Existe-t-il une pulsion de savoir ?
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Existe-t-il une pulsion de savoir ?

La publication toute récente des Leçons sur La volonté de savoir de M. Foucault est une véritable chance pour traiter de la pulsion de savoir. Dans le premier tome de son Histoire de la sexualité que Foucault a intitulé La volonté de savoir il montre fort justement que si nous n’avons pas été capables d’imaginer des plaisirs nouveaux, nous avons quand même inventé un autre plaisir. Lequel ? « Le plaisir à la vérité du plaisir, plaisir à la savoir, à l’exposer, à la découvrir, à se fasciner de la voir, à la dire, à captiver et capturer les autres par elle, à la confier dans le secret, à la débusquer par la ruse ; plaisir spécifique au discours vrai sur le plaisir ». L’art érotique est pour Foucault dans « ces jeux du savoir avec le plaisir » ce qu’il traduit par cette formidable expression de « plaisir à l’analyse ». Reste à savoir ce qu’il en est du joueur aux jeux du savoir et c’est là que sans grande surprise, mais quand même, nous retrouvons dans la généalogie du savoir la question de Nietzsche sur cette partie de nous-mêmes qui tend à la vérité et dont Œdipe est le symbole depuis la tragédie grecque où l’homme est devenu un problème pour lui-même. On pourra lire avec attention le texte de Foucault sur Le savoir d’Œdipe qui conclut ses Leçons sur La volonté de savoir. Bref, avant d’en faire une norme, il nous faut reconnaître cet Œdipe qui est en nous et qui nous pousse à la bataille pour savoir. En ce qui concerne la psychanalyse, c’est dans Les trois essais sur la théorie sexuelle de Freud qu’apparaît la pulsion de savoir dans le chapitre sur Les recherches sexuelles infantiles qui a été ajouté en 1915 à l’étude de La sexualité infantile.

Les trois essais sur la théorie sexuelle est un ouvrage que Freud a complété régulièrement jusque dans les années 1920. Ce qui fait de ce livre un des documents les plus appropriés pour se saisir de la théorie freudienne. Il porte et il garde également le génie novateur de Freud qui dans un contexte historique et scientifique a libéré la « sexualité » de son ancrage naturaliste par la découverte de la « pulsion » venant se substituer à « l’instinct ». Le concept de « sexualité » venait tout juste d’apparaître comme détaché de l’anatomie et la pulsion qui n’a pas de lien naturel avec l’objet de sa satisfaction ni avec ses buts a contribué à l’émergence d’un nouveau discours sur la sexualité humaine. Revenons à la pulsion de savoir, Je cite Freud : « C’est à l’époque où la vie sexuelle de l’enfant atteint sa première floraison, de la troisième à la cinquième année que se font jour aussi chez lui les prémices de l’activité qu’on attribue à la pulsion de savoir ou du chercheur. La pulsion de savoir ne peut ni être mise au nombre des composantes pulsionnelles élémentaires, ni être exclusivement subordonnée à la sexualité. Son faire correspond d’une part à un mode sublimé de l’emprise ; d’autre part, cette pulsion travaille avec l’énergie du plaisir de voir. Toutefois, ses relations à la vie sexuelle sont particulièrement importantes, car nous avons appris de la psychanalyse que la pulsion de savoir des enfants est attirée par les problèmes sexuels avec une précocité insoupçonnée et une intensité inattendue, voire éveillée pour la première fois par ceux-ci ». De nombreux commentateurs s’interrogent sur la complexité de cette articulation d’une pulsion dont la source n’est pas exclusivement sexuelle et qui puise simultanément à la sublimation de l’emprise et à la pulsion de voir. La réponse est à chercher entre la pulsion dont l’objet est le plus instable, à savoir le regard, et le désir du sujet qui serait de vouloir maîtriser cet objet qui lui échappe.

