De Noël à Pâques, le temps du remplissage : Commentaire sur les productions de Pauline en art-thérapie
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De Noël à Pâques, le temps du remplissage : Commentaire sur les productions de Pauline en art-thérapie

– Pauline : « je vous préviens, pour Pâques, je veux des vacances ».

– Dr V. : « dans ce cas on peut prévoir une sortie ».

– Pauline : « c’est vrai ? dit-elle le visage rempli de joie ».

Un des principes fondamentaux du traitement institutionnel de l’anorexie consiste à laisser le temps aux patients d’atteindre le poids cible fixé à l’entrée. Pauline stagnait depuis des mois entre 1 à 2 kg en dessous de ce poids conditionnant la sortie. Après ce dialogue, quelques semaines avant les vacances de Pâques, elle atteint le poids cible pour sortir.

De Noël à Pâques, l’hospitalisation aura duré plus d’un an, le temps de faire reculer le vide du silence logé dans son corps. Ce qui l’a remplie ? Certainement le principe de vie qu’elle accueille en elle et qui l’a fait grossir. Cela s’est passé entre Noël et Pâques, deux moments à très forte charge symbolique dans notre culture.

Pauline est arrivée en décembre dans un état de dénutrition extrême, conséquence d’une anorexie mentale implacable. Son hospitalisation aura permis une reprise pondérale très progressive jusqu’à un poids normal. Ce qu’il y a de particulier dans cette situation, au regard d’une publication, concerne sa valeur d’exemplarité, l’illustration d’une problématique générale dont nous ne retiendrons uniquement que la dynamique de remplissage au travers de la séquence temporelle de ses productions en art-thérapie.

Scène adolescente au rythme des saisons

Ce qu’il a pu se passer entre le solstice d’hiver et l’équinoxe de printemps n’apparaît pas au demeurant comme relevant d’une raison astrale. Cette référence ne se justifie a priori que par la coïncidence temporelle entre un intervalle scandé par deux moments symboliques dans la vie sociale et une évolution clinique, centrée sur le corps, aux déterminants multiples. Cependant, la vie biologique n’a en soi aucun sens, c’est pourquoi les changements physiques au cours de la vie, jusqu’à la mort, ont toujours été accompagnés de rituels pour aider les hommes à gérer l’impact des transformations1. L’intervalle entre ces deux temps astronomiques a toujours influencé les hommes, autant par les changements climatiques qu’ils ponctuent, que par l’impuissance à laquelle les renvoie le combat entre la vie et la mort. Quand se déploient les forces colossales qui font souffler le vent, chasser les nuits, chauffer les rayons du soleil, jusqu’à faire naître les bourgeons sur le vert des arbres, les habitants de la terre se rappellent que la Nature est l’ordre du monde. C’est en quelque sorte le principe directeur, ce qui sur Terre insuffle la vie, ou la plonge dans le froid de la nuit hivernale, qui rentrera dans l’ordre du sens et sera renvoyé aux histoires des forces célestes, qu’on appelle les mythes. Or, le changement des saisons rencontre ici les transformations pubertaires et leurs cycles lunaires. Dans notre histoire avec Pauline, ce fût ce temps saisonnier, ordonné par le soleil, qui a rencontré le cycle de la lune qui commande la ménarche. L’ordre de grandeur est tel, qu’on hésite à envisager l’influence des ces temps symboliques dans la relance du cycle de la biologie tel qu’il a été observé chez cette jeune fille. L’humilité dans laquelle nous laisse l’évocation astronomique et céleste, pourrait nous conduire à ne voir dans l’évolution de cette prise en charge que des raisons biologiques pour rendre compte de la prise de poids et rabattre l’action sur un seul mot : grossir. Or, la biologie n’a d’autre sens que celui qu’on veut bien lui concéder.

En entrant à l’hôpital en période de Noël, et en sortant à Pâques, le sens invoque l’ordre symbolique et les rites où, à partir des récits mythiques2, ils se scénarisent. Toutefois, rabattre la question de cette évolution sur le problème du sens demeure confusionnant si l’on n’amène pas deux précisions : premièrement, qu’il demeure de l’ordre de la linguistique que de considérer que la signification relève autant du registre symbolique que littéral, et deuxièmement, que la clinique des troubles des conduites à l’adolescence prend volontiers la forme d’une mise en scène où le contexte rentre en résonance avec l’inconscient3. Les éléments qu’on pensait jusqu’alors accessoires s’invitent sur scène et entrent dans la danse onirique des symboles, dont on discernera les correspondances pour peu qu’on réussisse à en décrypter la signification. En effet, se référer ainsi à cette part symbolique, suppose que le sens ne soit pas donné d’emblée mais se devine, comme dans les rêves, dans l’agencement des symboles. On peut alors considérer que la part de mystère des rites saisonniers, comme des rites en général, correspond à l’ouverture aux possibles dans le domaine de la signification. Ici, il y a d’abord le temps des saisons et leur pendant rituel et ce qu’ils disent à propos de la question du remplissage, puis le fil de la figuration de la production artistique, qui contient une interprétation du vécu dans l’œuvre. Sur ce deuxième point, la production artistique renvoie à une forme et à une signification que la patiente tente, avec l’aide de l’art-thérapeute, de se donner à elle-même de ce qu’elle vit. Cette auto-interprétation peut nous permettre un commentaire, qui pourra être considéré comme l’interprétation d’une production sublimatoire, mais qui, au fond, se veut avant tout un petit récit, comme un témoignage de ce parcours, dans la mesure où le récit noue l’expérience et le temps4.

