émerger un autre récit, non dit mais inscrit dans le premier, comme le contenu latent du rêve issu de son contenu manifeste, comme le récit final que Sherlock Holmes “déduit” de la première version de l’énigme 31». La grande communauté entre l’enquêteur, le psychanalyste et l’analysant, c’est ce que Sherlock Holmes décrit dans une Etude en rouge  : « La plupart des gens, si vous leur décrivez une succession d’évènements, vous diront quel en sera le résultat. Ils peuvent garder à l’esprit l’ensemble des faits, et s’appuyer sur eux pour affirmer que telle chose va arriver. Rares sont ceux qui, si vous leur donnez un résultat, seront capables de reconstituer mentalement les étapes qui y ont abouti. C’est cette capacité-là que j’appelle raisonner à rebours, ou de manière analytique. ».

Freud lui-même fait allusion avec dérision à cette méthodologie dans une lettre à Jung de juin 1909. Jung est alors aux prises avec sa patiente Sabina Spielrein avec qui il a eu une liaison qu’il vient d’interrompre. Sabina Spielrein décide alors de rencontrer Freud à Vienne. Freud rend compte à Jung d’un deuxième courrier qu’il lui adresse en réponse à une lettre où elle lui livre le nom de Jung : « J’ai répondu à cela de manière extraordinairement sage et perspicace, en ayant l’air de deviner les faits à la Sherlock Holmes d’après des faibles indices (ce qui devait naturellement réussir d’après vos informations), et je lui ai proposé un règlement plus digne, pour ainsi dire endopsychique de l’affaire  ». Dans ce cas, Freud fait semblant à l’égard de Sabina Spielrein de ne pas être au courant de sa liaison avec Jung et de deviner rétrospectivement ce qui s’est passé à partir de ce qui est énoncé au présent. Ici, point de méthode déductive rétrospective, c’est une supercherie à vocation de feinte. Plus significatif encore, cet extrait des mémoires de l’Homme aux loups dans lequel celui-ci discute des goûts littéraires de son thérapeute : Michael Shepherd 32 rapporte les propos de Sergueï Constantinovitch Pankejeff à ce sujet : « Nous en vînmes un jour à parler de Conan Doyle et de son personnage Sherlock Holmes. Pour ma part, j’aurai pensé que Freud n’avait que faire de ce genre de littérature, aussi, fus-je très surpris de constater qu’il n’en était rien et qu’il l’avait lu très attentivement. Le fait qu’en psychanalyse les preuves indirectes soient d’une grande utilité quand l’on reconstruit l’histoire d’une enfance peut sans doute expliquer l’intérêt de Freud. » D’ailleurs, ce goût pour la littérature d’investigation transparaît aussi dans ce passage des Conférences d’introduction à la psychanalyse 33 : « Supposez que vous soyez un détective enquêtant sur un meurtre, vous attendez-vous réellement à ce que le meurtrier ait laissé sa photographie avec son nom et son adresse sur les lieux du crime ? Ne devrez-vous pas au contraire vous contenter de traces plus minces et moins certaines de la personne que vous cherchez ».

En complément et au-delà de cette mitoyenneté entre roman policier et cure psychanalytique, je voudrai surtout pointer ici un autre aspect plus original en continuité avec les figures du double : Watson est métaphoriquement l’analyste du Sherlock Holmes prisonnier de l’intellectualisation, de la rationalisation, de la répression des affects, de l’évitement du monde interne au profit d’une exclusive extériorisation des conflits et d’une militance alexithymique. D’ailleurs, tout au long de ses aventures Sherlock Holmes soulignera sa dette à l’égard de son chroniqueur- narrateur : « Un camarade loyal est toujours utile. Et un chroniqueur plus encore  ». Mais c’est sans doute la formule de Sherlock Holmes « je suis perdu sans mon Boswell  » qui reste la plus narcissiquement emblématique. De fait, James Boswell a écrit une monumentale biographie de Samuel Johnson (1709-1784), l’écrivain anglais le plus célèbre du 18e siècle, et cet ouvrage a grandement contribué à asseoir sa réputation. Le biographe est une figure convaincante du compagnon imaginaire, délicieusement narcissique, de l’écrivain.

Cet « effet Watson » est indissociable de la capacité du médecin à être à la fois attentif et silencieux. Le modèle prototypique est formulé ainsi dans l’homme qui avait la lèvre tordue : « Vous avez un don immense pour le silence, Watson, dit-il. Cela fait de vous un compagnon inestimable. Ma parole, c’est une excellente chose pour moi d’avoir quelqu’un à qui parler… ». Quelques lignes plus tard : « Maintenant je vais vous exposer le cas avec clarté et concision, Watson, et peut-être verrez-vous une étincelle là où tout n’est que ténèbres pour moi ». C’est pourtant régulièrement avec une dérision défensive que Sherlock Holmes formule son attachement à Watson comme on peut l’observer par exemple avec la rivalité fraternelle au début du Chien de Baskerville.

Pour conclure

Finalement, les récits des aventures de Sherlock Holmes offrent au lecteur une grande multiplicité de possibilités identificatoires. Classiquement, on a pu dire que le lecteur, « peut s’imaginer en lecteur génial, a l’instar de Sherlock Holmes, ou bien en lecteur ordinaire, comme Watson 34 ». Au-delà de ce découpage, en posant Sherlock Holmes et Watson comme les polarités d’un lien intersubjectif axial dans l’œuvre, le lecteur peut s’identifier aux mille et un équilibres possibles entre Sherlock Holmes et Watson.

