Corps et contre-transfert
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Corps et contre-transfert

J’ai accepté à la légère de parler de mon propre corps dans la situation de l’analyse. J’ai dû aussi reconnaître l’influence de la corporéité de mes patients sur mon attitude intérieure, il y avait dans le rapprochement entre les deux termes de corps et de contre-transfert comme une évidence. Les mots allaient venir d’eux-mêmes confirmer un rapport si manifeste. Mais les mots ne se sont pas laissés prendre au jeu de la facilité. La distance entre corps et langage s’est de suite dégagée de ma pensée. J’ai peiné comme si mon corps de femme refusait de se couler dans celui de l’analyste. Ou peut-être l’inverse car l’analyste ne devient à y bien penser qu’un attribut de la personne et de son corps usuel. La prison du langage n’enferme pas l’entière vie d’un corps. Le contre-transfert est un concept qui limite injustement le vécu de l’analyste. Vigoureux ou affaibli le corps reste un phénomène mystérieux -qui s’intègre dans ce qu’il est convenu de nommer contre-transfert.

Ma conception du contre-transfert est proche de ce qu’en a écrit Hanna Segal, c’est-à-dire la réponse émotionnelle globale de l’analyste ; la disponibilité à laisser affleurer à la conscience et à utiliser des affects suscités par le patient. Notre approche de celui-ci nous entraînant à éprouver des mouvements affectifs beaucoup plus sensibles que ce que nous nous permettons dans les rapports sociaux ordinaires. Si je tente d’éclaircir mon rapport d’analyste à la personne de mes patients et à mon corps propre je dois reconnaître que quelque chose de moi va m’échapper sous forme d’inconscient.

Il est donc important de reconnaître que ce mouvement intérieur engage la personne totale de l’analyste, corps et âme en quelque sorte. Il est important aussi de se souvenir de la règle de l’abstinence, qui maintient l’analyste dans sa position de neutralité, quelles que soient ses réactions envers le patient. Dès que l’analyste est face à son patient cette règle devient une composante de tous les mouvements intérieurs de l’analyste. Cette réserve fonctionne comme une sorte de contenant qui permet à l’analyste de prendre conscience de son propre contenu affectif en rapport à ce que le patient provoque en lui. Elle oblige à cliver des réactions émotionnelles et en tirer des réflexions qui peuvent profiter au processus du transfert. On peut concevoir ce mécanisme suivant l’analyse processuelle des identifications et des projections multiples qui parviennent à la conscience de l’analyste.

Nous sommes face au ressenti qui nous vient du patient et à l’utilisation qu’il fait de son propre corps dans les séances. Nous ne pouvons pas ignorer notre propre ressenti corporel, qu’il soit vécu comme impassible, ou qu’il mette en question des éprouvés de la part du patient. Quelle place alors accorder à notre corps dans un processus qui semble n’engager que notre personne psychique d’analyste ? La très “surmoïque” règle d’abstinence ne permet guère de nous laisser prendre à l’observation de notre vécu corporel, de bien-être ou de souffrance, de calme ou d’excitation. Notre mode de théorisation dérive donc en grande partie de nos capacités d’élaboration de notre contre-transfert. Et il apparaît parfois que l’analyse se conçoit plus dans l’élaboration de la relation transfert-contre-transfert que dans les constructions de théories destinées à nous défendre de la conscience de notre incapacité.

Avec son bon sens réaliste, Freud a d’abord reconnu la matérialité de chair et de sang de la personne humaine. Et aussi que son destin est lié à son anatomie. C’est donc sur cette base et en prenant en compte ma condition féminine que je peux réfléchir à ce qui est impliqué de mon moi corporel dans mes activités contre-transférentielles. Je parlerai donc à la première personne, quitte à envisager le partage de certaines idées.

