Enfants surdoués : origines troubles, théories sexuelles infantiles et quête cognitive
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Enfants surdoués : origines troubles, théories sexuelles infantiles et quête cognitive


Dans la conception psychanalytique, le surdon, phénomène attribué aux enfants dont la maturité intellectuelle dépasse celle des autres enfants de leur âge, est perçu, au même titre que toutes les variations douloureuses de la normale (le surdon constituant fréquemment une entrave à l’adaptation scolaire), comme un symptôme.

Bien souvent accompagné d’autres variations (manifestations d’immaturité fonctionnelle, agitation, inadaptation sociale voire troubles psychopathologiques graves, etc.) auxquelles nombre d’auteurs ont accordé le statut de « conséquences » de cette première caractéristique (cadres scolaires inappropriés, dyssynchronies1, etc.), le surdon apparaît aux yeux de la psychanalyse comme toute expression symptomatique pourrait l’être ; comme l’indice d’une souffrance affective puisant ses sources dans des interactions inappropriées aux premiers objets.

L’enfant dont le QI est élevé n’est pas qualifié par les psychanalystes de surdoué ; il présente un surinvestissement de la pensée dont les bénéfices ont été assez peu étudiés par la psychopathologie psychanalytique2.

Notre propos est de contribuer à interroger la raison du choix de ce symptôme dans le psychisme de l’enfant, au regard des premières investigations intellectuelles posées par l’être humain autour de ses origines. Nous proposons de structurer notre démarche en trois temps : nous aborderons l’incontournable conception Freudienne de la pulsion de savoir, première pulsion épistémophilique humaine naissant avec les théories sexuelles infantiles vers l’âge de trois ans. Nous évoquerons par la suite certains facteurs familiaux susceptibles d’avoir influencé le surinvestissement de cette pulsion chez les enfants surdoués. Enfin, nous observerons leur influence présumée à travers notre clinique projective de l’enfant surdoué consultant.

Conception Freudienne de la pulsion de savoir

Selon Freud3, cette première pulsion de savoir, dite épistémophilique, s’exprimerait à l’occasion des questionnements que se pose l’enfant au sujet de la conception et de la naissance. Vers trois ans, face à l’arrivée de petits frères et soeurs, l’enfant entamerait ses interrogations sur les origines de la vie et élaborerait une théorisation sexuelle infantile incomplète, inspirée de quelques éléments de la réalité et de compléments fantasmatiques imaginaires ; ensemble qu’il compléterait au fur et à mesure de ses connaissances4.

Freud considère par ailleurs que si l’homme est un animal supérieur, c’est à défaut de pouvoir passer à l’acte sexuellement avant une maturité organique particulièrement tardive. Selon lui, cette attente permettrait la sublimation des pulsions sexuelles, leur investissement dans les sphères de la pensée. Le temps passé à cette attente du passage à l’acte sexuel auquel tend tout règne animal, permettrait la séparation des pulsions sexuelles vers la libido, et des pulsions du Moi vers la pensée, le jugement, la morale, soit vers les fonctions dites supérieures de l’homme.

Si Freud n’a jamais publié d’observation sur le surdon infantile, il s’est intéressé à l’exceptionnelle capacité de sublimation de Léonard de Vinci, génie dont les investigations à la fois intellectuelles et créatrices interrogent légitimement les potentialités exaltantes du psychisme humain. L’ouvrage qu’il lui consacre (S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1927) illustre clairement cette linéarité entre pulsion d’investigation infantile et surdéveloppement ultérieur de l’intérêt pour le savoir : chez Léonard (…) l’avidité de savoir, (…) pulsion surdéveloppée (…) entrée en action dans la toute première enfance de l’individu, (…) a attiré, en vue de son renforcement, des forces pulsionnelles, sexuelles à l’origine. Cette avidité de savoir pouvant plus tard, selon Freud, représenter une partie de la vie sexuelle. Cette hypothèse ne peut que faire écho avec l’immaturité affective souvent observée des enfants surdoués (par opposition à leur hypermaturité intellectuelle).

C’est en relation avec ces intérêts sexuels précoces autour des origines qu’il évoquera pour la première fois un profil d’enfants particulièrement doués : beaucoup d’enfants, peut-être la plupart, en tous cas les plus doués, à partir de trois ans environ, traversent une période qu’il est permis de désigner comme celle de l’investigation sexuelle infantile (…) L’investigation se porte sur la question de savoir d’où viennent les enfants, exactement comme si l’enfant cherchait des moyens et des voies pour prévenir un événement à ce point indésirable.

Freud généralise ce phénomène en observant que la plupart des hommes réussissent à détourner des parties très considérables de leurs forces pulsionnelles sexuelles vers leur activité professionnelle, définissant à cette occasion le principe de la sublimation par la capacité d’échange de but des pulsions sexuelles contre d’autres non sexuels, éventuellement placés plus haut sur l’échelle des valeurs. Ce, principalement lorsque l’histoire infantile d’une personne (…) montre que dans l’enfance la pulsion prédominante était au service des intérêts sexuels. Il perçoit une ultime confirmation de cette capacité d’échange à travers le dépérissement frappant de la vie sexuelle mâture, un peu comme si une part de l’activité sexuelle était désormais remplacée par l’activité de la pulsion prédominante. Notons à cette occasion la description d’anciens enfants surdoués par S. Lebovici ( S. Lebovici, L’avenir psychopathologique de l’enfant surdoué, 1960) : À l’âge adulte (…) encore qu’actifs sur le plan social (…), leur vie sexuelle est particulièrement pauvre.

Enfin, Freud distingue trois profils de développement. Celui qui nous intéresse dans ce contexte est le troisième type, le plus rare et le plus parfait qui selon lui échapperait, grâce à une disposition particulière, à l’inhibition de la pensée, tout comme à la compulsion névrotique à penser.

Si nous récapitulons la démarche de pensée Freudienne, le développement de cette première pulsion de savoir s’effectue donc en deux temps. Le premier concerne les théories sexuelles infantiles et leur échec : à trois ans, l’enfant mobilise activement ses pulsions d’investigation pour bâtir des théories sexuelles infantiles (consécutivement à la confrontation de naissances autour de lui). Les réponses des adultes autour de ces questions ne sont pas satisfaisantes et l’immaturité sexuelle de l’enfant ne permet pas d’étayer ces théories. L’enfant, déçu, refoule fortement ses pensées, leur investigation ayant abouti à un échec. Le second temps, dans le contexte qui nous intéresse, concerne le troisième destin possible de la pulsion d’investigation ; pulsion prise en lien avec le développement psycho-sexuel de l’enfant : le refoulement échoue, la pulsion sexuelle s’exprime directement sous forme de sublimation. Cette libido transformée dès le départ rencontre ainsi les intérêts de la pulsion d’investigation.

Nous choisissons de présenter la pensée Freudienne en deux étapes afin de positionner notre propos. D’après les théories pulsionnelles de Freud (la première et la seconde ne se contredisant pas à ce sujet), une partie de l’activité sexuelle objectale se désexualise en s’orientant vers le Moi. C’est cette partie désexualisée de la libido qui se transforme en activité sublimée.

Notre questionnement est le suivant : comment expliquer que cette désexualisation particulièrement intense mène à une hyper-sublimation ? Notre hypothèse de travail est la suivante : l’orientation pulsionnelle vers la sublimation serait en partie due à un surinvestissement des théories sexuelles par l’enfant, du fait de circonstances réellement énigmatiques entourant sa naissance.

Des raisons particulièrement légitimes d’interroger les origines

Rappelons à cette occasion et avant d’illustrer notre propos, que les enfants surdoués sont bien connus pour être des aînés5 de fratrie ; statut particulièrement propice aux interrogations relatives à la conception et à la naissance de petits frères et soeurs dans leur foyer familial.

Ainsi que nous l’avons évoqué, certains faits réels de la vie de l’enfant nous semblent avoir pu entraver le refoulement de ces questionnements sexuels infantiles. Lorsque Freud évoque, pour présenter le troisième profil qui nous semble réunir Léonard de Vinci et nos enfants surdoués, une disposition particulière permettant cette forme d’expression, nous ne pouvons que penser aux conditions de naissance souvent réellement atypique des enfants surdoués. Nous constatons fréquemment chez ces enfants une histoire familiale singulière autour de leur conception ; singularités ayant pu avoir valeur d’énigme pour l’enfant lui-même : nous pensons en particulier aux cas d’adoption, aux enfants de parents non-voyants, aux enfants nés d’une procréation médicalement assistée6 ou encore -faits plus courants- aux enfants ignorant tout d’un parent (généralement le père) ou ayant été confrontés à un couple parental dont les modalités relationnelles étaient extrêmement violentes. Ces configurations familiales ont pu influer sur cette disposition intra-psychique particulière en amplifiant les questionnements de l’enfant sur ses origines, sa conception et sa naissance.