Noël

C’est dans le froid des jours sombres que Pauline est hospitalisée, quelque jours après Noël. Dans les semaines suivantes, elle commence son travail créatif en art-thérapie, figurant des bustes impassibles, des personnages en photophores creux qui attendent la chaleur d’une bougie.

Noël célèbre la survivance des enfants lors du solstice d’hiver. Comme le rappelle Claude Lévi-Strauss dans son interprétation du rite du père Noël, ce personnage si sympathique et généreux doit autant aux évolutions récentes sous l’influence de la culture américaine qu’à sa généalogie médiévale et antique. Son analyse montre la transaction à laquelle se livraient ses formes précurseuses : les cadeaux aujourd’hui destinés aux enfants, revenaient autrefois aux morts pour respecter la vie des vivants5. La menace toujours présente du souvenir des enfants morts, exige des offrandes pour épargner les petits ayant survécu jusqu’à ce moment de l’année. La chrétienté a pu nous faire oublier les fêtes païennes par des épisodes du récit biblique, sauf qu’il persiste la célébration de ce moment de survivance infantile transposée dans la naissance de l’enfant Jésus accueilli par les cadeaux des Rois mages. On peut penser que pendant des millénaires cette période, où la nuit envahissait le jour, a pu se montrer particulièrement cruelle avec les enfants. C’est dans ce contexte que Pauline arrive à l’hôpital, envahie par le silence des appels des enfants morts, menacée par le mystère de Noël. Notre « petite fille aux allumettes », n’arrivait plus à se réchauffer avec du pain ; hantée par le souvenir de sa grand-mère maternelle, dont on retrouvait la trace du deuil sur sa courbe de poids par un décrochage à l’âge de 10 ans, il y a quatre ans déjà, et qui semblait agir encore en la tirant silencieusement vers le bas aujourd’hui.

Il aura fallu deux fois neuf mois à Pauline pour laisser derrière elle cette petite fille et s’imposer peu à peu comme jeune fille vis-à-vis des hommes. Les photophores ont accepté petit à petit la lumière chaleureuse en elle. Parallèlement, un fil se tisse entre le silence du passé, où elle n’a jamais rien dit de ses tourments, et la violence des émotions, qui ont rarement trouvé les moyens de prendre forme, d’être canalisées. La prise de poids se fait à coups de fourchette, avec des victoires et des défaites, des mets comestibles et des plats interminables. La courbe pondérale avance avec une régularité métronomique, la dénaturant au point de la transformer en droite. Celle-ci suit une pente douce en dehors des coups de freins, à chaque fois qu’il y a la sortie qui se profile. La pente n’est plus douce du tout, elle se fait dure, la droite s’horizontalise désespérément. Le temps s’étire, se détend ?

Pâques

Arrivée à la période de Pâques, les choses prennent forme, des vacances, des cours en dehors de l’hôpital, aller au bout du chemin pour pouvoir sortir.

Or, comme le rappelle Philippe Walter, Pâques signifie « passage », celui de l’hiver au printemps, celui de la mort à la vie, passage de la mer Rouge pour la Bible6. Ce n’est pas par hasard que le christianisme soit venu imposer la passion du Christ et sa résurrection. Ce passage connaît des rituels autour de l’alimentation, celui de l’agneau pascal, du pain sans levain du judaïsme qui aura ensuite imposé le repas eucharistique avec son fameux : « ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Si bien que pour Walter, le sacrifice christique pourrait être considéré comme substitution de celui de l’agneau dans un rituel cannibalique incorporant le principe de vie, dans une véritable quête d’immortalité. Autrement dit, lors de cette période pascale, en reliant les aliments au principe vital du monde, les repas ont acquis une valeur symbolique leur accordant le pouvoir de ressusciter les morts. Chez Pauline, comme pour bien d’autres dans son cas, la vie est revenue en mangeant. Mais la condition de cette ingestion se situe dans les capacités du corps à pouvoir accueillir l’aliment qui amène la vie en elle. Or, l’image du corps christique supplicié dit bien l’indistinction entre manger et être mangé, donner sa vie ou la recevoir, qui renvoie à l’indécidabilité de l’appartenance du corps. Ce qui la particularise serait d’avoir attendu cette période printanière pour symboliser une scène créatrice d’elle-même. Car ce passage est aussi celui marqué mythiquement par l’œuf, d’origine probablement païenne, il reste encore vivace aujourd’hui dans les rites en chocolat. Evoquer sa présence derrière la passion christique, met l’accent sur la renaissance et la création pascale. A cette occasion, elle aura consisté à emprunter le chemin de croix symbolique qui mène au sacrifice pour pouvoir se réinventer subjectivement – véritable résurrection – qui est aussi acte de création. Faire de son corps un espace propre serait-il obtenu au prix du sacrifice ?

