Espaces imaginaires des jeux de rôle
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Espaces imaginaires des jeux de rôle

Thème et contexte de la recherche

Cette étude des espaces du jeu de rôle s’inscrit dans le contexte d’un goût grandissant du public adulte pour l’imaginaire (succès de Harry Potter, du Seigneur des Anneaux, des jeux vidéo…), ainsi que dans le questionnement actuel sur les usages (pathologiques ?) d’Internet (univers virtuel) et de jeux susceptibles d’occasionner un repli sur soi. Jouer aux jeux de rôle, c’est interpréter un personnage – jouer un rôle – prendre un masque. Et Roger Caillois (1958) définit la prise de masque comme « volonté de s’évader du monde en se faisant autre ». Quels motifs peuvent pousser un individu à vouloir incarner un simulacre et, si l’objectif est de s’évader du monde, où se situe la frontière d’une pratique pathologique qui exile ?

La littérature

Peu de recherches sur le jeu de rôle sur table dans une perspective psychologique ont été effectuées en France. La littérature est essentiellement journalistique et sociologique. Cette pratique ludique a pourtant été mise à l’index par un discours médiatique avertissant des possibles conséquences néfastes du jeu (dépendance, déréalisation, comportements agressifs…). Aujourd’hui, la pratique croissante des jeux de rôle en ligne s’accompagne du même type de discours. Quelques enquêtes ont été réalisées aux États-Unis, principalement en psychologie sociale. Dans le domaine de la psychologie clinique, des auteurs se sont intéressés à l’avatar virtuel, mais leurs recherches ne sont pas précisément consacrées au jeu de rôle.

Populations d’étude

Nous nous sommes donc intéressées à certains joueurs de jeu de rôle ludique (hommes, adultes de plus de 18 ans, investissant l’imaginaire du jeu de façon très marquée).

Les joueurs de jeu de rôle : soit se réunissent à quelques-uns autour d’une table pour incarner chacun un rôle et vivre ensemble une histoire sur le mode de l’improvisation pendant plusieurs heures (joueurs de jeu de rôle sur table, population 1 de notre recherche) ; soit se connectent à Internet pour jouer à un MMORPG (Massively Multiplayers Online Role Playing Game, jeu de rôle massivement multi-joueurs), dans le cadre duquel ils côtoient des centaines d’autres joueurs, par le biais de leurs personnages virtuels (joueurs de jeu de rôle en ligne, population 2). Nous avons comparé ces deux populations de joueurs, jouant à plusieurs et incarnant un personnage de manières différentes.

Questionnements

Qu’est-ce qui pousse ces deux types d’individu à « s’évader du monde en se faisant autres »? Si les mondes virtuels sont des « réalités nouvelles », qu’est-ce qui motive l’investissement de ces nouvelles réalités (Pragier, Faure-Pragier, 1995) ? Pourquoi souhaiter incarner un personnage imaginaire dans un espace imaginaire ? Et pourquoi certains individus choisissent-ils de « s’évader » tous autour d’une table, jouant leur rôle de vive voix (pop. 1), quand certains autres préfèrent avoir le nouveau monde en trois dimensions sous les yeux, faisant agir et parler un avatar à l’écran, seuls dans une pièce (pop. 2) ?

Hypothèse 1

Des traits de personnalité, des éléments de la problématique du joueur peuvent-ils être mis en lien avec son acte de jouer à ce jeu-là ? Et l’investissement de mondes, de personnages imaginaires et imaginaires virtuels, peut-il être mis en rapport avec une modalité particulière de relation d’objet dans le jeu et hors du jeu ? Nous avons observé que le joueur qui investit des mondes et des personnages imaginaires virtuels peut éprouver une angoisse de type paranoïde (Klein et al., 1952), de laquelle résulte la mise en place de mécanismes de défense : refuge dans le rêve diurne en tant qu’accomplissement du désir et maintien dans le principe de plaisir (Freud, 1900, 1908) ; clivage de l’objet et maintien dans la relation d’objet partiel par peur de la relation d’objet total, l’objet total constituant une menace (Klein et al., 1952) ; mécanismes dissociatifs (Suler, 1996-2007) ; ce chercheur oppose la dissociation au principe d’intégration, réappropriation dans le réel de ce qui a été vécu dans le cadre du monde imaginaire par l’intermédiaire du personnage ; investissement narcissique (incarnation de personnages correspondant de préférence à un Idéal du Moi).

Hypothèse 2

Dans le cadre de travaux consacrés à l’utilisation et aux utilisateurs d’Internet, les chercheurs en psychologie posent actuellement l’hypothèse d’une utilisation transitionnelle du média (Civin, 2000 ; Missonnier, non daté). La seconde partie de notre travail se situe dans la lignée de ce questionnement. Le jeu de rôle en ligne et, par extension, le jeu de rôle sur table, est-il susceptible d’être un moyen plutôt qu’une fin ? Nous avons en effet constaté que l’espace imaginaire virtuel du jeu peut constituer un espace transitionnel (Winnicott, 1971), un espace de réassurance où l’individu-joueur voit progressivement diminuer son angoisse de persécution, où il se construit et accède progressivement au principe de réalité et à la relation d’objet total par le biais de ses relations partielles rassurantes. En outre, si le jeu de rôle est un phénomène transitionnel efficient, s’il a été utilisé comme tel, cela peut se manifester concrètement dans les aspirations ou réalisations professionnelles de certains sujets-joueurs.

Les espaces imaginaires et imaginaires virtuels des jeux de rôle sont des espaces virtuellement transitionnels, ils ne sont pas toujours utilisés comme tels. Certains joueurs, qui n’utilisent le jeu que comme un vaste mécanisme de défense consécutif à l’angoisse paranoïde, en font ainsi un usage qui peut glisser vers le pathologique. Parmi les joueurs de notre recherche, quatre sur six sont parvenus, dans le cadre de l’aire intermédiaire d’expérience, à concilier les exigences de l’imagination et celles de la réalité extérieure. Les deux sujets restants étant très jeunes, il s’agirait d’observer par la suite s’ils sont parvenus à se réaliser de la même manière.