L’absence de père constitue une observation particulièrement récurrente dans l’histoire familiale des hommes de pouvoir ou de génie de nos civilisations. Plusieurs ouvrages ont été consacrés à cet étonnant constat. Oliver James7 explore différents viviers de grands hommes au fil de l’histoire et commente : Un tiers des 600 personnes ayant fait l’objet de plus d’une colonne dans l’Encyclopédie Britannique ou Américaine a subi une perte parentale précoce. Dans les domaines artistique et scientifique qui nous intéressent plus particulièrement -car nous distinguons les motifs que peuvent sous-tendre la quête de pouvoir, de l’accès au génie créatif ou scientifique, plus en lien avec nos enfants surdoués-, l’auteur observe que 40 à 55% des plus grands auteurs Britanniques (dont Byron, Keats, Wordsworth, les soeurs Brontë) étaient orphelins dès l’enfance. Plusieurs auteurs Français (dont Stendhal, Zola, Molière) également. Ainsi, parmi les 35 plus grands écrivains Français du 19ème siècle, 17 étaient orphelins. En science (Darwin, Newton) et dans le domaine de la musique populaire (Lennon, Mc Cartney, Madonna), le même trait est souligné. Dans leur ouvrage intitulé Les orphelins mènent-ils le monde ?, trois auteurs8 se penchent également sur les écrivains Français. Leurs observations concordent avec celles d’O. James aux États-Unis. Parmi les orphelins de père avant l’âge de 12 ans figurent entre autres Hugo, Renan, Rimbaud, Sand, Baudelaire, Dumas, Balzac, Nerval, Huysmans, Maupassant, Gary, Camus, Sartre… Tous ces chercheurs s’accordent à reconnaître un impact affectif majeur de la perte du père dans l’enfance à l’origine de ces destinées exceptionnelles.
Ainsi Freud rapporte-t-il, d’après le peu de traces relatives à la biographie de Léonard -à qui nous pouvons présumer un QI exceptionnel-, que la seule information certaine portant sur l’enfance de Léonard est fournie par un document officiel de l’année 1457, un registre des impôts de Florence, où Léonard est mentionné dans la maisonnée de la famille Vinci comme l’enfant illégitime, âgé de cinq ans, de Ser Piero. Le mariage de Ser Piero avec une certaine Donna Alberta resta sans enfant, c’est pourquoi le petit Léonard put être élevé dans la maison de son père. Son père était notable et sa mère, Catarina, paysanne. Déshéritée, elle épousât par la suite un habitant de la même région, mais ne fit pas d’autre enfant.

Freud considérait que la pulsion de savoir fortement développée par Léonard tenait en partie ses talents à ses conditions exceptionnelles de naissance (enfant illégitime, unique et surinvesti par une mère déshéritée). Il suppose que l’enfant, élevé par les baisers de sa mère jusqu’à une maturité sexuelle précoce, a été soumis à une forte investigation sexuelle infantile. Une fois adolescent, face à l’émergence des flots d’excitation pubertaires et grâce à la préférence précoce de Léonard pour l’avidité de savoir d’ordre sexuel, l’exigence de la pulsion sexuelle aurait été, selon Freud, en majeure partie sublimée en poussée de savoir d’ordre général (surinvestissement de la pensée) et aurait ainsi pu échapper au refoulement : qu’après avoir, dans son enfance, mis en oeuvre son avidité de savoir au service d’intérêts sexuels, il ait réussi ensuite à sublimer en poussée d’investigation la plus grande part de sa libido, tel serait le noyau et le secret de son être. Il attribue donc en partie à ces circonstances de venue au monde son profil exceptionnel.

Il nous semble plausible qu’un cheminement semblable ait accompagné le surinvestissement de la pensée chez les enfants et adolescents surdoués que nous rencontrons sur notre terrain de recherche, accueillant des enfants pour une évaluation cognitivo-intellectuelle complète accordant une large part à l’affectivité.

Les trois vignettes cliniques que nous choisissons d’évoquer pour leur complémentarité, nous apparaissent tout à fait représentatives du vaste échantillon d’enfants et adolescents surdoués rencontrés au Laboratoire au cours de ces trois dernières années.

Illustrations cliniques


Théocle est un pré-adolescent de 13 ans. L’examen psychologique est demandé par la psychologue qui le suit, et avec qui il entretient une relation épisodique depuis trois ans. Sa prise en charge débute lorsqu’il a 10 ans pour des troubles du sommeil et en particulier de l’endormissement. Théocle ne parvient alors pas à s’endormir avant plusieurs heures après le coucher et relate un certain nombre de rites compulsifs associés. Les parents de Théocle sont non-voyants depuis l’enfance. Ils sont issus d’un milieu socio-culturel moyen. Notons également que pendant les entretiens, Théocle interrompt souvent les phrases de son père -qui n’en semble pas gêné- pour les terminer. Les parents de Théocle ignorent tout du QI de leur fils, qui sera révélé par le présent examen psychologique. Ils décrivent néanmoins des troubles relationnels à l’école (les interprétant comme de la jalousie relative à ses excellents résultats), ainsi que des intérêts très intellectuels (passion pour l’aéronautique et les ordinateurs). Sa verbalisation est aisée, il prend manifestement plaisir à explorer sa problématique. Il aime le hand-ball, fait de l’équitation et est pianiste au sein d’un groupe musical. Son emploi du temps est très chargé.

Pendant la prise en charge hebdomadaire de cette époque, la psychologue note une fixation très défensive autour du thème de la fusée, pouvant absorber, sur un mode méticuleusement obsessionnel, la totalité des séances et de ses dessins. Chargé de guider ses parents dans leur vie de citadins autour des croisements et des feux tricolores, Théocle banalise pourtant leur handicap et l’impact qu’il pourrait avoir dans sa psyché, recourant à l’idéalisation de parents exemplaires. Ses dessins de fusées recueillent des commentaires que nous retrouverons au Rorschach, autour de préoccupations telles que : il y a encore trop de blanc, ça ne repose sur rien…

Six mois après le début de sa prise en charge, Théocle voit ses problèmes d’endormissement disparaître progressivement. Le lien entre la nuit et le noir de la cécité parentale a pu être mis en mots. Il semble également plus à l’aise avec les autres enfants. Ses dessins méticuleux de fusées perdurent au cours des entretiens. Leurs couleurs particulièrement vives sont également reconnues par lui comme un mécanisme de compensation en rapport avec le handicap du père (je ne dessine jamais en noir et blanc). La prise en charge est interrompue d’un commun accord pendant six mois.

Lors de sa visite à l’issue de ses six mois d’absence, Théocle exprime la douleur d’être à nouveau exclu et raillé par ses camarades de classe. Les parents expliquent ces brimades par un décalage fondamental entre leur fils, immature, et les autres enfants. Il aurait, selon eux, du mal à laisser l’enfance derrière lui. Les légos, petites voitures et constructions de fusées interfèrent avec les injonctions des parents autour de l’intendance (devoirs, toilette, ménage). L’écart entre son efficience intellectuelle et son immaturité affective détonne. Il considère néanmoins ne plus avoir besoin d’un suivi, parvenant selon lui à analyser seul ce qui lui pose problème.

Cinq mois plus tard, Théocle a 12 ans. Sa mère, préoccupée, rappelle la psychologue. Les entretiens qui suivent font apparaître des idées obsédantes mal refoulées, des rituels, des phobies, et certains propos proches d’un vécu hallucinatoire et persécutif : Théocle a des préoccupations sexuelles et agressives angoissantes (fantasmes sexuels le mettant en scène avec sa mère ou peur d’être violent avec ses proches), qu’il exprime sur un mode logorrhéique. Il évoque ses objets totems protecteurs (porte d’entrée, livres) qu’il doit toucher et auxquels il s’adresse comme à des personnes lorsqu’il a des pensées mauvaises. Il est nouvellement phobique des chats et des poils humains dégoûtants, lui faisant éviter les pièces susceptibles d’en comporter. En outre, Théocle dit craindre les complots contre lui et avoir parfois le sentiment que les objets autour de lui l’observent et peuvent être vexés par lui, de sorte qu’il choisit de tout leur dire (leur dire que ses pensées sont fausses), de peur qu’elles se réalisent…

Six mois plus tard, Théocle, bien que suivi assidûment, s’isole de plus en plus, dans une grande indifférence quasi revendiquée, et est à nouveau l’objet de brimades (il est pincé, moqué sur son apparence vestimentaire). Il dit craindre de se battre et reporter son agressivité sur ses parents. Sa mère le dit effectivement insolent à cause de l’école (les vacances sont plus détendues). Il élabore des projets aéronautiques pendant des heures sur son ordinateur et semble dénué d’affects. Ses idées obsédantes ont disparu, certainement déplacées dans l’investissement intellectuel de sa classe très stimulante.

