Dépressivité et dépression paternelles périnatales
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Dépressivité et dépression paternelles périnatales

Mercredi 17h. Maternité de Versailles.

Je termine une consultation parents/bébé. Louis, le nouvellement né vient d’être dérangé dans son sommeil par le rhabillage et commence à pleurer avec vigueur. En raccompagnant le trio à la sortie, nous croisons dans la salle d’attente quatre hommes qui attendent sagement le groupe de préparation à la naissance réservé aux “devenant père” que j’anime.

Je croise l’œil inquiet de l’un d’entre eux qui observe Louis et ses parents avec une extrême vigilance. On lit dans son regard de “primi-père” mille questions intriquées : “que vais-je donc faire dans quelques mois quand je vais me retrouver avec “ça” dans les bras et dans les oreilles ? Vais-je “parler bébé” et trouver les gestes adéquats avec aisance ou bien échouer ou pire ne pas avoir envie, gentiment… violemment ?”; “Que va me laisser sa majesté le bébé de ma moitié, mon amante avec qui j’adore aller sans compter au cinéma, au restaurant et en week-end surprise ?” ; “Quelle sera ma réaction quand, au retour du travail avec l’envie de raconter ma journée à ma douce et tendre, je le verrai, lui ou elle, accroché à ses seins nourriciers qui sont mes seins amoureux ?” ; “Et que dire de “ma mère à moi”, “mon père à moi” qui, en se transformant en fringants grands parents, vont devenir gâteux devant leur tout nouveau “chargé de mission d’éternité.”

Tout cela dans un regard me direz-vous ? Non, bien plus encore, la liste d’interrogations paternelles est ici seulement esquissée !! Je salue Louis et ses parents et j’invite les “apprentis pères” à rentrer dans la salle de réunion. Pour inaugurer l’échange, chacun se présente. Sont alors le plus souvent évoqués spontanément : la nouveauté ou l’ancienneté du statut de père ; le terme de la grossesse de leurs femmes ; la description de son état de santé pendant la grossesse et de celui de l’enfant à naître ; parfois, la formulation d’emblée de questions précises motivant leurs présence, ou encore, la revendication d’une curiosité sans demande particulière et, enfin, les présences imposées : “c’est ma femme qui m’a demandé de venir. Elle dit que j’en ai drôlement besoin”. L’expérience de ces groupes mais aussi des consultations thérapeutiques périnatales avec des pères seuls ou en couple m’a appris combien de nombreux “devenant pères” manquaient singulièrement d’occasions de symboliser sur la scène sociale ce processus de métamorphose qu’ils traversent. En dépit du battage médiatique de surface, notre société est décidément peu accueillante pour en favoriser l’élaboration. D’une part, j’ai le sentiment que le débat sur les nouveaux pères menace constamment de favoriser essentiellement une conception réductrice où il est, finalement, une “mère comme les autres”. Et, d’autre part, j’ai l’impression que ces agoras médiatiques à l’instar des émissions type “Ça se discute” donnent aux téléspectateurs peu ou prou passifs, une illusion d’élaboration dans une réflexion par procuration plus propice aux clichés idéologiques aliénants qu’à une mise en récit et en sens affectée et subjectivante.

L’institution Maternité en elle-même n’est pas en reste à ce sujet : elle semble prête à tolérer ce père maternisé si il “assure” en post-partum pour le bain et le change mais elle exprime des résistances opiniâtres à l’accueil de ce père si il se questionne et, a fortiori, risque d’avoir du vague à l’âme alors qu’on a besoin de son soutien sans faille au moment du blues du post-partum de sa compagne. Et bien je crois qu’il est temps de tenter de rompre avec cet obscurantisme puissant car le processus de paternalité offre un bouquet de possibles dont il ne faut pas sous-estimer la part potentielle de créativité comme de vulnérabilité pour le sujet lui-même, pour son couple, sa relation avec son enfant, sa famille et son environnement.

