Je veux être vétérinaire
Dossier

Je veux être vétérinaire

On fait très souvent référence, dans la littérature psychanalytique et dans les observations de psychiatrie infantile, au souhait exprimé par l’enfant très jeune qui déclare qu’il veut être plus tard médecin et qui, dès maintenant « joue au docteur ». On a beaucoup montré ce que cela signifie chez un enfant jeune et les autorisations qu’il se confère, par cette vocation, de satisfaire sa curiosité à propos du corps de ses frères et sœurs, de ses cousins et cousines et d’une approche de la sexualité. Il peut également exercer son sadisme sous une forme symbolique en prétendant faire des opérations, des piqûres, et en obligeant ses « malades » à l’obéissance et à la passivité.

En revanche, on retrouve rarement une référence à cette autre déclaration : « je veux être vétérinaire ». Or, pourtant, si on se rapporte à son expérience clinique, et si on prête attention à cela, on constate que ce souhait de vocation est fréquemment exprimé par les enfants. Il nous a paru intéressant de reprendre ici succinctement certains aspects de la dynamique conflictuelle de l’enfant, qui trouve une issue dans cette déclaration d’intention. Vouloir faire des soins aux animaux « son métier, son avenir » traduit quelque chose de particulier. Quand nous étudions « je veux être vétérinaire », nous parlons des premiers aménagements pulsionnels et fantasmatiques qui surgissent chez l’enfant à la période oedipienne et au début de la période de latence et qui sont de l’ordre de la sublimation ou de la formation réactionnelle, et non pas de la réalité, « devenir vétérinaire », qui suppose de tout autres aménagements et transformations. (De même que ceux qui deviennent médecins n’ont pas forcément ce fantasme identificatoire à l’âge de 4 ans, de même tous les vétérinaires n’ont pas soigné ou élevé ou sadifié des animaux dans leur enfance.)

Nous sommes donc à l’aise avec les uns comme avec les autres. D’ailleurs, comme celui de l’adulte, il y a déjà au niveau de l’enfant un mécanisme d’identification réparatrice, comme le soulignent Catherine Bonnet et P. Mâle.

L’animal apparaît souvent comme un objet qui offre d’une manière très vaste, la possibilité de déplacer de nombreux émois qui impliquent :

  • soit le corps propre de l’enfant ;
  • soit celui des parents et, notamment, de la mère.

La vocation « être médecin » surgit chez le jeune enfant quand il veut rationaliser et justifier la pratique des émois en question. Par exemple :

  • soigner un enfant comme lui, sadifier un enfant comme lui ou son frère ou sa sœur ;
  • exercer sa curiosité sexuelle : jouer au médecin avec sa sœur justifie le regard sur ses parties génitales ;
  • autoriser des pensées vers le corps de la mère, et notamment le contenu du ventre maternel, la grossesse, l’accouchement, et cela avec toutes les contradictions : sadisme, fantasmes libidinaux, craintes et, bien entendu, idéalisation des bons objets et possibilités de détruire de ses mains les mauvais.

La vivacité de tels émois chez certains enfants fait que ceux-ci élaborent alors le fantasme de devenir médecin. Certains l’abandonnent bientôt. Le fantasme infantile « je serai vétérinaire » permet de maintenir les mêmes pulsions, mais en déplaçant cette fois l’objet auquel elles s’adressent. Ce déplacement, qui bénéficie d’un consensus général bienveillant – familial, social, culturel -, réalise l’occultation des véritables objets et permet aux pulsions de s’exprimer plus ouvertement.

« Je veux être vétérinaire » reçoit d’autres renforcements :

  1. Ce fantasme est l’objet d’un investissement narcissique très important et donne à l’enfant une image de lui-même projeté dans l’avenir, épurée de la sexualité, l’animal n’apparaissant plus comme un objet sexuel. L’enfant se présente comme désintéressé, ayant totalement contre-investi son sadisme. La projection de cette image dans l’animal lui revient sous la forme d’un animal éperdu de reconnaissance ayant renoncé à toutes ses tendances instinctuelles – le loup de Gubbio qui vient lécher Saint-François ;
  2. Ce déplacement lui permet de prendre une plus grande distance avec la mère archaïque :
    • soit en ne voulant s’occuper que d’animaux très doux ;
    • soit, au contraire, en prétendant soigner les animaux féroces.

Lorsqu’un enfant déclare qu’il veut être médecin, cela lui permet quelques jeux infantiles mais, en même temps, le contraint à accepter qu’il ne pourra exercer la médecine et ce qu’elle autorise que beaucoup plus tard, lorsqu’il aura atteint l’âge adulte. Dès lors, il doit trouver un refuge dans la fantasmatisation puisque la réalité ne lui est pas – et pour longtemps encore – accessible. Par exemple, dire « je veux mettre des enfants au monde et être accoucheur » ne lui donne dans les faits, actuellement, aucun accès au corps de sa mère.
En revanche, dire « je veux être vétérinaire » autorise – et les parents le favorisent – l’accès au corps des animaux, à leurs organes sexuels, aux naissances, aux copulations (assister à la naissance des veaux, par exemple). Tout ce que nous venons de préciser peut se situer plus ou moins selon le registre de la formation réactionnelle ou celui de la sublimation car, à cet âge de l’enfance, les différents processus de défense peuvent alterner ou coexister. On peut s’interroger cependant sur certains choix d’animaux sur lesquels s’appuient les fantasmes et la vie imaginaire du « futur vétérinaire » :

  • soigner des animaux féroces qui sont reconnaissants et ne touchent pas à leur vétérinaire conforte un idéal du moi mégalomaniaque. Il y a également dans le fantasme de l’animal sauvage, bête fière de l’Afrique qui accepte les soins d’un enfant, une réconciliation, et même une victoire sur le père castrateur ;
  • soigner les animaux réprouvés parce que répugnants, tels les reptiles, est une manière de justifier sa perversité.

Dans la civilisation urbaine qui caractérise notre époque, il faut sans doute aujourd’hui établir une différence entre :

  • l’enfant des villes, pour lequel, même s’il va quelques week-ends à la campagne, dire « je veux être vétérinaire » surgit comme un aménagement fantasmatique assez pur pour son imaginaire ;
  • et l’enfant de la campagne, c’est-à-dire celui dont les parents vivent des animaux (fermiers, éleveurs) et pour lequel dire « je veux être vétérinaire » est certainement beaucoup plus complexe. Interviennent par exemple :
    • des éléments d’identification à celui des parents qui soignent effectivement les animaux,
    • des éléments d’identification à ces animaux élevés par les parents, mais qu’il faut sauver parce qu’ils sont voués à l’abattoir ou à la domestication,
    • le désir de contribuer à la prospérité de l’entreprise familiale tout en gagnant des honoraires.

En conclusion, il est plus fréquent qu’on ne le dit d’entendre les enfants déclarer qu’ils veulent devenir vétérinaire. Ce projet professionnel, si on en parle avec l’enfant et si on lui permet de l’expliciter, traduit la forme de nombreux aménagements de la dynamique conflictuelle. Il faut généralement tenir compte de ce projet qu’il affirme et qui est très investi narcissiquement. Son élucidation avec l’enfant lui-même permet un accès souvent très riche à la compréhension des modes expressifs de cet enfant.
Publié dans L’animal dans la vie de l’enfant, ESF Editeur, 1982, pp. 74-77.

dossier
14 articles
Humanité et animalité : les frontières de passage