Je viens d’en décrire deux modalités électives : l’infans et l’adulte secourable, l’analysant et l’analyste. Ces formes de liens sont toutes saturées des commémorations de la détresse initiale de l’impuissance à dire de l’infans et celles, traumatiques, en creux de l’infans dans l’adolescent puis l’adulte puis le sujet âgé. Ce sont des variantes de l’asymétrie de la « situation anthropologique fondamentale 35» où l’adulte séduit le petit enfant avec des messages énigmatiques qui vont stimuler sa vocation de détective et son « besoin de savoir 36 » à travers les théories sexuelles infantiles. Mais ce qui est singulier dans la proposition de Doyle, c’est la grande largeur du spectre identificatoire des liens intersubjectifs qu’il propose des plus archaïques des théories sexuelles infantiles aux plus œdipiens sublimés, même si, en étroite continuité avec ce propos, il y a un autre chapitre essentiel à écrire sur la place prépondérante de la morbidité du père de Conan Doyle, Charles Altamont Doyle, dans l’édification de Sherlock Holmes, sa toxicomanie et sa dépendance à Watson. Un lecteur va pouvoir retrouver l’expérience de satisfaction première de l’infans dans la dépendance primitive absolue organisée selon un plaisir « homosexuel primaire en double 37 » à l’origine des capacités réflexives du sujet et de sa tolérance aux conditions de dépendance premières. Un autre rentrera en résonnance avec les déplacements œdipiens opérés dans les conflits fraternels. Un troisième, tel le pionnier en conflit avec la pesanteur de l’orthodoxie, y trouvera la confirmation de la légitimité de son originalité.
Un quatrième, tel l’analysant, y retrouvera tour à tour les multiples avatars de la genèse de la relation d’objet et de ses variations des plus primitives aux plus élaborées. Cette plasticité identificatoire est certainement une des composantes clef du succès de ce mythe séculier. J’ai tenté ici de montrer combien les contraintes extérieures de son environnement ont paradoxalement favorisé cette activité créatrice de Doyle.

Notes

  1. Shepherd M., (1987), Sherlock Holmes et le cas du Docteur Freud, Paris, Flammarion, p.20.
  2. Platon, Rép. 377 a-c, dans Œuvres complètes, tome VI, édition et traduction par É. Chambry, Les Belles Lettres, 1965.
  3. Mais c’est lui qui propose cette version mythique où le détective et le narrateur sont deux personnages distincts et indissociables.
  4. Lévi-Strauss C., (1962), La Pensée sauvage, Plon, p. 26. « Comme le bricolage sur le plan technique, la réflexion mythique peut atteindre, sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. Réciproquement, on a souvent noté le caractère mythopoétique du bricolage. »
  5. Lévi-Strauss C., (1958), Anthropologie structurale, Plon
  6. Le Bret E., (2012), Conan Doyle contre Sherlock Holmes, Paris, Les Edition du Moment, p.124.
  7. Le Bret E., (2012), Conan Doyle contre Sherlock Holmes, Paris, Les Edition du Moment, p.115.
  8. Le Bret E., (2012), Conan Doyle contre Sherlock Holmes, Paris, Les Edition du Moment, p.13.
  9. Le Bret E., (2012), Conan Doyle contre Sherlock Holmes, Paris, Les Edition du Moment, p.13.
  10. Le Bret E., (2012), Conan Doyle contre Sherlock Holmes, Paris, Les Edition du Moment, p.14.
  11. Argument du congrès La création et ses environnements, CRPPC, Lyon 2, 5/6 février 2016.
  12. Doyle A.C., (2006), Les aventures de Sherlock Holmes, Nouvelle traduction, d’E. Wittersheim en 3 tomes, T1, p.5.
  13. Mijolla-Mellor S., (2002), Le besoin de savoir, Dunod.
  14. Meyer-Bolzinger D., (2012), La méthode de Sherlock Holmes. De la clinique à la critique, Paris, Campagne Première, p.163 citant D. Couégnas (2001), « Mise en scène de l’écriture narrative : l’effet W de Conan Doyle » In Fictions, énigmes, images, Limoges, Pulim.
  15. Roussillon R., (2004), La dépendance primitive et l’homosexualité primaire “en double”, Revue Française de Psychanalyse, n°2, vol.68, p. 421-439.
  16. L’être-humain-proche. S. Freud, (1895), « De l’esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1979.
  17. Bion W.R, (1962), Aux sources de l’expérience, PUF, 1979.
  18. Winnicott D.W., (1971), Jeu et réalité, Gallimard, 1975.
  19. Michel de M’Uzan (1974) S.j.e.m. In De l’art à la mort, Paris, Tél Gallimard, 1977, p. 162-163.
  20. L’attention et l’interprétation, Payot, 1970, p. 69.
  21. Botella C. (2002), (dir.) Penser les limites. Ecrits enl’honneur d’André Green. Delachaud et Niestlé. p.280-287.
  22. Couvreur C., (1995), Les « motifs » du double In Le double, Monographie de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, p.19-37.
  23. Freud S., (1915), « Pulsion et destin des pulsions », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
  24. Nom de 2 frères élèves de son pensionnat chez les Jésuites cf. Le Bret E., (2012), Conan Doyle contre Sherlock Holmes, Paris, Les Edition du Moment, p.47.>
  25. Le Rituel des Musgrave.
  26. Pinque M., (2002), Sherlock Holmes : l’ombre du héros. DEA Lettres, Paris VII, p.32. http://www.sshf.com/articles.php?id=26
  27. Les propriétaires de Reigate.
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La création et ses environnements