L’examen Psychologique révèle au WISC III un QI global de 144 : son QIV (QI Verbal) , parfaitement homogène, s’élève à 148. Son QIP (QI Performance) s’élève à 123 et apparaît soumis à des réactions d’inhibition phobique assez massives qui le plongent dans une incertitude retentissant sur son efficience. Il apparaît cliniquement que les processus de pensée sont investis en négatif. Théocle craint le manque de clarté de ses explications alors que bien souvent ses arguments sont très explicites. Très souvent, l’accent est porté sur le défaut de connaissance. La dévalorisation et l’effort qu’il
produit pour se mobiliser et paraître clair, témoignent dès à présent de l’existence d’une tonalité dépressive.

Au Rorschach, Théocle propose un protocole diffluant (57 réponses) à la matière étrange, entre réel et imaginaire. Sa pensée, extrêmement souple, riche et variée, bien qu’active à travers sa créativité (kinesthésies, couleurs…) et ses procédés obsessionnels (références culturelles, isolation) ne parvient pas à colmater une organisation défensive principalement limite-narcissique : précarité des limites, recours aux secondes peaux, convocation réccurente d’attributs narcissiques témoignant de la fragilité de ces assises, défenses maniaques, recours au spéculaire et gel pulsionnel chargés de parer à la perte, recherche d’étayage… s’amassent dans son protocole comme autant d’indices d’une tonalité dépressive. La moitié des projections comporte en outre des émergences primaires : mouvantes, bizarres, sans repères identitaires solides. Les représentations corporelles sont fragiles, instables, enrayées par des irruptions fantasmatiques menaçant de morcellement.

La perception de soi est caractérisée par un sentiment d’incomplétude, par le manque de cadrage, de limites, par une recherche de contenant trouvant apaisement non dans la sphère affective mais dans la sphère intellectualisée (procédés obsessionnels). Les représentations de relations témoignent d’une problématique majeure du lien : le peu de relations évoqué par Théocle oscille entre conflits et fusion. L’imago maternelle est caractérisée par la distance, le manque, l’absence (planche VII de très très loin, deux lapins imaginaires se regardent… ils sont faits de statues, soit des arbres ornementaux, puis la paroi d’une falaise avec une rivière au fond, avec ou sans route, comme vous voulez. Des avancées  rocheuses).

Le matériel projectif recueilli dans la planche IV du Rorschach -planche dite phallique-, nous évoque le souvenir-fantasme narcissique sublimé du vol de vautour de Léonard de Vinci analysé par Freud. Selon lui, cette fantaisie que s’attribuait Léonard à un âge extrêmement précoce, comportait, entre autres, le voeu d’une destinée hors du commun. Dans cette planche IV, Théocle ne projette pas un vol de vautour mais un aigle déployant ses ailes. Quelques réponses plus haut, il projette une queue d’oiseau et à l’enquête, son aigle a les ailes recourbées, un bec, et on ne voit pas les pattes, il a une position fière… représentations à la fois sexuelles et éminemment narcissiques.

Ses autres réponses à cette planche semblent toutes métaphoriser la curiosité sexuelle, avec une expression très insistante quant à la façon d’appréhender visuellement la différence des sexes (Je vois… On peut regarder dans l’autre sens, ça change tout… verticalement… la partie supérieure… de loin… moi j’vois n’importe quoi, c’est de très loin quand même, il y a des choses plus distinctes, vous croyez qu’il y a des chances que d’autres aient vu comme moi ?… L’oeil dans la partie blanche… les oreilles en avant, donc il est intéressé par ce qu’il y a devant…).

Au TAT, Théocle exprime très clairement le bénéfice qu’il tire de l’étayage figuratif du matériel, à travers ses nombreuses justifications perceptives, auto-attribuées ou projetées (j’avais du mal à voir avec la couleur, il n’y arrive pas, c’est pour ça que sur la photo il le regarde avec cet air). Les procédés obsessionnels sont extrêmement nombreux, l’intellectualisation occupe une place importante dans ses récits. Les pulsions sexuelles oedipiennes, prises dans un mouvement de dépression narcissique, apparaissent détournées au profit des pulsions du Moi : une fille de fermiers, ses parents savaient pas lire et écrire, elle a trouvé les deux livres, à partir de ces deux livres, elle a essayé de déchiffrer les lettres… elle peut demander à ses parents d’apprendre à lire mais je sais pas si ses parents sont assez riches, ces deux livres lui donnèrent envie d’étudier et d’apprendre, d’apprendre toujours plus. Dans ce récit de la planche 2 (représentant un couple et une jeune fille dans un environnement rural, et renvoyant à la triangulation oedipienne), l’enfant entouré de ses deux parents (associés au manque : pas assez riches) semble hisser des livres hors de la terre et les investir avec l’acuité d’un chercheur. Ce fantasme fait écho avec la pulsion d’exhumer développée par S. de Mijolla-Mellor (S. de Mijolla-Mellor, Le besoin de savoir : théories et mythes magico-sexuels dans l’enfance, 2002) à propos du besoin de savoir, les mythes théorico-sexuels étant produits selon l’auteur, dans la lignée des travaux de Freud, par la curiosité sexuelle des enfants.

Théocle utilise majoritairement les procédés obsessionnels face à une tonalité dépressive largement perceptible mais correctement contenue. Mis à mal, il parvient par l’intellectualisation et le remâchage à s’accrocher à sa pensée pour ne pas perdre les repères de son récit. Mais ce protocole comme celui du Rorschach témoigne d’une problématique essentiellement limite-narcissique. La position dépressive, inélaborée, justifie donc essentiellement le brandissement de ces défenses obsessionnelles. Planche 13, Théocle met en scène des parents peu étayants ne pouvant que s’effondrer avec lui, et non le réconforter : C’est un petit garçon qui est triste parce que ses parents se sont installés dans un nouvel État. Il est triste parce qu’il est seul, il s’ennuie. Ses parents lui disent : “pourquoi ne vas-tu pas jouer dehors ? Il répond qu’il peut pas y aller parce qu’il n’y a personne. Donc ses parents jouent avec lui en espérant que d’autres arrivent. L’enfant espère, mais les parents aussi. Notons par ailleurs que dans ce récit, Théocle semble métaphoriser l’attente de petits frères ou soeurs pour recourir à la solitude familiale. Les émergences primaires apparaissent moins qu’au Rorschach et concernent essentiellement des altérations du discours (associations courtes) ou des diffluences reflétant une instabilité momentanée des repères identitaires. Ces émergences succèdent souvent à un investissement relationnel de type labile : le psychisme de Théocle ne semble pas assez pare-excité pour contenir ces rapprochés débordants.

Parmi ces émergences figure la projection de la planche 5 : Oh c’est quoi ! On aurait dit une tête de bébé dans le pot avec un œil ou une bouche. Pourquoi elle regarde comme ça ? On dirait qu’il s’est passé quelque chose… un meurtre ? Je vous assure, regardez. Cette fausse perception, très archaïque, révèle la massivité des représentations évoquées par cette planche dite de l’intrusion maternelle et faisant figurer sur le plan manifeste une femme ouvrant la porte sur une pièce (le pot en question étant un vase contenant des fleurs). Symboliquement, le récit de Théocle renvoie à l’image d’un bébé morcelé par le regard de sa mère sur lui, et exclusivement muni d’un oeil et d’une bouche. Ces deux éléments rappellent à la fois les premiers vecteurs de communication de la mère à l’enfant (regard, voix) et ceux, comme calqués, dont Théocle fait usage avec excès dans ce contexte projectif (surinvestissement de la pulsion scopique et diffluence verbale).