La tentation peut être grande, à partir de cette première proposition, de réduire le contre-transfert à des réactions personnelles de l’ordre de l’identification projective. Sans négliger cet aspect des mouvements contre-transférentiels, il me paraît nécessaire de prendre conscience des quelques questions qu’ils posent. Puis-je oser dire que l’analyste a besoin d’être bien dans sa peau pour y accueillir les souffrances de ses patients ? Sa technique paraît avant tout l’usage qu’il peut faire de soi-même. C’est là ce que Freud a découvert. On sait comment Bion et Winnicott, entre autres, ont développé cette idée. Je me suis souvent demandée ce que Freud, malade, pouvait faire de sa souffrance pendant les séances avec ses patients. La durée de sa longue maladie (de 1923 à 1939) fut sans doute un dur calvaire. Il ne supportait des soins que de la part de sa fille Anna, et dut interrompre plusieurs fois ses activités.

En 1913, dans un article intitulé Les débuts du traitement, Freud expose les raisons pour lesquelles il a fait allonger ses patients. C’est essentiellement parce qu’il ne supporte pas d’être dévisagé pendant une journée entière, et aussi parce qu’il craint que son visage n’exprime certaines réactions que le patient pourrait percevoir et interpréter. Nous avons là le principe du vécu contre-transférentiel. En 1922, il écrit Le moi et le ça, en 1923, se déclare la maladie dont il souffrira jusqu’à sa mort. Je ne puis m’empêcher d’imaginer des signaux sensoriels inconscients qui auraient émergé dans ce texte qui s’achève sur la pensée de la “domination des muettes mais puissantes pulsions de mort” qui semblent affaiblir le rôle d’Eros.

Sa grande pudeur ne lui a pas permis de confier ce qu’il ressentait envers ses patients dans ces moments douloureux. Mais si l’on prend en considération les arguments qu’il a donnés auparavant pour allonger ses patients, je peux penser qu’il était irrité par certains à l’idée d’être épié. Nous savons à partir de nombre de ses rêves, combien il était sensible au regard et à ses aspects persécutifs. Il est remarquable que notre conception de la cure analytique a d’emblée adopté cette technique parce que plus facile à pratiquer que le face à face. Cette dernière situation est désormais rangée, par la plupart des praticiens, dans les techniques plus thérapeutiques qu’analytiques. Quelle influence peut-on donc attribuer à la présence corporelle de l’un à l’autre des deux acteurs pendant la séance ?

Au cours de ma réflexion, j’ai bien sûr évoqué Searls et son livre sur le contre-transfert paru en français en 1981. Il relate quinze ans d’expérience. Searls a travaillé surtout avec des autistes et des schizophrènes, ce qui l’a sans doute obligé à une indispensable clairvoyance sur lui-même. Ces catégories de patients suscitent chez l’analyste des réactions assez vives pour qu’elles l’entraînent à aborder les fondements de sa propre vie psychique. Il envisage même, dans une perspective thérapeutique, une phase de symbiose qui soigne aussi l’analyste. Les représentations fantasmatiques du corps y prennent une place importante par la dominance du regard. Ce que j’évoquais au sujet des rêves de Freud, me semble pouvoir se relier à l’angoisse de l’étranger, ressentie chez le bébé vers le 8ème mois. Le visage est, comme l’écrit Winnicott, “ce qui est là pour être vu”. L’enfant ne reconnaît pas la forme, la composition de la face d’une personne nouvelle. J’ai moi-même éprouvé un sentiment d’exclusion lorsque des enfants psychotiques ou autistes ne se reconnaissent pas dans le miroir qu’ils se cachent ou se rejettent brutalement, ou encore qu’ils réagissent par une étrangeté qui les fait hurler. Mon propre mouvement intérieur est alors plutôt le désarroi, une sorte de fuite de moi-même, dans la panique de ne plus pouvoir me reconnaître comme ce petit à qui je m’étais quelque peu identifiée jusque-là. Je retrouve vraisemblablement la détresse originaire que Rank a jugée traumatique. Ce trou noir de l’inconnu de soi-même qu’a reconnu Fr. Tustin. Les formes verbales que j’essaie de donner à mon angoisse ne sont que l’utilisation que je suis apte à faire pour me défendre de cette plongée dans le désert intérieur. Je suis dans l’incommunicable et pourtant j’ai la capacité de partager cette horreur. Je suppose que la racine de mon incapacité à communiquer à ce moment s’inscrit dans la profondeur inconsciente où je refoule mes angoisses primaires. Ce que je ressens vivement à réfléchir sur ces processus, c’est l’obstination de ma curiosité envers ce je ne sais quoi qui lie mon corps à ma pensée et que je vois se construire chez mes patients.

