Introduction
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Introduction

Pour ma part je me centrerai plus spécifiquement, dans un premier temps, sur l’approche et la compréhension des épreuves projectives de Basile, en essayant dans un second temps d’interroger, à leur lumière, les troubles instrumentaux de ce garçon. Les épreuves projectives comme le T.A.T et le Rorschach, dans leur nécessaire complémentarité, offrent une lecture particulièrement pertinente et éclairante du fonctionnement psychique d’un individu à un moment donné. Dans les situations très nombreuses de consultations motivées par des difficultés d’apprentissage scolaire, prenant des formes très diverses, les épreuves projectives permettent d’articuler non seulement les éventuelles difficultés cognitives telles qu’elles ont pu être évaluées aux tests de niveau par exemple, et les processus de pensée, à des épreuves mettant en jeu les fondements identitaires et narcissiques, mais aussi la complexité des modalités relationnelles et conflictuelles d’un sujet à un moment donné. Il ne s’agit pas d’offrir une interprétation exclusivement psycho-dynamique des troubles instrumentaux – ce qui reviendrait à nier la disparité et la spécificité des compétences cognitives de tout un chacun – mais bien de proposer une approche holistique des difficultés d’un sujet, nécessitant un aller retour permanent entre ses compétences cognitives instrumentales et les modalités de son fonctionnement psychique et donc ses avatars.

Les épreuves projectives de Basile (cf. p.41) interpellent immédiatement par l’importance de la restriction de la production, très certainement à la mesure de la charge fantasmatique sous jacente. On est d’autant plus sensible à cette restriction qu’elle entre vivement en contraste avec les capacités verbales mises en évidence aux épreuves de niveau. Les défenses qui servent l’évitement du conflit dominent la production. Elles prennent la forme au Rorschach d’une faible production (R : 11), d’une inhibition, de formules signant la fermeture associative (« non désolé rien… non rien du tout » « c’est tout », « ça me fait rien penser »). Cette dernière formule retient tout particulièrement notre attention en ce qu’elle vient, me semble-t-il, dire sur quoi porte l’inhibition : non pas sur les représentations elles mêmes -ce qui pourrait alors renvoyer au mécanisme de refoulement (« ça ne me fait penser à rien »)- mais sur l’activité même de penser. Le T.A.T. laisse apparaître des récits courts et sans réel rebondissement. Certaines planches sont même refusées. C’est notamment le cas de la planche 11. Les temps par planche sont élevés en regard de la longueur des histoires, histoires elles-mêmes entrecoupées de temps d’arrêt et d’hésitations. Les personnages demeurent souvent anonymes, impersonnels, comme sans ancrage ni inscription. Les défenses d’inhibition peuvent néanmoins laisser place à des défenses rigides qui signent, ici, la quête de maîtrise des émergences projectives. Là encore notre attention ne peut qu’être retenue par l’investissement affiché de cette pensée, comme autant de tentatives de contention des émergences pulsionnelles et fantasmatiques. Au Rorschach comme au T.A.T., elles transparaissent dans des formulations précautionneuses (« on dirait ») ou encore dans la mise en avant de l’activité de penser (« ça me fait penser à »), mais aussi dans l’investissement formel et l’insistance sur le repérage perceptif et les descriptions. On repère néanmoins rapidement le caractère insuffisamment structurant de ces modalités défensives, en ce qu’elles n’ouvrent en aucune manière la voie à l’expression d’une conflictualité interne et donc à un véritable conflit d’ambivalence. Les défenses les plus secondarisées sont, en effet, relayées par des émergences en processus primaires, débordant les capacités de contention psychique de Basile. Le tampon psychique bien fragile que constituent les défenses rigides et d’inhibition, témoigne de la grande fragilité des fonctions pare-excitatrices de la psyché. On assiste alors à de véritables irruptions dans la production, de représentations et de fantasmes massifs, avec parfois une connotation interprétative et projective patentes.

Au Rorschach, dès la première planche, l’accrochage au percept tente d’endiguer des mouvements projectifs éminemment anxiogènes (« des yeux très méchants qui regardent une proie », « yeux très cruels »). L’inhibition qui suit est, bien entendu, à la mesure de la massivité des fantasmes, qui sont en grande partie retenus. La proximité des mécanismes interprétatifs se lit également dans la vigilance perceptive et dans l’insistance sur des détails (« yeux » « dents ») à connotation agressive et aux potentialités persécutrices (« un sourire d’être humain » – septième planche). Au T.A.T. les émergences projectives font irruption de temps à autre au milieu d’autres récits très défendus, et ce au prix d’une forte restriction et d’un appauvrissement fantasmatique. Les barrières défensives sont néanmoins débordées lorsque les sollicitations externes et internes sont trop importantes, comme à la planche 8BM : « On dirait quelqu’un qui veut assassiner un autre homme et un autre homme a une sorte de marteau à la main et il va l’assommer avant de le tuer et partir ». Le conflit d’ambivalence, mais également les mécanismes de refoulement de déplacement et de symbolisation attendus, laissent clairement place à des fantasmes agressifs à connotation sadique. Ces fantasmes sadiques sont également repérables au Rorschach (« très cruels » « très méchants » -planche I, « un animal qui a des dents comme ça et qui essaye d’attraper quelque chose et qu’a des pattes de scorpions » – planche III, « une peau de bête qu’un chasseur a tué…quand un chasseur a tué un animal il l’a aplati sur le sol et ça fait une forme comme ça » – planche VI). Le contenu des réponses est encore très inscrit dans un univers fantasmatique prégénital avec des fixations orales et anales prégnantes.