En termes spécifiquement psychanalytiques, je dirai : ce qu’il y a de remarquable dans cette clinique “tout venant”, c’est qu’elle donne à entendre avec une rare générosité la formidable amplification des fantasmes originaires de vie intra-utérine, de scène primitive, de castration et de séduction pendant la période prénatale chez le père. Le questionnement insistant sur l’origine de l’individu, de la sexualité et de la différence des sexes occupe le devant de la scène avec une transparence inhabituelle. Plus précisément encore, en reprenant l’éclairante distinction entre le “maternel primaire” et le “féminin primaire” de Florence Guignard1, le processus de paternalité confronte à une singulière réactualisation des fantasmes de vie intrautérine et de castration inhérents au maternel primaire et de scène primitive et de séduction du féminin primaire. En réponse à cette confrontation au maternel et au féminin en soi, les espaces du paternel et du masculin vont se redistribuer dans une réédition originale de la bissexualité psychique. Dans ce contexte de crise complexe, le processus de paternalité comporte une variable clinique typique : il s’agit de l’espace-temps des variations, parfois fortes, de la normale de la dépressivité paternelle périnatale et de la dépression paternelle périnatale en réponse à la crise de cette réactivation fantasmatique.

Cette “dépressivité paternelle” s’inscrit tout à fait à mon sens dans le droit fil de la “capacité dépressive” dont Pierre Fédida2 a fait l’éloge en se référant à l’accès à la dépression chez M. Klein. Toutes les manifestations tempérées comportementales, psychosomatiques, névrotiques du syndrome de couvade3 paternel s’apparentent au travail de cette dépressivité. Quant au terme dépression paternelle périnatale, je crois bon de le réserver aux scénarios où le devenant père voit justement sa “capacité dépressive” mise en échec et subit une souffrance qui mérite dans le meilleur des cas un étayage psychothérapique. Mais c’est ici la diversité des 1001 possibles entre dépressivité et dépression paternelle dont je souhaite stimuler l’exploration. C’est pourquoi j’utiliserai la formule générique de “dépressivité/dépression paternelle périnatale” pour convoquer toute la largeur du spectre des possibles sans présumer du contraste des tableaux cliniques. Je me fonde sur un postulat : l’issue de la traversée paternelle de cet espace temps périnatal dépend en bonne part des précédentes métamorphoses : celle du foetus devenant bébé, du bébé devenant enfant et de l’enfant devenant adolescent.
Dans cette perspective, je vais d’abord repréciser les pistes psychopathologiques reconnues pour la dépressivité/dépression paternelle. Secondairement, avec un patient célèbre de 5 ans, le petit Hans, j’en envisagerai les racines infantiles avec ce que Freud a nommé chez lui une “dépression de l’humeur”. Enfin, à partir de ce précieux héritage mais aussi de l’apport récent de Françoise Héritier, j’envisagerai une hypothèse supplémentaire sur la dépressivité/dépression paternelle qui, je l’espère, complétera utilement notre vision des vertus et des vertiges de la paternalité périnatale.

1 – Dépression/dépressivité paternelle et périnatalité

On dispose aujourd’hui de bon nombre de pistes pour la dépressivité/dépression paternelle. Il existe une véritable littérature anthropologique, psychiatrique et psychanalytique à ce sujet. Anne Aubert4 enrichit remarquablement le débat depuis sa thèse de doctorat sur ce sujet (1993). Monique Bydlowski et Daniela Luca ont proposé en 2001 un excellent article à ce sujet dans le Carnet PSY5. Enfin, Marianne Dollander6 a récemment fait une synthèse bien utile sur la dépression paternelle périnatale. Ces principales pistes de la dépression paternelle décrivent chacune à leur façon, la crise périnatale comme une actualisation pour le meilleur et pour le pire des éléments cruciaux de l’histoire intra et intersubjective du devenant père.

– Première piste, la plus attendue, la réactualisation chez le devenant père de la conflictualité oedipienne à l’égard du (re)devenant grand père. L’expérience de la paternité, en particulier la première, met singulièrement en exergue la dynamique complexe à l’issue de ce long périple initiatique. Elle s’affirme alors quelque part entre les variations symboligènes d’une transmission générationnelle suffisamment bonnes pour métaboliser la violence fondamentale dans une ambivalence psychique réflexive ou, a contrario, les avatars d’une transmission toxique d’une agressivité source de passage à l’acte. Le fils en devenant père à son tour prend le risque de jouer d’égal à égal avec lui et de l’affronter dans le jeu de la comédie ou la guerre de la tragédie. La mise en scène de cette confrontation exprime sans détour l’état des lieux du chantier oedipien lors de l’enfance et, surtout, de l’avancée des travaux à l’adolescence. Devenir père s’est aussi risquer de perdre son statut de fils protégé par les parents et en particulier par la mère : être face à sa femme enceinte c’est, dans le meilleur des cas, “faire le deuil de sa mère en la mère de son enfant”7.