Lorsqu’une sorte de communication directe peut parfois se manifester, il se produit une possibilité plus immédiate de la compréhension des inconscients. Ainsi une patiente dont l’analyse se déroulait avec beaucoup d’empathie de ma part, émettait souvent des bruits intestinaux incoercibles contre les lesquels elle protestait. Je ne cherchais pas vraiment à en comprendre le sens, toute intéressée que j’étais par ce qu’elle me disait de sa mère, pour qui elle éprouvait beaucoup d’amour et d’admiration, et aussi du plaisir qu’elle avait à son contact physique. C’est alors qu’au cours d’une séance, je me mis aussi à émettre des bruits en écho à ma patiente. Celle-ci se mit à rire. Je ressentais une sorte de pouvoir qu’elle aurait exercé sur moi et dont je ne comprenais pas le mécanisme. Je pris cependant assez vite conscience de l’irritation que je ressentais envers l’image de mère idéale que m’imposait ma patiente. Celle-ci ne semblait pas se satisfaire des sensations qu’elle trouvait dans le cadre des séances. Je sentais une dévalorisation évidente de mon contenant maternel et une rivalité féminine d’ordre homosexuel très manifeste. A un niveau plus profond, j’étais identifiée au soi infantile de ma patiente. J’avais introjecté l’image maternelle directrice. Je pus peu à peu faire part de ces relations à ma patiente en transposant en mots nos ressentis corporels communs. Mais à y réfléchir cette transmission directe de corps à corps, d’inconscient à inconscient suppose l’élimination d’un pare-excitation protecteur, et quasiment la transgression de la règle de neutralité. J’ai pourtant de mon corps propre pendant les séances, une apparente certitude de sa stabilité, de ma domination des remous que le patient peut y provoquer.

L’évocation de mes réactions m’a conduite au souvenir de situations remarquables pour moi dans ce registre. Après des vacances hivernales, je reprends mes activités, appuyée sur deux béquilles. Lorsque je fais entrer ma première patiente, elle me jette un furtif coup d’œil et, en s’allongeant, elle remarque : “Vous avez le même pull-over que ma mère”. J’ai failli éclater de rire, tellement la négation de mon état, de l’atteinte de mon corps, était déniée. De ma situation réelle, pas un mot.

L’évidence des contenus transférentiels prit chez moi trop d’importance sur la motricité pour que je revienne sur mes propres réactions. Mais la fuite de ma patiente devant son agressivité m’obligeait à chercher ce qu’évoquait pour elle mon incapacité actuelle. Elle ignorait mes jambes mutilées pour reporter son attention sur mon buste, ma poitrine et retrouver une partie saine de mon corps, pour sauvegarder le bon-sein. Mais elle semblait me jeter au visage sa fureur pour l’avoir abandonnée le temps de mes vacances.

Mon patient peut donc ressentir ou imaginer transférentiellement mon bon état physique apparent comme la garantie d’un corps maternel sécurisant et même soignant. La certitude idéalisante du patient que l’analyste ne peut-être que contenant, donc à l’abri de blessures qui le diminueraient.