Le T.A.T. parce qu’il met tout particulièrement à l’épreuve, de par sa consigne, les capacités de secondarisation du sujet, est illustratif des troubles de la pensée de Basile. Ainsi l’exigence de liaison pulsionnelle, psychique, se trouve mise à mal, entravant actuellement l’accès à un traitement des conflits structurants attendus chez un garçon de presque 11 ans, mais aussi indexant l’utilisation de ses capacités de pensée. La structuration même des récits s’en trouve mise à mal, faisant affleurer la perte des repères internes en dépit des efforts de repérage, comme peut l’illustrer le récit de la planche 2 : les repères spatiaux se trouvent bousculés sous la force des fantasmes sexuels, incestueux et agressifs, sadiques « dame enceinte qui s’al… qui s’allonge pas qui heurte non qui fait comme ça qui s’écroule sur un arbre on va dire ». Les mots semblent ici trouver leur butée sur des fantasmes prégénitaux qui ne peuvent s’organiser et structurer le scénario autour d’une problématique œdipienne.

Ces dernières remarques nous conduisent inévitablement à questionner les positions identificatoires de Basile et, avec elles, la qualité des relations aux images parentales. Basile ne peut, pour l’heure, accéder à un conflit d’identification structurant. Lorsque différenciation il y a, elle reste encore très attachée à des attributs externes (« barbe », « moustache », etc.) qui n’ouvrent pas encore la voie à une conflictualité intrapsychique structurante. Ceci est particulièrement prégnant au Rorschach où, le plus souvent, figures animales et humaines demeurent indéterminées. On le repère également au T.A.T quand la différence de sexes n’est pas explicitement figurée par le matériel, les personnages demeurant sous le sceau de l’anonymat comme à la planche 3BM (« quelqu’un… qu’il… qui ») ou à la planche 10 (« un adulte, un enfant »). C’est sur la fragilité des identifications primaires que nous devons donc porter notre attention.

Les relations aux images féminines – maternelles telles qu’elles peuvent se manifester au Rorschach portent l’empreinte des angoisses prégénitales de ce garçon. La planche I l’illustre tout particulièrement : « un loup qui sourit avec des yeux très méchants avec des dents très très grandes et qui regarde une proie ». Ce sont des figures nanties d’attributs potentiellement dangereux et persécuteurs actualisant des angoisses de dévoration contre lesquelles Basile lutte activement. Je vous renvoie à la septième planche où il est fait allusion à « un sourire d’être humain ». L’épreuve des choix témoigne tant de l’angoisse que de la lutte qu’elle mobilise : le choix positif est valorisé, le choix maternel est dévalorisé. Les fixations à des modalités d’expression sadiques orales me semblent particulièrement éclairantes pour la compréhension du bégaiement de Basile où les mots sont littéralement hachés dans tous les sens du terme. Attardons nous un instant sur la septième planche, où les associations de Basile suscitent, pour le moins, des questions. On ne peut, en effet, qu’être interpellé par le caractère énigmatique des représentations, dont on peut cependant souligner les effets désorganisateurs sur sa pensée. Ses associations sont très personnelles. Elles sont relativement peu partageables et intègrent une perte des repères spatiaux. Que dire de cette représentation d’un tissu dont la fragilité contraste avec cette image, dévitalisée, de toute puissance et d’emprise que représente cette machine/grue qui constitue une association très solipsiste où c’est le contraste des positions qui domine et où la source pulsionnelle est portée à l’extérieur ?

Les planches aux sollicitations phalliques comme les planches IV et VI du Rorschach témoignent là encore du caractère insuffisamment structurant de ces figures d’identification. Ce sont des images de toute puissance insuffisamment différenciées (« dragon », « monstre »), figures prégénitales peu structurantes. On voit d’ailleurs à la planche VI combien il nous est difficile de repérer des positions d’identifications claires. Basile s’y identifie-t-il à l’agresseur ou à l’agressé ? Je demeure persuadée qu’il s’identifie aux deux, aboutissant – même sur question du clinicien – à cette indétermination fondamentale qui nous renvoie inexorablement, chez Basile, à sa fragilité identitaire (« un animal inconnu »). On retrouve le même scénario à la planche 16 du T.A.T. avec l’alternance entre des figures animales carnivores et herbivores, qui placent encore une fois la question de la gestion des pulsions orales au premier plan. Les quelques sursauts d’identification à des images de puissance à connotation mégalomaniaque (« un oiseau, un très grand oiseau. Comme un aigle royal ») ne permettent en aucune manière de s’appuyer sur un axe narcissique phallique porteur, dont on ne peut que mesurer l’insuffisance. Les assises identitaires sont ébranlées sous la force des motions pulsionnelles agressives, ne pouvant être élaborées, pour l’heure, tant elles sont prises dans une relation à une figure maternelle prégénitale, relation qui empêche l’accès à une structuration plus différenciée sur un mode œdipien. L’expression « garçon manqué » est donc l’illustration ici d’une identité amputée de ses points d’ancrage et non le reflet d’un conflit d’identification secondaire. Il porte la marque d’un « manque à être », où l’identité sexuelle constitue le lieu des butées d’une historicisation avortée. Les troubles instrumentaux de Basile, sous l’éclairage des modalités de son fonctionnement psychique, sont, semble-t-il, le reflet de ce manque d’inscription fondamentale, d’une histoire qui ne peut s’écrire et laisser une trace encore fortement empreinte du sadisme oral de ce garçon.