Le pot rappelle par ailleurs le défaut de contenant relevé dans les planches maternelles du Rorschach. Pourtant, le récit se rattrape bien, sans transition, et à l’aide de mesures obsessionnelles intensément mobilisées : Quelqu’un lui a laissé un cadeau, des fleurs avec un pot qui ressemble plus à une pomme (Théocle prend la règle pour voir l’orientation du regard sur le pot). Il est venu à une soirée organisée par cette dame, c’est sa chambre et elle voit le bouquet que lui a laissé la personne. Elle est agréablement étonnée. Et elle est contente parce que la personne lui a fait la surprise, et lui a pas dit. Théocle ne réintègre t-il pas symboliquement une triangulation à travers cette scène érotisée ? La pomme laissée par surprise dans la chambre à coucher fait évidemment penser à une grossesse laissée dans le ventre de la mère, et on s’étonne peu de surprendre dans cette planche 5 l’émergence possible d’une théorie sexuelle infantile (suivie d’investigations scientifiques de mesure avec une… règle !). L’imago maternelle est par ailleurs très attaquée dans ce protocole et la planche 6BM met en scène un fils décevant qui navre sa mère. L’imago paternelle est peu différenciée de l’imago maternelle. Le tête-à tête père/fils de la planche 7BM plonge Théocle dans une position anxieuse et défensive, mais peut se révéler à d’autres occasions complice. La dernière projection  -libre- de Théocle accueille l’histoire d’un petit point bleu qui a été fait par erreur sur une feuille blanche. Vous la prenez cette histoire (grand éclat de rire). Imaginer l’histoire à partir de rien. Une personne l’avait écrit par erreur, fait par erreur sur la feuille. Un jour, vu l’écriture, c’est un stylo bleu, encre de plume, bleu foncé, pas turquoise. Il manipulait mal son stylo. Cette dernière projection, chargée d’aborder les objets internes, nous révèle plusieurs éléments : tout d’abord une force vitale certaine (humour, rire, recherche d’étayage). Ensuite, une problématique narcissique majeure (petit point fait par hasard, il manipulait mal son stylo), mais également une angoisse de vide, de néant face au blanc. Enfin, l’usage défensif anti-dépressif des procédés obsessionnels (pendant qu’il cherche une dénomination académique pour la tache -stylo bleu, encre de plume, bleu foncé, pas turquoise-, Théocle offre une diversion à son angoisse du vide). Ce récit libre nous fait également associer : se peut-il que Théocle interroge ici sa raison d’être, sa propre venue au monde ?

Finalement, ne peut-on imaginer un traitement particulier de la pulsion de voir et de la pulsion de savoir chez cet enfant dont les deux parents sont non-voyants et qui semble avoir surinvesti la sphère de la connaissance pour obtenir un QI de 145 ?

Certains points communs entre Léonard de Vinci et notre Théocle semblent s’être dessinés au travers de cet examen psychologique : une histoire familiale singulière (parents mal-voyants), un statut d’enfant aîné (unique), une problématique narcissique manquant de refoulement, l’intérêt très vif pour les pulsions d’investigation et le surinvestissement d’une pensée à ce jour extrêmement performante. Néanmoins, Théocle est un enfant surdoué fragile qui, à en croire Freud, possède aujourd’hui deux perspectives développementales s’il n’est pas pris en charge sur le plan thérapeutique de façon urgente : les émergences sexuelles pubertaires pourront le contraindre à emprunter la voie de Léonard, vers des formations substitutives et coûteuses (recherche, création et vie sexuelle atrophiée), ou le mener vers ce que Freud appelle simplement dans son ouvrage : la maladie.

Orante est un grand garçon de bientôt 12 ans. La demande d’examen psychologique est mal définie par sa mère, expliquant qu’il ne s’agit pas d’une décision familiale mais d’une orientation conseillée par une psychologue que son fils rencontre une fois par an depuis plusieurs années pour voir le niveau et le positionnement de son surdon. Orante est l’aîné d’une fratrie de quatre enfants lui succédant de peu. Ses parents sont issus d’un milieu socio-culturel très élevé et certains cousins de la fratrie, ont déjà été diagnostiqués surdoués. Orante a appris à lire normalement, en CP. Il a sauté le CE1 et est aujourd’hui en cinquième. Ses intérêts se portent principalement sur les mathématiques et l’histoire (il connaît déjà le programme de terminale). Orante fait de la guitare, de la clarinette, du scoutisme. Il s’est bien intégré dans sa classe cette année, mais mère et fils pensent que ses capacités nuisent à ses amitiés. Il entretient par ailleurs d’excellentes relations avec ses professeurs. Orante, ironise : « je suis le chouchou ». Pourtant, ses résultats scolaires sont très inégaux. Orante sollicite beaucoup les adultes qui l’entourent, posant de nombreuses questions et recourrant souvent à l’humour. Mais il peut aussi « se débrancher » en oubliant toute contrainte du réel (tâches du quotidien, réveil matinal, devoirs). Sa mère, en formulant toutes ces descriptions, apparaît au cours des entretiens assez opératoire et lapidaire, se contentant d’évoquer la fatigue familiale occasionnée par le surdon de son fils.

Le couple parental connaît de violents conflits qui nécessitent parfois l’intervention des services de police. Ils évoquent continuellement la rupture, sans pour autant s’y résoudre. La haine qu’ils éprouvent l’un pour l’autre est très explicitement nommée lors des entretiens individuels.

Face au médecin, Orante apparaît sympathique, joueur, amusant, et doté de connaissances encyclopédiques impressionnantes. Ce profil très mature tranche avec une attitude parfois gênée, distante, et avec sa maladresse physique. De plus, Orante offre un jour au médecin une scène un peu débordante : en abordant les conflits parentaux, il interroge Orante : « tu penses que toutes les relations amoureuses finissent dans le conflit ? » Orante répond alors : « ben oui, regardez Shakespeare! » et évoque la collaboration de Gertrude au meurtre de son mari Hamlet, tout en simulant une attaque réelle du médecin. Ce passage à l’acte révélera un manque de distance que nous retrouverons aux cours des épreuves de l’examen psychologique.

Il obtient au WISC III un QI total de 152, avec un QIV de 151, excellent et homogène, et un QIP de 138 avec un résultat déviant au Code. L’examen cognitivo-intellectuel rend compte d’un niveau d’efficience supérieur hétérogène et d’un fonctionnement cognitif de haut niveau qui révèle la maîtrise d’une pensée formelle organisée. Sur le plan clinique, les traits narcissiques sont omniprésents (exhibition du savoir, contrôle, prestance) et interrogent la nature de l’efficience, cette volonté de contrôler s’associant à un emballement associatif, à des bizarreries, à une pensée foisonnante et riche qui évolue dans un besoin d’expression irrépressible.

Au Rorschach, Orante apparaît épanoui et sûr de lui, impliqué dans ce travail projectif auquel il prend plaisir, et sensible au contenu latent du matériel. Néanmoins, ses tentatives de séduction (pirouettes humoristiques et véritables exposés de culture générale) s’associent au tutoiement et à une manipulation turbulente des planches, pour révéler, à nouveau, un certain manque de distance.

Son psychogramme laisse apparaître les critères d’intelligence supérieure de Rorschach ainsi que les multiples ressources dont il dispose : sa profusion créative et variée de contenus (2,3 par réponse, soit 46 contenus pour un protocole de 20 réponses) justifie le nombre quasi exclusif d’appréhensions globales (G= 90%). Orante s’empare du tout mais n’oublie pas pour autant de le décliner (2 réponses par planche), de le remplir de différents éléments (jusqu’à 5 par réponse) à la fois justifiables sur le plan perceptif et harmonieux dans le tableau projectif qu’il propose, et de percevoir les petits détails (Dd). Les réponses kinesthésiques et sensorielles abondent, le T.R.I. (Type de Résonance Intime) ambiéqual confirme la richesse des ressources et la souplesse du fonctionnement cognitif. Qualita­tivement, les projections d’Orante apparaissent dans un premier temps riches, finement élaborées révèlant des capacités de secondarisation souvent exceptionnelles. Le vocabulaire est très soutenu et l’humour récurrent (planche VI ça doit être un lac parce que les bateaux avancent rarement sur des miroirs !). Pourtant, en les observant de plus près, on réalise que si les planches accueillant des descriptions de paysages naturels sont étonnamment secondarisées, la présence de personnages convoque instantanément des émergences primaires.

Les représentations de relations, préférentiellement niées, apparaissent ainsi spontanément fusionnelles (le mettant à l’abri de la perte d’un autre : siamois à deux têtes, jumeaux) ou destructrices et dévoratrices (le monstre dévore le maître d’hôtel, le chevalier coupe les jambes et la queue du dragon, l’oiseau au bec ouvert se prépare à manger une mouche).