– 2ème piste : la réédition d’une relation d’objet archaïque.

C’est à mon sens le trésor heuristique de la clinique périnatale que de mettre en relief avec insistance la force de cette réédition dans les troubles de la maternalité mais aussi de la paternalité. Pour le devenant père, être confronté à sa femme habitée par un enfant utérin, c’est l’occasion de commémorer simultanément le magnétisme nostalgique et l’inquiétante étrangeté de ses fantasmes originaires intra-utérins. Dans ma plaidoirie en faveur d’une esquisse objectale prénatale parentale sous la formule de “relation d’objet virtuelle avec l’enfant à naître8”, je tente essentiellement de mettre en avant ce qu’elle actualise, à savoir, une résurgence de la conflictualité de la dialectique première contenu/contenant. Devenir parent en prénatal, c’est rééditer les énigmatiques traces sensorielles prénatales et le roman utérin construit après-coup. La mère archaïque de la contenance utérine première qui a droit de vie ou de mort sur ses habitants, règne en maîtresse sur ce terrain et elle est une actrice principale de la grossesse psychique de la matenité et de la paternité. Je crois que quand Monique Bydlowski et Daniela Luca écrivent que la dépression maternelle peut s’envisager “comme un mécanisme de défense du Moi contre un effondrement psychotique” elle va, radicalement, dans cette même direction. Elle évoque aussi, à juste titre, une autre piste étiologique de la dépression paternelle la “naissance comme traumatisme”.

– 3ème piste : La naissance comme traumatisme. La naissance sera traumatique quand elle réactualise l’empreinte d’un événement non ou imparfaitement symbolisé dans l’histoire individuelle ou générationnelle du sujet. Elle sera aussi potentiellement traumatique et dépressiogène pour le père car elle peut le mettre en présence d’une mère phallique, héroïne incontestée des stades archaïques du complexe d’oedipe : lorsque le père assiste à l’accouchement il peut avoir pendant la phase d’expulsion, “la représentation d’une femme munie réellement et transitoirement d’un pénis, d’une mère toute puissante”. Mais ce n’est pas tout, la naissance, nous dit Anne Aubert, est un défi pour l’enveloppe narcissique du père : la menace dépressive est là si il ne parvient pas à “transférer une partie du narcissisme attaché à sa personne propre, et notamment à sa puissance génitrice, sur l’enfant qui en résulte9”. L’enjeu de cette redistribution narcissico-objectale est crucial pour affronter cet enfant parricide qui initie les représentations de son vieillissement et de sa finitude. S’il parvient à l’adopter psychiquement, “ce lien signifiant de sa castration reconnue est consolateur de sa mortalité10
Par manque de temps, je ne ferai que citer la dernière piste étiologique fréquemment nommée dans la dépression périnatale paternelle : les relations de couple et ce que Alberto Eiguer a justement intitulé le choix d’objet conjugal.

Résumons-nous :

  • réactualisation chez le devenant père de la conflictualité oedipienne,
  • réédition d’une relation d’objet archaïque,
  • la naissance comme traumatisme,
  • les relations de couple.

La pêche est bonne et les cliniciens n’ont pas de difficultés pour mettre des visages et des scénarios sur ces différentes pistes de la dépressivité/dépression paternelle périnatale. En revisitant maintenant le petit Hans, je vais mettre de l’eau au moulin à ces pistes oedipienne et préoedipienne.

2 – Le petit Hans et la poche à bébé

Publié, il y a bientôt un siècle en 190911, l’enfant de la théorie freudienne, le petit Hans est encore aujourd’hui un magistral rejeton. Pour la première fois, l’observation attentive par son père d’un petit garçon de cinq ans va permettre au père de la psychanalyse de confirmer ses hypothèses sur la sexualité infantile issue de la cure d’adultes. Avec les données de l’observation du petit Hans, ce qui est fondamentalement nouveau pour Freud, c’est que ses observations de l’enfant ne sont pas issues d’une publication scientifique impersonnelle comme celle sur le suçotement du pédiatre hongrois Samuel Lindner12, mais bien d’un dialogue soutenu avec un proche disciple, Max Graf, le père du petit Hans. Max Graf tient méticuleusement à jour un carnet dont il remet à Freud régulièrement les précieux feuillets. Cette observation par procuration sera directe lors d’une consultation où Freud reçoit à son cabinet Max Graf et son fils Herbert, renommé Hans à l’écrit pour préserver l’anonymat. Contrairement à ce que laisse entendre le texte, il est peu probable que cette confrontation directe n’ait eu lieu qu’une seule fois. En effet, Max Graf, critique musical, connaissait Freud depuis huit ans et participait fidèlement aux réunions de la Société du mercredi depuis quatre ans. Mais surtout, dans un article publié bien plus tard en 194213, Max Graf évoquera les relations intimes que sa famille entretenait alors avec celle de Freud.