D’où notre question sur la nature de cet objet « regard ». Le regard est pluriel, il y a celui qu’on convoque dans le miroir d’une cabine d’essayage par exemple pour constituer un nouvel habit en objet de désir dans le regard de la vendeuse ou de l’ami(e), ce qui est une construction de soi dans le miroir par le regard, bref, ce qu’on appelle le narcissisme. Et, il y a le regard qui surprend, qui s’invite et impose sa présence en provoquant le plus souvent l’angoisse ou l’effroi. Safouan raconte l’histoire d’une patiente qui a été surprise par un tel regard à la sortie d’une cabine d’essayage et le regard n’était qu’un éclat de lumière sur un mannequin. Cette manifestation du désir de l’Autre par la présence du regard met le sujet face à l’énigme de ce désir Autre. Cette présence énigmatique d’un désir Autre est la plus manifeste dans un regard qui au-delà de sa fonction de miroir dans lequel je peux me voir, se montre comme pure énigme. D’autant plus dans la sexualité lorsqu’on n’y voit rien ! comme l’écrit Daniel Arasse à propos de la peinture. On peut regarder la Vénus du Titien où Olympia de Manet et se rendre compte que ce rien énigmatique que rencontre notre regard n’est pas rien du fait même qu’il pousse au savoir, d’où tous ces livres d’histoires de l’art et autres qui remplissent nos bibliothèques. Saint-John Perse voulait qu’on lui mette une femme nue à la place de sa bibliothèque, et si c’était l’inverse. La pulsion de savoir cherche à maîtriser par le savoir l’énigme du regard en l’occurrence sur la sexualité. L’objet regard de la pulsion de savoir est sexualisé comme tous les objets du fait même de la réalité sexuelle de l’inconscient. Cette sexualisation des objets par l’inconscient, comme le montre la petite Anna Freud qui ne rêve que d’objets interdits, fait de nos enfants des petits chercheurs en puissance animés d’une volonté de savoir qui rencontre d’après Freud sa limite par l’ignorance du rôle fécondant du sperme et de l’existence de l’orifice sexuel féminin. Le savoir de l’enfant sur le sexe bute ainsi sur son incomplétude qui le disjoint de la vérité qui sera à chercher ailleurs. Freud ne semble pas envisager une issue par la fiction des histoires de cigognes et autres contes et légendes. Il note que cette butée de l’ignorance peut produire un tarissement durable de la pulsion. Il serait plus juste de trouver les raisons de l’échec du savoir et ses conséquences subjectives sur la carrière de nos jeunes chercheurs dans le rapport d’impossibilité du savoir à dire le vrai sur le sexe et la jouissance. Cette épreuve de l’ignorance active le plus souvent un transfert sur l’Autre supposé mieux savoir que le sujet sur ce qu’il en est de la vérité de sa jouissance, notamment sous la forme du déplaisir du symptôme, dont nous savons qu’il était auparavant, avant le refoulement, un plaisir. Cette fiction d’un transfert de savoir est ce que Lacan à appelé « le sujet supposé savoir ». J’ai assisté à une scène où un petit garçon qui vivait seul avec sa mère et sa sœur, visiblement agité par une excitation, interrogeait sa mère sur sa jouissance avec les hommes. Notons encore cette remarque importante de Freud, nos petits chercheurs trouvent par la pulsion de savoir à se séparer de leur entourage qui jouissait jusque là de leur pleine confiance en s’orientant de façon autonome et solitaire dans ce monde sexué. Il me faut encore apporter la précision que c’est l’énigme à laquelle l’enfant est confronté qui active la pulsion de savoir et que cette énigme n‘est pas que du côté du regard. Œdipe en est le symbole et le film Résistance en est son actualisation. D’ailleurs, le chapitre qui suit celui de la pulsion de savoir dans Les trois essais s’appelle L’énigme du sphinx. Freud ne met pas sur le même plan de l’énigme la naissance des enfants et la différence des sexes, nous pouvons ajouter que pour un enfant la réalisation d’être né d’un désir a une fonction autrement plus radicale qui active la pulsion de savoir. Léonard de Vinci illustre par son génie cette recherche impulsée par l’énigme de sa naissance en laissant tout comme son père ses œuvres inachevées. Le chercheur est animé d’un désir de conquêtes de nouveaux savoirs aux frontières de la connaissance, c’est-à-dire aux bords de ce qui fait énigme pour nous. Il pousse ce désir jusqu’à l’amour du laboratoire. En somme, la pulsion de savoir nécessite pour son activation que l’enfant soit confronté à l’énigme de son existence qui le plus souvent se pose au niveau du désir qui passe par celui de l’Autre. N’est-ce pas ainsi qu’on peut entendre comme le suggère Freud que l’énigme du Sphinx n’est qu’une version déformée de la question sur la naissance des enfants ? On peut dès lors envisager l’envers du décor en cas d’absence d’appétit de savoir !