La bilatéralité et le caractère pulsionnel de la planche II occasionnent la projection de deux jumeaux qui se frappent la main, ils ont l’air légèrement blessés. À l’enquête, ils se tapent dans la main ou dansent. Ils étaient pt’être couchés parce qu’on voit du sang. La réponse additionnelle qui s’ensuit est un chat avec des yeux rouges et une tête de méchant pas gentil. Une tête squelettique avec une calotte-chapeau et une robe avec fermeture. Ici, les contenus latents sexuels et agressifs, certainement pris dans un fantasme de scène primitive, ne peuvent être refoulés ou sublimés et émergent crûment. Orante tente de contenir ces mouvements en convoquant des secondes peaux sur ces représentations humaines détruites (squelette sans peau). C’est précisément sur le thème de la rencontre entre les deux sexes (planche VI) qu’Orante parvient par ailleurs à bâtir une de ses projections sexuelles les mieux sublimées (car sans représentation humaine, donc relationnelle) : un bateau à côté de la berge avec le noyau du feu là où c’est plus clair, et l’arrière plan de la nuit qui reprend le dessus, sur l’extérieur de la flamme… bateau et cheminée à vapeur, feu, herbes qui dépassent…

Sur le plan défensif, le pulsionnel est envahissant sous toutes ses formes (excitation motrice, humour, kinesthésies…), mais rarement associé à des préoccupations oedipiennes. Nous avons évoqué les mouvements agressifs qui caractérisaient souvent les relations objectales. Les émergences sexuelles (phallique-creux féminin) apparaissent elles aussi à de nombreuses reprises, associées ou non à la castration (planche IV : la protubérance, c’est la tête, il s’est fait couper les jambes. Elles sont tendues derrière lui pour s’équilibrer avec sa queue. Il se l’est aussi faite couper la queue, d’ailleurs. Planche V : le loup a les pattes repliées sous elles, on les voit pas. Planche IX : l’homme il est à moitié enfoncé dans l’eau, il regarde dans le buisson puis derrière y’a un rat qui se fraye un chemin dans les arbres).

Les défenses limites-narcissiques sont largement majoritaires : la précarité des limites engendre une recherche de contenants par l’appui excessif sur le percept, repère venant colmater la fragilité des assises narcissiques-corporelles (feuille carbonisée, ailes déchiquetées). Le recours aux secondes peaux est également chargé de renforcer les enveloppes narcissiques précaires et de distinguer le dedans du dehors (cape, calotte, chapeau, robe à fermeture, plastron).

Les attributs narcissiques (seigneur des ténèbres, preux chevalier) tentent, ainsi que les émergences maniaques (humour, tutoiement, manipulation turbulente des planches et agitation motrice majeure), de faire taire une tonalité dépressive essentiellement fondée par le manque patent d’étayage (tête en bas, tomber dans le lac, porte-manteau, jambes tendues pour s’équilibrer, souches déracinées). Notons également les recours au gel pulsionnel (têtes d’animaux empaillés), à la relation spéculaire (miroirs, reflets de l’eau) et à la fusion (siamois, jumeaux), procédés chargés d’éteindre tout investissement de lien risquant d’être déçu.

Les émergences primaires sont également largement représentées. Les fantasmes de fusion, de destruction (un génie qui peut tout exploser autour de lui), de dévoration (loup glouton) et de persécution (monstre affreux repoussant avec ses gros yeux noirs, sa bouche horrible) s’associent aux fréquents oublis de projections entre passation et enquête, pouvant témoigner d’un manque de repères identitaires. L’imago maternelle sollicite des émergences du phallique (trompe d’éléphant) et des fantasmes de pénétration (porte, entrée, oreilles, bouche, gueule, yeux fermés) intellectualisés, métaphorisés et sublimés (arche décorée, enseigne délavée). Les têtes d’animaux empaillées de la planche VII, vidées de toute pulsion et chargées d’obstruer le passage de la porte, aident Orante à contenir cette charge fantasmatique sexuelle.

L’imago paternelle mobilise de nombreuses défenses narcissiques. Elle convoque l’étayage et appelle aux secondes peaux. Cette imago apparaît comme détentrice décevante de solutions à la constitution des limites (limites ici symbolisées par les vêtements). Orante reconnaît la puissance de cette imago mais l’affronte néanmoins. Le dragon est vu du haut et s’est fait couper les jambes et la queue. Orante se défend d’être à l’origine de ce fantasme de castration : c’est pas ma faute s’il s’est fait couper les jambes, c’est pas mes oignons ! Après tout, c’est sa vie, c’est pas la mienne !. Cette castration infligée à l’imago paternelle peut être entendue comme un pouvoir fantasmé de castrer l’imago qui n’y est pas parvenue pour lui-même. Notons par ailleurs que le mélange des cadres (entre projection et narration) est une nouvelle occasion de constater la fragilité des limites.

Les imagos parentales sollicitent donc des mouvements sexuels et agressifs à la fois mal pare-excités et pris dans des mouvements de sublimation. La puissance de l’imago paternelle est admise, mais les limites qu’elle définit ne semblent pas assez étayantes, contenantes, pour admettre la castration (elle est projetée sur l’imago) et ainsi promouvoir les mouvements d’identification. Notons que la relation réelle à la fois très investie et conflictuelle qu’entretient Orante avec ses professeurs et sa mère pourrait ici trouver un écho.

Les récits du T.A.T. apparaissent dans un premier temps, comme au Rorschach, à la fois complets, richement secondarisés, adaptés à la réalité externe tout en laissant une large place au monde interne. Affects et représentations y sont le plus souvent bien liés. Cependant, Orante rencontre les mêmes difficultés au cours de cette passation : les préoccupations narcissiques, majeures, ponctuent l’ensemble du protocole, et les planches non figuratives accueillent à nouveau des émergences primaires. On retrouve lors de cette passation l’agitation motrice et les irruptions humoristiques relevés au Rorschach.

Les représentations de relations sont très investies mais conflictuelles. Elles laissent un goût amer de déception : Orante exprime le souhait de relations amicales toujours empêchées. Les relations offertes par l’imago paternelle apparaissent strictement éducatives malgré l’investissement majeur dont elle fait l’objet. Notons que cette recherche d’étayage n’apparaît pas incompatible avec le fantasme parricide : la planche 8BM recueille le récit d’un petit garçon assistant à la mort de son père et se formulant le souhait de devenir… médecin légiste. On retrouve ici la déviation de l’agressivité vers une pensée sublimée.

La relation à l’imago maternelle est particulièrement mobilisante puisqu’elle génère un choc planche 5 (dite de l’intrusion maternelle) et sollicite des mouvements incestueux assez massifs. Les femmes apparaissent dans ce protocole assez sadiques avec leur mari et récupèrent le fils comme objet d’investissement (planche 6, la dyade mère/fils est assimilée à un couple dans lequel l’homme offre une bague à sa femme…).

L’étude des procédés défensifs laisse apparaître une problématique majoritairement narcissique, mais le champ défensif d’Orante apparaît aussi potentiellement rigide (hyper-adaptation à la réalité externe) que labile (mises en dialogues, histoires à rebondissements…) ou plus archaïque. Les préoccupations oedipiennes sont très présentes, puisque le protocole fait figurer deux fantasmes incestueux et un fantasme parricidaire. L’érotisation du transfert surgit en outre à la fin de la passation, lorsqu’Orante déclare avoir très envie d’aller aux toilettes.

L’évitement du conflit nécessite un investissement narcissique passant par l’idéalisation de soi (la dernière planche, blanche, met en scène un scarabée noir dans un monde entièrement blanc qui ne va pas sans rappeler la dernière planche du Rorschach qui accueillait un génie qui peut tout exploser), l’insistance sur les contours (cabane, maison, grotte), et l’accent porté sur l’éprouvé subjectif (plaintes relatives au matériel). Son comportement hypomaniaque (ironie, humour et turbulence impressionnante) semble également s’inscrire dans ce registre défensif, signant un manque de distance certain et la nécessité d’être étayé pour produire ses récits.

Parmi ces manifestations figurent des simulations d’étouffement, frottements d’yeux, reniflements, bruits de gorge, toux, chuchotements inaudibles, jeux musicaux sur le bureau, exclamations de type c’est rapide !, éclats de rire, balancements sur la chaise, promenades des planches de long en large sur le bureau, agitation des planches sous la feuille de prise de note (il nous évente, envoie valser les feuilles derrière le bureau), observation attentive du bureau et oubli de la planche, imitations d’une araignée sur le bureau avec ses doigts, lancements de stylos par terre suivis du commentaire : c’est une araignée à faire disparaître !, pirouettes sans fin face à nos tentatives de le contenir, etc. Les situations figuratives, demandant par essence des efforts de secondarisation (bâtir du sens), ont manifestement permis un accrochage de la pensée plus fructueux pour lutter contre le défaut de pare-excitation d’Orante. Sans doute peut-on en déduire que l’accueil si massif d’émergences archaïques au Rorschach était dû au caractère non figuratif du matériel, mettant à mal le brandissement de ses parades défensives cognitives-narcissiques.