L’histoire de ce traitement peu orthodoxe est bien connu : il est effectué par le père de Herbert, Max Graf, sous le contrôle de Freud. C’est une psychothérapie qui n’est pas sans évoquer les interrelations en pelure d’oignon de la supervision. Dans son écrit, Freud charge le petit Hans d’une mission théorique très précise que l’on peut caricaturalement résumer ainsi : 1) La castration est déduite, après coup, de l’infirmation par la réalité du fantasme de l’attribution d’un pénis à tout être vivant masculin et féminin. La première différentiation s’établit entre les phalliques et les châtrés ; Hans “ne connaît qu’une espèce d’organe génital, un organe génital comme le sien” (p.97). Freud rajoute en 1923 en note : il n’existe pas à cette période un “primat génital, mais un primat du phallus” (p.97) ;

2) La menace de la castration est indissociable de l’interdit de la masturbation mais elle ne prend effet qu’après-coup (p.30) bien après la menace maternelle : “Si tu fais ça, je fais venir le Dr A., il te coupera le fait-wiwi. Avec quoi alors feras-tu wiwi ? Hans : “Avec le popo”. Freud commente : Il répond sans conscience de culpabilité encore, mais il acquiert à cette occasion le “complexe de castration” que l’on doit si souvent inférer des analyses des névrosés… » (p.6) ;

3) C’est la conjonction de la perception du sexe de la fille ou de la mère et de la menace de castration qui suscite l’angoisse. Une menace proférée par la mère mais dont l’exécution est l’apanage du père véritable obstacle à, je cite : “l’être seul avec la mère” (p.101) ;

4) Le symptôme phobique “la bêtise” dit Hans (p.25) -un cheval mord, un cheval tombe- est une formation de compromis développée afin de résoudre simultanément le complexe de castration et le complexe de grossesse.

Dans le conflit oedipien, la désirance sexuelle de Hans pour sa mère et ses sentiments ambivalents à l’égard de son père, aimé profondément, mais aussi haï comme rival à détruire, ont provoqué un “conflit de sentiments” contradictoires. La grossesse de sa mère et la naissance d’Hanna ont singulièrement amplifié ce conflit car la sœur devenait elle aussi une rivale face à l’amour de la mère (p.100). Hans est capable d’exprimer son désir de mort à l’égard de sa sœur mais le refoulement de ses pulsions agressives vis à vis de son père augmente dangereusement son angoisse de castration et le contraint -grâce aux mécanismes de déplacement et d’extériorisation- à créer un objet phobique évitable- un cheval mord, un cheval tombe- permettant de s’aménager une angoisse économiquement moins coûteuse.

3 – La grossesse du petit Hans

Dans une note ajoutée en 1923, Freud évoque les “racines” du complexe de castration en ces termes : “l’acte de la naissance, en tant que séparation d’avec la mère, avec laquelle jusqu’à lors on ne faisait qu’un, est l’original de toute castration.” (p.7). Il poursuit : chaque retrait du sein maternel, la cession régulière de la selle s’inscrivent dans cette préhistoire de la castration centrée sur la perte du pénis14. C’est bien en effet de la rencontre et de l’entrecroisement de ce “complexe d’excrétion” (p.93) et de ce “complexe de grossesse” (p.74) que je souhaite témoigner car il aboutit dans le texte freudien à des propos qui vont comme un gant à la clinique du devenir père qui se situe bien, elle aussi, le plus souvent, entre les polarités de “l’hystérie d’angoisse” et “l’hystérie de conversion” (p.102, 103).
Autrement dit, les théories sexuelles infantiles du petit Hans confronté à la grossesse de sa mère enceinte d’Hanna constituent le canevas des conflits psychiques du devenant père pendant la grossesse de sa femme. Les conflits de la scène infantile y sont rejoués, mutatis mutandis, dans l’après-coup lors du (re)devenir père. Les axes majeurs de cette réédition sont les suivants :