La remarque de ma patiente révélait aussi sa culpabilité au sujet des attaques fantasmatiques qui auraient entraîné ma mutilation. Elle mettait aussi de côté ce qui pouvait magiquement concerner le père. Et je crois que cette nuance atteignait chez moi l’écho de sa propre réaction à la perte d’un appui solide. Je ne souffrais pas de mon état et je pouvais donc être présente aux projections de ma patiente. Il m’est bien apparu alors combien, dès le premier regard, la présence physique d’un analyste y compris sa manière de se vêtir, déclenche tout un processus d’associations inconscientes qui pour la plupart sont refoulées mais surtout transférées. Je me souviens avoir été surtout sensible, sur le moment, à l’allusion à mon pull-over. Comme si cette enveloppe pouvait masquer quelqu’autre mutilation plus évidemment maternelle et me rendre en quelque sorte inutilisable pour ma patiente. En fait il s’agissait comme le plus souvent, de ma propre culpabilité relative à cette impuissance dont je donnais la preuve. Impuissance de femme plus encore que d’analyste, de toute évidence.

Quelle que soit sa corpulence actuelle, ma patiente devenait pour moi à la fois un objet de curiosité et un enfant inquiet d’entretenir ou de perdre la présence maternelle. Il est donc remarquable que je porte mon attention, dans cette situation particulière, certes, plus sur ma propre apparence que sur ce qu’il en est de ma patiente. Mon amusement en réponse à sa dénégation note sans doute ma propre résistance à ce que je ressens de moimême : le ridicule de mon état, la perte de ma validité. Le rire est pour moi le déplacement, peut-être, de la déception de n’avoir pas rencontré l’apitoiement auquel je m’attendais inconsciemment et qui aurait manifesté de la part de ma patiente sa participation à ma détresse physique.

Il peut paraître étrange que cette situation m’ait évoqué le mythe d’Eros. C’est l’importance du regard qui me l’a rappelé. Eros apparaît sous la forme d’un jeune homme. Il représente une force attractive, issue du chaos primitif, et qui assure la cohésion et la perpétuité de notre univers grâce à son activité sexuelle. Il ne rejoint Psyché, objet de son amour, que la nuit. Elle ne le voit jamais. Et lorsqu’elle cède à sa curiosité, elle perd l’objet de son désir.

Le cadre de la séance d’analyse classique reproduit quelque chose de ce mythe en ce que l’analyste est caché le plus souvent aux yeux du patient. C’est bien d’ailleurs ce que Freud a recherché en l’instituant. Le patient dispose ainsi de toute sa liberté d’association. La situation peut-elle alors être qualifiée d’érotique ? En réalité ne l’est-elle pas toujours ? Cette disposition permet l’ignorance de la vi e corporelle de l’analyste et la floraison des projections du patient. En évoquant ma perplexité devant mes propres réactions qui m’ont paru si peu évidentes à l’égard de cette patiente, me sont survenues quelques autres questions sur moi-même.

Car je suis ici concernée par mon corps propre, mais aussi par le corps du patient. Ma féminité est sans doute plus engagée en présence d’un homme, bien que ce soit sur un mode différent avec une femme, mais tout aussi manifeste. Quoi qu’il en soit, je me suis souvenue d’une situation contre-transférentielle, remarquable en ce qui me concerne. Un jeune homme très grand, dépassait largement du divan lorsqu’il s’allongeait. Disons que ce serait Pierre. Lorsqu’il était debout, il me dominait bien sûr de sa force et de sa hauteur. Mais j’étais surtout mal à l’aise du fait que le divan que je mettais à sa disposition ne puisse le contenir. Pendant une séance, il me dit rêveusement qu’il pensait souvent pouvoir me prendre dans ses bras en me quittant. Je réalisais alors la densité de mon propre corps, la fragilité de ma petite corpulence, l’incertitude de pouvoir garder une attitude vraiment neutre qui éviterait un passage à l’acte largement regrettable. Il ne se passa rien de manifestement agi. Mais lorsque je reconduisais mon patient à la sortie de la séance, je sentais en moi une sorte de raideur malaisée. Je me souviens que j’ai mis du temps à trouver la phrase qui pouvait faire allusion au souhait de mon patient, à ce rêve érotique qui concernait à la fois mon corps de femme et mon rôle de mère. J’ai évoqué ce que Ferenczi (“L’élasticité de la technique de l’analyse”) écrit du tact avec lequel il est bon de parler au patient. Je décèle en moi une culpabilité de séduire par la simple existence de mon corps. Une inquiétante étrangeté de la séduction, qui découle peut-être aussi du désir de séduire, désir d’être aimée, que l’analyste ressent inévitablement et contient grâce à cette bien utile règle d’abstinence et à l’appel au Surmoi. Mon patient allait-il me juger suffisamment solide pour supporter sa séduction sans lui céder, comme une mère incestueuse ?