Orante est donc l’enfant aîné de parents en très grand conflit, qui ne cessent d’évoquer une séparation imminente qui n’arrive pourtant jamais. Comment comprendre sa venue au monde lorsque des parents semblent se haïr ? Comment ne pas être en quête de sens, ici ou ailleurs, lorsque des figures parentales infligent à leur enfant un conflit élaboré mais sans suite ? Nous pensons plausible qu’Orante, témoin de trois naissances après lui et précoce depuis le plus jeune âge, ait surinvesti la question de ses origines vers trois ans, et continué à rechercher dans la sphère cognitive un sens qu’il ne trouvait pas auprès de ses référents parentaux.

En témoigne la façon dont il négocie les émergences sexuelles et agressives dans ses protocoles : sensible aux contenus latents des planches renvoyant à la scène primitive, il tente de se dégager des représentations de relations par la sublimation. Lorsque cette confrontation ne peut être évitée, l’investissement d’objet apparaît massivement infiltré par des thématiques agressives rappelant le conflit parental réel. Placé dans une position de mêmeté générationnelle trop excitante avec ses imagos parentales, l’accrochage au réel (incarné par l’investissement de la sphère intellectuelle dans sa réalité quotidienne) permettrait à Orante de se pare-exciter : à la lueur de ce qu’il nous a livré durant ces tests, son hyper-excitation n’aurait de contenant que son savoir hyper-encyclopédique.

Ainsi, planche 2, détourne-t-il du couple parental le jeune personnage auquel il s’identifie, pour inventer un système révolutionnaire dans l’histoire : grâce au collier d’épaule, les cultures allèrent plus vite et les chevaux n’étaient plus forcés, étranglés, par les lourdes charges. L’investissement du savoir a ici nettement fonction de détournement de la relation entre les parents ; relation peu privilégiée au regard de l’attaque dont ce couple fait l’objet (la bonne et le paysan) et des termes forcé et étranglé, qu’il déplace sur le cheval avant la venue de l’enfant-sauveur, renvoyant certainement à une scène primitive sadique.

Planche 19 (moins figurative que les précédentes et dite maternelle archaïque), la curiosité pour l’intérieur du corps maternel semble également émerger. Après s’être plaint que l’exercice des tâches était plus significatif parce qu’on voyait mieux (ce qui est faux), Orante projette un bâton planté dans la terre avec deux yeux en dessous, une espèce de fantôme, on est dans une grotte ou un truc comme ça, peut-être au bord de la mer.

Ce récit succède au dernier, libre et sans support : Il était une fois un dragon blanc qui cultivait le coton qui à cette époque poussait à même le sol. Il y avait une tige mais sous cette neige permanente, on ne la voyait pas. Un jour, les chauve-souris blanches envahissent le ciel, et les souris blanches envahissent le sol. Pour la première fois, un scarabée arriva, c’était la première tâche qui n’était pas blanche… à mon avis il va pas rester longtemps en vie, mais c’est un premier, c’est un premier, de toutes façons tout le monde mourra un jour. Ici, Orante nous semble métaphoriser spontanément l’ensemble de nos enjeux de démonstration. Le dragon blanc (représentation virile), cultive une tige froide et ensevellie (curiosité autour d’une scène primitive sadique) dans la neige à même le sol (représentation maternelle froide et sous-terre, comme planche 19). Le premier scarabée ne peut qu’être une projection narcissique de luimême, ce statut de premier lui allant si bien (premier de sa fratrie, premier en classe). Le prix de ce statut étant ici comme dans la réalité l’isolement (seul élément noir dans un univers blanc) et la conscience précoce et aigüe de la vanité de l’existence, si fréquemment rencontrée chez les enfants surdoués… puisqu’au carrefour du surinvestissement intellectuel et de la tonalité dépressive.

Isidore est un jeune garçon de sept ans, adressé au laboratoire pour un examen cognitif lié à un surdon également précocement décelé, sur les conseils de la psychologue scolaire de son école. Il est en CE2 et a sauté le CE1. Très soucieux de réussir, il s’est privé de récréation cette année pour rattraper son retard.

Isidore est enfant unique, il vit seul avec sa mère qui est commerçante. Elle présente le père d’Isidore en disant qu’elle a fait quelque chose de pas bien et donc que son père est parti. Isidore ajoute : il me connait mais il ne m’a jamais vu. Sa mère est tombée très malade peu de temps après sa naissance et l’a récupéré à l’âge de cinq mois après de multiples interventions médicales. Sa mère explique qu’Isidore peut être aussi colérique que très calme. Ce changement d’humeur apparaît également dans le cadre des consultations psychiatriques. Assez isolé dans sa classe et dans la cour, il se met parfois en colère, est intolérant à la frustration, dit qu’il est un bébé. Il apparaît très exigeant avec lui-même (je suis idiot, je suis bête), aborde très aisément ses punitions et ses notes qu’il estime parfois pas méritées. La mère apparaît elle aussi comme très exigeante, elle semble contrôler tout ce que fait Isidore. Elle évoque par exemple une bonne note d’Isidore, mais décèle que la maîtresse n’avait pas vu toutes les fautes. Elle conclut alors que ça n’était pas une note méritée. Il présente parfois des attitudes régressives (énurésie, désir de dormir avec sa mère, colères, pleurs, réclame les bras). Il dit au cours d’un entretien : j’étais costaud quand j’étais petit. Paradoxalement, Isidore s’avère extrêmement mâture, s’analyse aisément. Il aime jouer à la game boy, à l’ordinateur et à la play station et a effectué un stage de poney cet été, qui lui a demandé beaucoup d’efforts d’adaptation.

Pendant les consultations psychiatriques, Isidore s’oppose souvent à sa mère, apparaît lui aussi dans la maîtrise de ce qu’elle dit. Le médecin décèle une insécurité qui nécessite souvent d’être recadrée. Il s’étonne de la coexistence entre sa maturité intellectuelle et ses traits parfois douloureusement régressifs.

Notre rencontre avec cette maman autour de l’examen psychologique laissera un sentiment de très vive intrusion. Préoccupée par tous les aspects de fonctionnement de son fils comme s’il s’agissait du sien propre, elle sollicitera tour à tour l’observation de sa latéralité ou de sa quantification de vitesse de lecture, préoccupations relatives à des observations personnelles ou à des conversations de professionnels du service surprises dans les couloirs adjacents à la salle d’attente. Elle sollicitera les différents intervenants de cette investigation à des moments inopportuns, n’hésitant pas à interrompre la passation des tests en revenant livrer une information jugée ommise au préalable, etc. Ainsi déclarera t-elle à l’un de nous avoir surpris les tricheries d’Isidore lors d’un contrôle à l’école, le mettant manifestement très mal à l’aise. De même, elle offrira ce commentaire à l’issue des épreuves projectives : je suis sûre qu’il a gardé sa doudoune pendant la consultation, parce qu’à la maison, il la garde en disant qu’il pleut et qu’il fait froid. Cette préoccupation de renforcer ses enveloppes psychiques, face à une mère peu sécurisante, fera écho avec l’arc-en-ciel protecteur de son dessin libre, mais également avec le thème projectif récurrent des gardiens au Rorschach.

Il obtient au WISC un QIT de 142, avec un QIV de 145, excellent et homogène, et un QIP de 122. L’investissement intellectuel est considérable. Le niveau de culture générale est très bon, le vocabulaire est étoffé et précis, les raisonnements arithmétiques pertinents rendent compte d’aisance pour manipuler les données chiffrées et pour se représenter mentalement des problèmes à résoudre. Isidore peut également compter sur d’excellentes capacités de conceptualisation.

Au Rorschach, Isidore se présente comme un petit garçon triste, il est difficile de lui soutirer un sourire et son regard est fuyant. La passation est manifestement douloureuse et l’unique réponse pour chaque planche est livrée sous le sceau de la rétention, avec difficulté.