  • Confronté à “la grande baignoire pleine” (p.57) du “ventre maternel” (p.112),
    • le devenant père a envie d’y retourner,
    • ça lui donne envie de faire de la plomberie freudienne oedipienne (percer, démonter) comme papa,
    • mais comme il a peur qu’une petite sœur/frère en sorte, il a aussi envie de faire de la plomberie kleinienne : percer/tuer les rivaux dans la baignoire.
    • Le devenant père face à cette grossesse commémore le désir d’avoir un enfant dedans : c’est la théorie cloacale de la naissance d’un petit Hans constipé “depuis toujours” et habitué au laxatif maternel.
    • Il a le désir d’être doté tels l’androgyne du Banquet de Platon d’avoir les attributs de la bi-sexualité soit un attelage cheval plus voiture (omnibus ou déménagement) pour porter la boite à cigogne.
    • Le devenant père a le souci du passage de l’enfant dedans à l’enfant dehors, ce qui le sensibilise particulièrement à la question bionniène de la dialectique contenu/contenant : “Dans la cour de la douane principale en face, c’est le chargement et le déchargement des voitures qui l’intéressait le plus…” (p.85).
    • Le devenant père face au nouveau-né commémore le désir d’avoir un enfant dehors : “Je voudrai tellement avoir des enfants, alors je voudrai tout leur faire, les conduire aux waters, leur torcher le derrière, enfin tout ce qu’on fait avec des enfant” (p.86).

4 – Hans : “Oh si, un petit garçon a une petite fille…”

Ce paysage psychique du petit Hans est une bonne introduction à la toile de fond infantile des conflits psychiques qui se jouent après-coup chez le devenant père pendant la grossesse. Tous ont une potentialité depressiogène qui met à l’épreuve “la capacité dépressive” du père. Mais, il semble bien que l’un d’entre eux est plus directement lié à ce que Freud intitule chez Hans, sa “dépression de l’humeur” (p.19 et 27) : il s’agit de la découverte de son absence de poche à bébé :

Moi : Tu aimerais bien avoir une petite fille

Hans : “Oui l’année prochaine, j’en aurai une, elle s’appellera aussi Hanna.”

Moi : “Pour quoi donc maman ne doit-elle pas avoir de petite fille ?”

Hans : “parce que moi justement j’ai envie d’une petite fille”

Moi : “Mais tu ne peux pas avoir de petite fille”.

Hans : “Oh si, un petit garçon a une petite fille et une petite fille a un petit garçon.”

Moi (le père) : Un petit garçon n’a pas d’enfant. Seule les femmes, les mamans, ont des enfants”

Hans : “pourquoi donc pas moi ?”(p.77).

“Je voudrai tellement avoir des enfants…” (p.86).

Comme on l’entend, cette incapacité à enfanter met à rude épreuve la “capacité dépressive” du petit Hans. Mais ce n’est pas tout ! En effet, si l’on se réfère aux hypothèses de l’anthropologue F. Héritier15, on se demandera à bon escient si Hans ne met pas à l’épreuve sa capacité dépressive aussi et surtout car il réalise qu’il n’a pas le pouvoir d’enfanter du même (un fils) et du différent (une fille) quand il s’exclame : “Oh si, un petit garçon a une petite fille..”

Françoise Héritier défend en effet l’idée que depuis la nuit des temps, des représentations et des institutions ont été élaborées pour permettre aux hommes de s’approprier la fécondité des femmes. Le rapport masculin/féminin est ainsi ancestralement conçu à ses yeux sur le modèle parent/enfant ou encore aîné/cadet. Et pour elle, ce n’est pas seulement car les femmes ont le pouvoir d’enfanter qu’elles furent d’emblée assujetties, c’est bien, répétons le, parce qu’elles ont la capacité très dérangeante de produire à la fois du même (des filles) et du différent (des fils). Les hommes ne pouvant faire leur fils, doivent “passer” par le corps féminin pour se reproduire à l’identique. C’est cette asymétrie qui est selon elle à l’origine de la domination masculine. Une domination masculine qui ne serait donc finalement qu’un mécanisme de défense puissant contre la dépressivité/dépression paternelle face à cette impuissance procréative synonyme de profonde blessure narcissique.