Pauline a trouvé à l’hôpital un espace créatif. Avec l’aide des art-thérapeutes, elle se donne l’occasion de se réinventer. D’abord en remplissant ses personnages, puis en abordant le corps féminin, jusqu’à la femme enceinte. Rappelons que cette production coïncide avec la finalisation d’une maison, qu’elle fabriquait en parallèle avec une autre patiente. Soudain le corps est devenu un espace habitable.

Symboliquement, l’œuf est aussi une histoire de féminité, d’abord du point de vue biologique, en considérant le roc qui distingue homme et femmes, petite fille et femme, mais aussi du point de vue symbolique. Si bien que derrière la création de soi et son mystère se cache le féminin de l’enfantement. A ce niveau, se rejoignent le devenir femme, la naissance et l’enfantement. Quand manger rituellement l’œuf de Pâques dérive des mythes structurant l’originaire, on célèbre par la même occasion la création et le devenir femme qui passe par l’enfantement. On remarque que la possibilité de « se reproduire » dit bien, là encore, l’indistinction fondamentale entre la vie reçue et sa propre conception, la création de soi et celle du don de vie, entre la vie qu’on accueille en soi et la création qui en émane. La progression du travail de symbolisation figurée jusqu’à la grossesse par Pauline, conduit à concevoir le corps de la femme enceinte comme un lieu, une enceinte fermée, un œuf clos. La figuration de l’acte sexuel, à l’origine de cette conception, serait celui d’une création prolongement de soi-même, cela définirait un sexuel narcissique, renvoyant à la parthénogenèse -qui ne serait plus du sexuel- sauf, qu’en se référant au cannibalisme, il renvoie à une conception orale, c’est-à-dire par incorporation d’un autre7. On voit là la menace qui émerge sous les traits de Méduse. Or, le modèle étant celui du cannibalisme, l’acte de détruire fait partie intégrante de l’action de créer en transformant ce qui est ingéré du corps de l’autre pour le transformer en soi. C’est précisément ce qui est en question.

La Pâques serait le moment créatif par excellence qui ouvre à cette possibilité pour peu qu’il y ait acceptation du principe vital. C’est par lui qu’est introduite la section du sexe, qui suivant son étymologie – section -, coupe la clôture narcissique et l’enceinte familiale, jusque là marquées par le silence. Le principe vital serait consubstantiel de cette ouverture. C’est pourquoi la femme enceinte n’est pas seulement un lieu, un contenant, mais aussi la représentation d’une grossesse, en tant que conception, qui se réfère à l’œuf. Le thème de la fertilisation des cultes du lapin distribuant des œufs, n’a probablement pas échappé à la mythologie chrétienne bâtie en recyclant le paganisme, puisque c’est aussi en cette période qu’elle situe l’Annonciation.