Il faut bien reconnaître que le patient émet des messages sensoriels évidents : dans sa manière de se tenir, de se vêtir. Par les odeurs qu’il transporte. Comme cette patiente qui m’a longtemps incommodé par un parfum que je trouvais “scandaleux” ou ce patient qui pendant longtemps a senti l’alcool. Mes réactions son inévitablement d’emblée sensorielles et liées pour moi à des réminiscences de tous ordres, y compris des traces sensorielles archaïques devenues inconscientes. Nous voilà donc confrontés au problème essentiel des limites : limites du corps en soi, limites du transmissible d’un corps à l’autre, limites de la communication et de ce que la règle psychanalytique suppose. Et à ce que le refoulement peut avoir à faire dans le contre-transfert.

J’entendais l’un de nous, il y a quelque temps, faire allusion aux neurones-miroirs, traces perçues scientifiquement sur notre cortex dans une situation de rencontre. Une image corticale représente ce que l’autre personne projette en nous ? ou notre réponse ? Notre contre-transfert serait donc matérialisé dans notre cortex cérébral. Une image symétrique de ce qui se passe chez l’autre. La représentation matérialisée d’une identification projective. La projection irait-elle jusqu’à se refléter matériellement sur notre cortex ? Une telle effraction de mon Moi-Peau peut-elle ainsi se produire et me retirer cette protection ? C’est dans les conséquences affectives de cette situation que se reconnaît l’analyste.

Sans doute aussi suis-je soumise à l’influence de l’un ou de l’autre de mes hémisphères cérébraux selon que mon patient m’adresse un discours que mon penchant personnel me fait entendre soit comme la persistance d’un mouvement préverbal soit comme rangé déjà dans une activité mentale plus élaborée. Or comme je le disais, les mots ont résisté à la pensée lorsque j’ai entrepris cette réflexion sur la place de mon propre corps dans mon activité de psychanalyste, comme si le processus de symbolisation était remis là en question depuis ses bases. Si je me réfère à l’indiscrétion scientifique c’est sans doute que quelque chose d’un ressenti intuitif s’est glissé dans ma question. Une défense contre la pénétration alors que la perception du corps de mes patients comme de mon propre corps repose le problème du toucher sous toutes ses formes.

Dans son livre sur le transfert, Michel Neyraut considère qu’on peut admettre que le contre-transfert précède le transfert. En effet l’espace, les meubles et les objets disposés pour recevoir un patient impliquent l’analyste dans son rôle. La réalité le contraint à se concevoir comme un objet parmi d’autres, un support animé des projections transférentielles de son patient. Ce lieu prédisposé pour un accueil représente dans l’immédiat, pour moi femme, l’aspect inévitable d’un intérieur maternel, ou féminin. Dois-je alors tenter d’annuler quelque chose de la réalité de mon être sous prétexte de neutralité ? Faut-il refouler ce que je perçois de moi par le développement du transfert dans lequel va patauger mon patient ? L’étayage que je suis susceptible d’apporter aux conflits de mon patient repose sur ma propre analyse de moi-même et ma recherche permanente de neutralité, même si comme l’écrit justement M. Neyraut : “il n’existe pas d’écoute neutre”.