5 – Quand le petit Hans devient papa

Le petit Hans devenu grand a fait une carrière internationale dans le monde musical16. Il s’est marié deux fois, en 1927 et en 1966. En 1933, il a eu un fils de son premier mariage, et par la suite une fille de sa deuxième union.
Mes recherches ne m’ont apporté aucun élément au sujet de son vécu face à ces deux “grossesses”. De nombreuses questions fusent et restent sans réponse :

  • Le petit Hans devenu papa a-t-il revisité sa “dépression de l’humeur” (p.19 et 27) autrefois initialement associée à la découverte de son absence de poche à bébé ?
  • Comment a-t-il cheminé entre les polarités de “l’hystérie d’angoisse” et de “l’hystérie de conversion” (p.102 et 103) à l’occasion de ce passage de l’être fils au devenir père et sa répétition ?
  • Ces deux grossesses ont elles après-coup confirmé le jugement de Freud quand il a retrouvé lors d’une visite de Herbert à dix neuf ans un “superbe jeune homme” ne souffrant d’aucune sorte de maux ou d’inhibition en dépit du divorce et du remariage de ses parents ?
  • A contrario, ces grossesses ont-elles confirmé les suspicions de Lacan qui percevait chez Hans une relation d’objet peu satisfaisante17?

Finalement, toutes ces interrogations sans réponse pour Herbert constituent une excellente trame pour le psychanalyste face aux possibles partitions de la “dépressivité/dépression” paternelle pendant la grossesse dont j’espère vous avoir suggéré qu’elles méritaient véritablement d’être entendues comme le troisième temps primordial d’une mesure qu’inaugure le foetus/bébé et poursuit l’adolescent.

Notes

  1. Guignard F. (1997). “Devenir un Homme”. In F. Guignard Épitre à l’objet, (pp. 146-167), Paris, Puf.
  2. Fédida P. (2003). Des bienfaits de la dépression. Éloge de la psychothérapie. Paris, Odile Jacob.
  3. Delaisi de Parceval G., (1981),La part du père, Paris, Seuil, 2004.
  4. Aubert-Godart, A. (1999). Devenir père d’un enfant, un risque narcissique. In Devenir père, devenir mère. Toulouse, Érès, p. 129-142.
  5. Novembre 2001, n° 67, 28-33.
  6. Dollander M. (2004). “La dépression périnatale paternelle”. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, Vol. 52, n° 5, 274-278.
  7. Cupa-Perard D, Moinet I., Chassin F., et al (1994). “Devenir père ou la grossesse du père”. Revue de médecine psychosomatique, 37/38, 85-106.
  8. Missonnier, S. (2007). “Le premier chapitre de la vie. Nidification parentale. Nidation foetale”. La psychiatrie de l’enfant, L, 1, 61-80.
  9. Aubert-Godard A. (1999). “Devenir père d’un enfant, un risque narcissique”. In Devenir père, devenir mère. Toulouse, Érès, p. 129-142.
  10. Aubert-Godard A. (1999). “Devenir père d’un enfant, un risque narcissique”. In Devenir père, devenir mère. Toulouse, Érès, p. 129-142.
  11. Freud, S. (1909). Le petit Hans. Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans. Traduit de l’allemand par R. Lainé et J. Stute-Cadiot, Paris, Quadrige, Puf, 2006.
  12. Freud S. (1905). Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Collection Folio/Essais, Gallimard, 1985.
  13. “Reminiscences of Professor Sigmund Freud”. In Psychoanalytic Quarterly, 1942, 11.
  14. Perte du pénis à laquelle Freud souhaite toutefois en toute rigueur réserver ce terme de castration.
  15. (2002). Masculin/Féminin 2. Dissoudre la hiérarchie. Paris, Odile Jacob.
  16. Après avoir obtenu un doctorat en philosophie axé sur l’histoire de la musique, il a débuté comme chanteur lyrique. Secondairement, il a fait carrière comme metteur en scène d’opéras aux US et en Europe. Dans une interview d’une revue spécialisée de musique, il témoigne de son cheminement en dépensant beaucoup d’énergie pour mettre en exergue sa modestie : l’article est intitulée : « Mémoire d’un homme invisible ». Il y souligne à l’envie ses échecs et ses bévues insistant sur le fait qu’il est au fond un bon exécutant sans génie. Son père est en revanche porté au pinacle ainsi que ses maîtres musicaux. Sa mère brille par son absence.Ayant longuement séjourné au US dans les années trente, Herbert Graf deviendra citoyen américain en 1943. Après les années de guerre, il reviendra en Europe et voyagera beaucoup, avant de s’installer en Suisse, au début des années soixante. Il meurt à Genève d’un cancer le 5 avril 1973.
  17. Lacan J. (1994). Le séminaire, livre V, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, p 279.