La matière de son protocole est troublante : aucune réponse formelle n’est de bonne qualité et aucune représentation humaine n’apparaît. Les critères de socialisation sont massivement échoués. Qualita­tivement, le trouble causé par les projections d’Isidore tient au fait qu’elles semblent issues d’une pensée extrêmement régressée voire synchrétique. Ses dix réponses sont livrées selon la même formule : le percept est toujours suivi de la location enfantine avec, puis associé à un assemblage disparate et inadéquat. Donnant à ses réponses cette étonnante forme : deux volcans avec des défenses qui se battent avec leur lave, une crotte avec deux gardiens en forme de pouces, un gardien avec trois têtes : une de roses, une d’herbe et une troisième de feu, un portail avec une tête de louche.

Souvenons-nous de cette remarque de D. Lagache (D. Lagache, La psychanalyse et la structure de la personnalité, 1958), à propos de l’identité de perception et de l’identité de pensée : l’identification objectivante, qui maintient l’identité propre à chaque objet de pensée, doit contrer l’identification synchrétique. La pensée est très intensément mobilisée (longs temps de latence, appréhensions globales maîtrisantes, détails d’inhibition révélant l’isolation, rétention, répétition mot-à-mot des percepts pourtant fort insolites à l’enquête), mais se solde toujours par un échec de la secondarisation. Ce traitement très archaïque du Rorschach interroge l’extrême performance d’Isidore aux tests cognitifs.

Les projections, fusionnées ou contaminées, associent des éléments incompatibles entre eux, sans connexion avec la réalité. Des angoisses de destruction ou d’annihilation émergent (une fontaine avec deux loups vivants dessus), infiltrées de confusions par assonance entre passation et enquête (les deux volcans deviennent deux éléphants ; la tête de louche devient tête de mouche ; la crotte devient une grotte).

Les représentations corporelles sont très fragiles (machine, monstres, corps de fontaine, tête en salade, tête de portail, papillon avec des cornes, jambes d’oiseaux). Planche V, Isidore projette une chauve-souris crocodile. Il explique avoir l’habitude de dessiner chez lui le même animal en plusieurs parties de différents animaux. Un visage est ainsi constitué planche X, sans justification contextuelle, d’yeux en feu avec un noyau de pêche à l’intérieur. Pour le nez, une épingle à linge. Pour la bouche et les moustaches, deux vers de terre. Par ailleurs, certains détails d’inhibition (mains, colonne vertébrale) traduisent l’échec du travail d’isolation, ne permettant pas l’intégration des éléments anatomiques en un corps entier.

Le thème récurrent du château hanté protégé par des gardiens, particulièrement convoqué dans les planches maternelles, accompagne des fantasmes sadiques-anals infantiles (les méchants gardiens empêchent les gens de rentrer en les piquant, un gardien qui lance de l’eau, crache du feu et garde la fontaine qui est derrière, les gardiens repoussent les gens qui les ont énervé, ils se baissent et ils poussent). Cette fantasmatique infiltre toutes les évocations de relation du Rorschach. L’obstruction des gardiens à toute intrusion menaçante nous semble colmater des préoccupations autour des limites, mais également une menace de désorganisation identitaire.

La problématique phallique est très infiltrée d’analité, comme c’est souvent le cas chez les petits enfants, la composante domination-soumission ayant souvent recours à l’agressivité anale. Les thèmes de domination prennent une coloration agressive nette qui se dégage dans les interprétations évoquées ci-dessus de volcan, de jets d’eau et de feu, d’animaux ou d’éléments piquant (pics, cornes, bec). Dégagé de l’analité, le phallique engendre la mise en présence de représentations sexuées (queue, trompe, bout, vers de terre) associées à des objets contenants (portails, grotte, fontaine, puits). C’est dans les planches renvoyant aux imagos parentales que s’associent ces symboles sexuels pénétrant-pénétré (par exemple planche VII : grotte et animaux à queue).

La planche dite paternelle convoque les éléments phalliques attendus (un maître et son garde-du-corps à la queue lourde, qui ronfle). Mais cette imago s’avère sur sollicitation munie d’une tête légère en salade qui évoque la bêtise et fait écho avec le surdon d’Isidore. Placé par la suite dans un rôle maternant (il garde le corps et sert le thé de son maître, un bébé-géant), Isidore projette une dyade étonnante qui nous rappelle Isidore, géant surdoué doublé d’une affectivité régressée comme pourrait l’être celle d’un bébé…

Difficile de ne pas mettre également en lien cette symbolique du château et du manoir hanté avec les mystères entourant la scène primitive et le départ du père réel d’Isidore. Les planches phalliques accueillent des manifestations et remarques étonnantes : planche IV, Isidore emporte la planche derrière le bureau, de sorte à ce qu’elle ne soit plus visible, puis y projette un gardien. Planche VI, il projette un portail, placé à l’enquête devant un château hanté, avec une tête servant à regarder si y’a quelqu’un qui vient. Isidore nous explique planche I avoir déjà vu un manoir hanté dans son imagination. Planche III, il projette un corps enfumé sortant avec ses jambes par la cheminée… le père Noël, représentation paternelle idéalisée, ne semble pas bien loin.

Isidore trouve profit à l’appui figuratif des planches de C.A.T., un peu mieux secondarisées. On retrouve néanmoins de nombreux processus défensifs du Rorschach : certaines projections sont défendues par la même rétention ne permettant à aucun conflit d’émerger. D’autres, mal contenues, font l’objet de récits interminables que la tentative douloureuse de contrôle par la pensée ne parvient pas à contenir, laissant émerger des glissements identitaires.

La première planche représente une poule et trois poussins assis autour d’une table. La confrontation au contenu latent maternel oral de la planche occasionne chez Isidore la construction d’une histoire diffluante et sans fin (une maman prépare une entrée, un plat et un dessert à ses petits) consistant en une répétition, à trois reprises et mot-à-mot, de la première partie du récit. Plusieurs planches seront traitées selon ces règles arbitraires, témoignant d’un accrochage mnésique défensif face à la menace de désorganisation. En apprenant par coeur le début de ses récits, Isidore semble s’assurer une trame de sécurité en cas de débordement pulsionnel.
La fragilité des repères identitaires émerge sous de multiples formes dans ce protocole : les personnages ne sont pas reconnus dans leurs liens filiaux ou au sein d’une même espèce animale, changeant parfois eux-mêmes d’espèce au fil du récit (les petits poussins deviennent des petits cochons, le petit ours devient un loup). Les fantasmes de dévoration et de destruction sont mal contenus. Le sens logique quitte bon nombre de récits. Les représentations d’actions sont surinvesties, au détriment des affects, strictement absents.

Le manque d’étayage occasionne une persévération autour des lianes de la jungle planche 7, et absorbe littéralement le récit de la planche 2. Son contenu manifeste, un petit et un grand ours tirant à la corde contre un autre grand ours (conflit renvoyant aux enjeux oedipiens de la triangulation), génère une projection à l’allure de chute sans fin, dans laquelle la différence des générations n’est pas reconnue : c’est l’histoire de trois ours qui tiraient à la corde. Deux d’un côté et un autre de l’autre. Le bébé ours il dit “et si on lâchait et après l’autre, il tomberait, le deuxième ours”. Le dernier loup il dit “et si moi je lâchais tout et eux ils lâchent tout et après les deux ils tombent”. Après ils prennent une ficelle et le premier ours il dit “coupez la ficelle et l’autre tombera. Le deuxième ours il dit “coupez la ficelle et l’autre lui fera perdre l’équilibre”. Le troisième ours il dit “coupez la ficelle et si on coupe tout, tout le monde tombera”, etc. La rupture de lien infiltre la thématique et la verbalisation, dans un fantasme anal de destruction. Le récit est tenu, coûte que coûte, par un accrochage à l’action, mais les contenants sont insuffisants pour le structurer. Isidore a le plus grand mal à se confronter à la solitude, recourrant à un remplissage inadéquat des espaces, associé à des défenses maniaques par le plaquage d’affects heureux chargés de compenser des objets internes démunis (c’est l’histoire d’une chambre où il y a deux lits et deux tables, une lampe et un tapis et cette chambre elle appartient à un ours qui est très content de sa chambre et qui a beaucoup de jouets). La pensée, à travers la rétention, l’accrochage aux percepts détaillés et l’isolation, semble à nouveau colmater des mouvements dépressifs inélaborables et permettre le maintien à la réalité. La confrontation à l’imago maternelle est rigoureusement évitée (un ours qui s’est levé avant sa maman), parfois au prix d’une désorganisation des repères identitaires (quand l’enfant revient, sa maman sait plus où il est). Souvent reléguée à un rôle de pair désaccordé, rival et immature, cette imago favorise les conflits de l’enfant sans les apaiser. Elle ne suscite aucun mouvement d’identification (mère kangourou et enfant renard) et convoque des évocations carentielles (y’a pas beaucoup de choses à manger, y’avait plus d’eau dans la baignoire) et de dépression (il est tard, c’est l’hiver, ils se recouchent).