Considérant le rapport du corps et des transferts, je ne peux pas échapper à la notion de séduction, notion qui évoque bien l’entrave à la neutralité. Lorsque Pierre me provoque en attaquant par la séduction mes retranchements d’analyste, je subis sa séduction et par identification projective, je me trouve immédiatement coupable de cette même séduction à son égard. L’effet de surprise qu’a eu sur moi l’évocation d’un corps à corps, agite en moi des mouvements contradictoires. Je suis soumise à l’expérience qu’a décrite D. Anzieu dans “le Moi-Peau” et qu’il nomme le double interdit de toucher. L’allusion au contact possible de mon corps éveille une résistance en moi, en même temps qu’un vague désir. En effet l’excitation produite en moi par l’évocation amoureuse de mon patient s’engage dans deux directions pulsionnelles : la sexualité et l’agressivité.

La sexualité inévitablement liée à la différence sexuelle entre Pierre et moi. La différence d’âge aussi, car il est plus jeune que moi. Cette réalité entraîne une autre réaction, défensive contre une situation purement oedipienne et je ressens de l’agressivité contre ce comportement séducteur. C’est alors que s’impose l’argument surmoïque du double interdit du toucher : vers l’intérieur de moi je dois renoncer au plaisir érotique. Vers l’extérieur ne pas punir mon patient de ses fantasmes à mon égard.

Les analystes qui travaillent avec des petits enfants autistes ou psychotiques, savent tous combien le contact corporel est à la base des évidences transférentielles. Tant qu’il n’ont pas pris des distances justifiées avec la fameuse règle d’abstinence ils sont en permanence replacés devant des problèmes de culpabilité, de surmoi, de moi idéal. Cependant depuis M. Klein, bon nombre d’analystes célèbres ont privilégié la vie du corps dans la construction du psychisme infantile. Nous pouvons nous référer à M. Mahler, D.W. Winnicott, D. Meltzer. Peu importe lequel répond le mieux à nos efforts de compréhension de ce problème. Quant à ma propre perspective sur la question, elle m’entraîne à penser avec M. Neyraut que notre contre-transfert préexiste à la rencontre.

Si nous considérons le contre-transfert comme un état intérieur mobilisable, les fondements de notre intérêt pour les enfants en construction reposent évidemment à mon sens sur des identifications archaïques : le souvenir ou la recherche des premiers contacts extérieurs avec le corps maternel : odeurs, toucher, première tétée. Tout ce qui attache le nouveau-né à son propre corps, aux sensations de sa vie, aux nécessités de sa survie. Les enfants dont nous avons le souci sont restés en détresse faute d’un amour maternel initial. Enfants non désirés ou que la mère ne peut accueillir dans sa propre difficulté à vivre. Nous partageons alors ce que Ferenczi voyait comme “une question de tact”, “la faculté de sentir avec”, de “supporter une souffrance”. La technique de l’analyse lui parut déjà pouvoir être “élastique”. C’était en 1923. Depuis, D. Meltzer (par exemple) a développé une théorie de la sensorialité infantile dont les images font appel à l’intensité de la recherche du corps maternel chez l’enfant malade psychiquement.