L’Annonciation

Le printemps est aussi l’Annonciation, ou l’épisode biblique au cours duquel Marie devint mère. Avant même de devenir la femme de Joseph, Marie assume la conception hors mariage, telle que cela lui a été annoncé par l’Archange Gabriel neuf mois avant Noël. Comme en témoigne les productions en art-thérapie, il est possible que Pauline y ait pensé à la fin de son parcours, puisqu’elle s’est inspirée de ce couple mythique, et y a fait converger les transformations de son personnage féminin pour le faire devenir mère et créer une sainte famille. Pour ce faire, elle aura accueilli dans ses modelages le principe vital, en figurant la grossesse, moment précis de cet accueil. De la sorte, elle a fait rentrer en jeu la perspective, une troisième dimension ; en particulier dans son centaure, qui renvoie à l’originaire comme l’Annonciation représente, au cours de la Renaissance Italienne, le mystère de l’incarnation8. En effet, c’est en partie à la peinture de la Renaissance italienne que l’on doit d’avoir reconnu l’importance de cet épisode et sa référence à l’originaire, en la représentant sous une forme révolutionnaire : la perspective. Avant le florentin Filippo Brunelleschi, inventeur officiel de la perspective en peinture (1427), c’est dans la série des Annonciations qu’est introduite progressivement cette construction picturale. Cependant, ce n’est pas la prouesse technique qui est au travail, ces tableaux des grands maîtres italiens jouent sur la perspective pour rendre compte d’un point de fuite où se loge le mystère9. C’est pour rendre compte de ce principe de vie, dans son entière abstraction qu’il s’introduit en peinture en tant que point de fuite, ce qui dans le dogme chrétien se nomme l’incarnation10. Or, ici, dans le parcours de Pauline, le premier niveau de cette perspective se joue dans la mise en abîme de se représenter dans le ventre de sa mère, tout en s’imaginant enceinte. Dans le regard du thérapeute, dans son regard vis-à-vis de ses productions, dans ce que ses œuvres disent d’elle, le rapport spéculaire maternel est ici ce qu’elle reconstruit. S’élabore une image d’elle dans ses rapports à l’autre en deux dimensions. Pourvoir accueillir le principe vital en elle par la bouche, dépend de la possibilité, par le jeu de miroir, de se représenter dans le ventre maternel. Rappelons que justement ce moment précis correspond à la possibilité d’imaginer des murs dans la maison qu’elle s’est construite. Revenir dans une maison sécure soutenue et reconnue, sans se faire dévorer par sa mère, avoir un lieu qui ne soit pas l’antre maternel, n’est possible que sous condition. Alors, la perspective peut entrer en jeu, corrélativement à l’établissement du rapport spéculaire. Elle introduit le mystère du sexe dans la conception en tant que nouvelle perspective justement. Cela constitue une troisième dimension, qui réorganise la problématique en créant des distinctions : se dissocient l’incorporation de la conception, le miroir du cannibalisme, l’introjection de l’incorporation. Le principe vital qui fertilise est renvoyé au sexuel, mais pas dans sa dimension biologique, ou charnelle, mais au niveau symbolique, qui passe par le verbe. On ne connaît pas l’origine du langage, mais il nous définit et nous constitue.

Dans cette histoire, nombreuses sont les hypothèses pour rendre compte du remplissage par le principe vital, mais on pourrait en retenir une : celle qui nous est proposée par l’autre élément central de l’Annonciation, celui des paroles de l’ange à la Vierge : « rien est impossible à Dieu qui est tout verbe »11. L’incarnation serait ici la possibilité qui lui aura été donnée de se dire, de se penser dans des mots plutôt que dans un corps, en sortant du monde du silence pour se raconter dans un récit, qui va des origines à celui du devenir femme. Le mystère du principe vital serait renvoyé à celui du verbe. En effet, ce récit est passé par des mots et des symboles, figurés dans ses productions, constituant le processus thérapeutique. Cette possibilité aura été celle d’un espace subjectif, d’une distance à l’imago maternel, dans l’ordre du monde paternel, celui qui sépare par s mots, par le dispositif institutionnel : l’accueil, la relation, la continuité, ordonnée par la verbe qui fait autorité : en bref, la vie sociale.

Notes

  1. Van Gennep A. Les rites de passage, (1909), éd. Picard, Paris, 1981.
  2. Ces récits seraient le produit d’une sorte de syncrétisme qui s’est construit tout au long du Moyen-Age entre les cultes chrétiens et païens. La persistance de ces références mythiques se révèle dans les traces rituelles. Les premiers prenant progressivement le pas sur le deuxième en inscrivant ses propres célébrations rituelles sur des temps originairement dévoués aux cultes préchrétiens, d’après Philippe Walter.
  3. Votadoro P. « Clinique du pouvoir à l’adolescence. », Enfances & Psy 3/2007 (n° 36), p. 154-164.
  4. Ricœur P. Temps et récit 3, le temps raconté, Seuil, Paris, 1991.
  5. Lévi-Strauss C. « Le Père Noël supplicié », Les Temps Modernes, n°77, 1952, p. 1572-1590
  6. Walter Ph. La mythologie chrétienne, fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Imago, Paris, 2015.
  7. qui pourrait être ici de la famille, le thérapeute ou de l’institution…
  8. L’archange Gabriel annonce à Marie, jeune vierge juive, qu’elle a été choisie entre toutes les femmes pour concevoir un enfant du Seigneur ; après avoir manifesté une légitime surprise, Marie accepte et autorise du même coup l’Incarnation divine.
  9. Arrasse D. « Perspective et Annonciation », Histoires de peinture, Gallimard, Paris, 2004, p.73-85.
  10. Dogme chrétien selon lequel le Verbe divin s’est fait chair en Jésus Christ.
  11. Phrase écrite en lettre d’or en latin sur le tableau de Ambrogio Lorenzetti, l’Annonciation de 1344.