Cette imago est également l’objet d’attaques orales (si on mangeait tout, y’en aurait plus pour maman, le gâteau il est pas bon du tout alors ils se disent : on va laisser le gâteau à maman) et anales. Le seul partage mère-enfant mis en scène par Isidore apparaît autour du lavage et des toilettes, dans un contexte d’opposition anale opératoire et inflexible semblable au Rorschach. Planche 8 la maman dit au bébé : “va te laver” mais il est pas d’accord alors il sort de sa maison et va se laver dans le lac. Planche 10, l’adulte et l’enfant qui figurent sur la planche se disputent pour aller aux toilettes puis se disent “pardon pour la fois où j’ai eu envie d’aller aux toilettes avant toi”. Leur réconciliation se voit au fait que finalement les toilettes, depuis des jours, elles sont cassées. Ainsi l’apaisement de ce conflit régressif n’est-il possible que lorsqu’un fait matériel dû au hasard s’en mêle.

La nature de cette relation exclusivement obsessionnelle proposée par l’imago maternelle à son enfant dans les récits d’Isidore, nous rappelle le profil des mères d’enfants surdoués décrit par S. Lebovici (S. Lebovici, L’avenir psychopathologique de l’enfant surdoué, 1960.) : Des manifestations d’ordre obsessionnel sont rencontrées près d’une fois sur quatre, quelle que soit l’organisation psychopathologique de l’enfant. Ces caractéristiques apparaissent liées : cette origine commune entre intelligence élevée et manifestations obsessionnelles serait due au caractère hyperstimulant et perfectionniste de la mère, favorisant d’une part son développement intellectuel et ses aptitudes dans le maniement des symboles, et d’autre part le développement trop précoce du Moi par rapport aux pulsions, facteurs de névrose obsessionnelle.

L’imago paternelle apparaît très absente, tant physiquement que dans sa force d’opposition aux injonctions maternelles (planche 6 le papa s’est pas réveillé et il dort toujours, planche 8 le frère du bébé auquel s’identifie Isidore, représentant du père, s’allie à la mère pour le trahir). On la retrouve néanmoins autour d’un fantasme nourricier qui nous rappelle le Rorschach (le lion qui est roi demande à la souris d’aller lui prendre une tasse de thé et des gâteaux).

Il est difficile de ne pas mettre en lien le QI exceptionnel d’Isidore avec les désorganisations identitaires relevées au fil de ces épreuves projectives, d’une part, et avec les mystères entourant la scène primitive et le départ du père, d’autre part. La parole touchante qu’il formule à son propos au cours des entretiens précédant l’examen psychologique (il me connaît mais il ne m’a jamais vu) a pu provoquer, chez cet enfant également très précocement diagnostiqué surdoué, des interrogations particulièrement mobilisantes autour de ses origines.

Conclusion

L’hypothèse que nous avons tenté d’illustrer à propos d’un surinvestissement précoce des théories sexuelles infantiles chez les enfants surdoués aux origines effectivement dignes d’être interrogées trouverait un appui favorable dans la clinique de ces enfants, bien connus pour interroger de façon extrêmement précoce les grandes énigmes de la création universelle et de la finitude humaine. Cette hypermaturité intellectuelle s’ancrerait, ainsi que le postule la théorie psychanalytique, dans l’histoire infantile du sujet et dans la problématique affective qui en a découlé.

Thèse réalisée sous la direction de Mme le Pr Catherine Chabert : “Enfant surdoué : génie ou folie ? Articulations théoriques et projectives” (2007).
 

Notes

  1. J.-C. Terrassier, Les enfants surdoués ou la précocité embarrassante, 1981.
  2. M. Klein (1921, 1922, 1931, 1932) a consacré une partie de ses travaux à l’attrait pour les symboles chez certains enfants mal contenus sur le plan affectif. Plus récemment, S. Lebovici (1960, 1966, 1970) a développé une théorie étiopathogénique du surdon, notamment à partir de l’étude de patients psychotiques très savants.
  3. S. Freud (1908). Les théories sexuelles infantiles.
  4. M.-L. Verdier-Gibello a par la suite mis en lien ces questions : M.-L. Verdier-Gibello, Questions d’origine et quête cognitive, Enfance & Psy, n°3, 1998.
  5. L’abord épidémiologique des enfants surdoués de J. de Ajuriaguerra et D. Marcelli dans leur ouvrage Psychopathologie de l’enfant, 1984, en référence aux enquêtes de Terman, 1925 (1500 cas) et G. Prat, 1979 (141 cas) fait état de la fréquence d’aîné au sein d’une fratrie moyenne. De même, l’étude plus récente de L. Roux-Dufort, 1982, réunit elle aussi une majorité d’aînés. Elle commente : « malgré la petitesse de nos chiffres, nous retrouvons ce que nous savons déjà sur les enfants surdoués, c’est-à-dire qu’ils sont plus souvent uniques ou aînés de famille ».
  6. Une vignette clinique incluant cette dimension a été exposée en détail dans l’article : C. Goldman (2010), « Lorsque l’enfant surdoué est une fille : spécificités du féminin à la lueur du bilan psychologique », L’évo­lution Psychia­trique, 2010 (à paraître).
  7. O. James, They f*** you up – How to survive family life, 2004.
  8. P. Rentchnick, A. Haynal, P. Sénarclens (de) (1978). Les orphelins mènent-ils le monde ?

Bibliographie

  • Ajuriaguerra (de) J. et Marcelli D. (1982), Psychopathologie de l’enfant, 2ème édition, Paris, Masson, 1984, p.169.
  • Freud S. – (1908), Les théories sexuelles infantiles, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, 13ème édition 2002, p.14 – (1927), « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », in Oeuvres complètes, vol X, pp.79-164. Paris, PUF, 1993.
  • Goldman C. (2010), « Lorsque l’enfant surdoué est une fille : spécificités du féminin à la lueur du bilan psychologique », L’évolution Psychiatrique, 2010 (à paraître).
  • James O. (2003), They f*** you up – How to survive family life, Bloomsburry, 2004
  • Klein M. – (1921), « Le développement d’un enfant », Essais de psychanalyse : 1921-1945, Paris, Payot, “Bibliothèque scientifique”, 1968, Chap. I, p. 29-89 – (1931), « Contribution à la théorie de l’inhibition intellectuelle », Essais de psychanalyse : 1921-1945, Paris, Payot, “Bibliothèque scientifique”, 1968, Chap. XIII, p. 283-295 – (1924), « Le rôle de l’école dans le développement libidinal de l’enfant », Essais de psychanalyse : 1921-1945, Paris, Payot, “Bibliothèque scientifique”, 1968, Chap. II, p.90-109 – (1932), La psychanalyse des enfants, Paris, PUF, 1959
  • Lagache D. (1958), La psychanalyse et la structure de la personnalité.
  • Lebovici S. – (1960). « L’avenir psychopathologique de l’enfant surdoué », Revue neuropsychiatrique Infantile, 8, 5-6, 214-216 – Lebovici S., Benoit G., Poncin C., Poncin M., Talan I., Rozenhold M. (1966), « A propos des observations de calculateurs de calendrier», Psychiatr. enfant, 9, 2, 341-396 –
  • Lebovici S., Soulé M. (1970), La connaissance de l’enfant par la psychanalyse, Paris, PUF, coll. Le fil rouge.
  • Mijolla (de) S. (2002), Le besoin de savoir: théories et mythes magico-sexuels dans l’enfance, Dunod, 2002.
  • Prat G. (1979). « Vingt ans de psychopathologie de l’enfant doué et surdoué en internat psychothérapique », Neuropsychiatr. enfant, 27, 10-11, 467-474
  • Rentchnick P., Haynal A., Sénarclens (de) P. (1978), Les orphelins mènent-ils le monde ?, Paris, Éditions Stock, 1978
  • Roux-Dufort L. (1982). « À propos des enfants surdoués », Psychiatrie de l’enfant, XXV, 27-147.
  • Terman L.-M. et al (1925), Mental and physical traits of thousand gifted children, Genetic study of genius (1920-1959), Stanford Univ. Press.
  • Terrassier J.C. (1981), Les enfants surdoués ou la précocité embarrassante, Paris, ESF.
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