Hommes ou femmes, les analystes qui se préoccupent de ces enfants mettent à leur disposition un contre-transfert dont la forme précède les différenciations sexuelles adultes. Nous utilisons des capacités d’identifications antérieures à la différenciation, à la désintrication des pulsions entre vie et mort, au ressenti de la détresse primaire. Ce que notre propre analyse nous a permis d’aborder et de surmonter. Ce ne sont pas des capacités de maternage dans le sens adulte que nous mettons en œuvre. Mais plutôt notre possibilité de régression. L’utilisation de traces sensorielles archaïques qui ne se sont pas fixées chez l’enfant souffrant. Notre propre plaisir réside alors dans la jouissance inconsciente que nous éprouvons à sentir la solidité de notre attachement basique.
J’ai eu la possibilité de m’occuper à l’hôpital de David. Un petit garçon qui avait cinq ans lorsque je l’ai rencontré. Brun, solide, la bouche ouverte et silencieuse, le regard vide, sans un geste -agité par moment de manière incompréhensible pour l’entourage. Une mère folle -insaisissable, une anamnèse impossible. Nous allons nous lier pour plusieurs années. Pourtant notre première rencontre était incertaine. Je parlais doucement de je ne sais plus quoi devant un enfant raide, un regard sans fond où rien ne se reflétait, comme absent de ce miroir maternel primordial que nous connaissons. Il ne s’est pas enfui. Ce genre de visite dura des semaines. Je restais à distance, David semblait m’attendre. Si je peux exprimer ce que je ressentais alors envers l’enfant c’était un grand désir d’être reçue par lui, de lui plaire, en un mot de le séduire et de lui faire ressentir la tendresse qu’il rencontrait en moi. J’avais le sentiment d’apprivoiser un animal sauvage sans ressources. Je craignais toujours qu’il s’enfuie si j’approchais de lui. Peu à peu je pris conscience que son regard guettait mon arrivée. Pas orienté par mon visage, mais vers une globalité de ma personne. Comme s’il butait sur quelque chose de solide qui faisait peu à peu écho à une conscience de soi.
Un long épisode de nos rencontres fut centré sur le chemin que nous faisions dans les bâtiments de l’hôpital pour rejoindre la pièce où je le recevais. J’avais alors une petite Fiat 500 dans laquelle David était monté avec une joie évidente dès la première fois. Il s’y tenait bien raide, assis à côté de moi, sans tourner la tête. Sa satisfaction m’évoque le bien-être du foetus dans un intérieur maternel dont j’étais à la fois le contenant et dont je partageais l’espace. Mon contre-transfert se composait aussi de cet appendice matériel qui était ma voiture et qui m’identifiait à l’enfant. Ce contenant excitant qui me donnait aussi le partage des sensations corporelles voisines à la fois de celles d’une mère enceinte et d’un enfant porté.
David changeait lentement. Il osait toucher la pâte à modeler pour en tirer les ficelles que nous connaissons tous mais qui me paraissent des liens possibles et fragiles. Un jour, David se rencontra dans un miroir qui traînait sur la table. Il hurla de terreur et se précipita sous la table -j’étais décontenancée- terrorisée moi aussi par son cri qui m’évoque le célèbre tableau de Munch. Il me semble comprendre qu’il n’était pas installé dans son propre corps. Il n’avait pas accès à cette double enveloppe composée de mon propre corps, de ma voix, de mes odeurs, ce qui pouvait entrer et sortir avec lui du cocon de ma voiture. Ma disposition intérieure à ce moment me paraît avoir été de l’ordre de la gestation. Mon désir à l’égard de l’enfant était empreint de sentiments d’impuissance, de méconnaissance de l’étrangeté d’un autre. Curieusement, rien de ce que je repère en moi ne me semble lié à la féminité en tant que différence sexuelle, si ce n’est cette capacité de contenance de l’ordre du maternage que je peux partager avec mes collègues masculins. J’ai tendance à penser que cette possibilité est liée plutôt à nos capacités de régresser sans terreur, à nos identifications, aux besoins de survie, à une excitation spécifique destinée à susciter et entretenir les contacts premiers avec un corps maternel qui persiste à communiquer la vie et à susciter un ressenti de sécurité malgré la différenciation.
J’ai l’impression de ne pas avoir exprimé les aspects négatifs de mon contre-transfert, sans doute n’ont-ils pas été dominants. Ils peuvent réapparaître. L’emprise du corps est sans aucun doute une donnée essentielle dans notre fonctionnement d’analyste. Bien des aspects différents ou complémentaires des cas particuliers de ce qu’ai abordé ici peuvent nous apparaître encore.