Jean Renoir, ses environnements, sa créativité
Dossier

Jean Renoir, ses environnements, sa créativité

Introduction

L’étude de l’activité créatrice aide à mieux saisir la nature des processus de transformation au cœur de la psyché, processus qui se caractérisent notamment par une articulation complexe avec l’environnement. Nous proposons donc dans ce travail d’étudier son rôle dans la création cinématographique à partir de l’œuvre du réalisateur français Jean Renoir (1894 -1979). Renoir apparaît en effet comme un sujet de choix pour aborder le rôle de l’environnement dans le processus de création, évoquant à de multiples reprises son intérêt pour cette thématique : « Je crois que tout être humain, artiste ou non, est en grande partie un produit de son environnement » (p.8). Nous proposerons ainsi quelques réflexions visant à éclairer la créativité de Renoir à partir des différents environnements qu’il a pu traverser et ce qu’il a pu nous en dire dans ses écrits1 (Renoir, 1962, 1974, 1996, 2005).

Genèse d’une vocation et environnement familial

Quelques éléments tout d’abord concernant la genèse de la vocation de Renoir dans le cadre de son environnement familial, ce qui nous conduira dans un premier temps à relever certains éléments biographiques, pour mieux saisir son parcours de création. Renoir découvre le cinéma grâce à Gabrielle, sa nourrice, cousine de sa mère et modèle de son père. Gabrielle le conduit un jour aux grands magasins Dufayeloù se déroule une projection lors de laquelle le jeune Renoir, effrayé par le bruit rythmé de la Croix de Malte, découvre à l’écran une rivière et un crocodile. Son lien au cinéma s’étoffe plus tard à l’âge adulte après sa rencontre avec le fils du Professeur Charles Richet dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Celui-ci lui fait découvrir Charlie Chaplin, ce qui suffira à convertir Renoir corps et âme au cinéma. En effet, dès son retour de la guerre -après avoir été blessé par balle au col du fémur ; il boitera à vie -, il regarde jusqu’à trois films par jour. Il éprouve alors une grande admiration pour les acteurs américains, en particulier Pearl White, Mary Pickford et Douglas Fairbanks. Il est également très attiré par les films de David Wark Griffith, chez qui il apprécie tout particulièrement « l’enchantement des enchantements » que représentent pour lui les gros plans, « surtout les gros plans de filles » (p.40). Il explique notamment que ceux-ci représentent pour lui « des tentatives d’échapper à la réalité photographique »2 (p.47). Renoir opère en effet à partir d’un médium en mouvement, ce qui contraste avec la peinture de son père. Cet intérêt pour le mouvement était déjà présent dans sa première activité artisanale, la céramique, à laquelle son père le prédestinait. Celui-ci « ne croyait pas aux métiers où la main ne jouait aucun rôle », ce qui est également très présent dans la pensée de son fils : « j’avais besoin de m’exprimer par le truchement de mes propres produits, que ce soient des vases de faïence stannifère ou des films » (p.45). Renoir accepte néanmoins de laisser un temps son atelier de céramique dans le but de faire de sa femme, Andrée Heuschling – Catherine Hessling au cinéma – une vedette. Il rédige alors un premier scénario, intitulé sobrement Catherine (1924). L’intérêt pour la féminité, déjà présent en filigrane dans le gros plan, trouve ici à s’exprimer par la mise en valeur de la femme qu’il aime.

L’héroïne de ce premier film, Andrée Heuschling donc, n’était autre que le dernier cadeau que sa mère avait fait à son père avant de mourir, un « modèle blond pour ses baigneuses », rencontrée à l’académie de peinture de Nice. Son père réalisa alors des portraits d’Andrée après la mort de son épouse et Renoir l’épousera, en 1924, peu de temps après la mort de son père. Père et fils partagent ainsi le même modèle, lui-même « offert » par sa mère à son père, ce qui n’est pas sans questionner une éventuelle dimension œdipienne dans cette transmission. Ce point illustre la difficulté qu’il y aurait à déterminer le degré d’influence du père sur le fils, tant ce lien paraît fusionnel, voire incestueux, lien qui interroge également le traitement du deuil à travers un objet de création commun. Ce lien étroit entre père et fils fut d’ailleurs l’objet d’un questionnement récurrent pour Renoir concernant l’influence de cet environnement paternel3 : « J’ai passé ma vie à tenter de déterminer l’influence de mon père sur moi, sautant de périodes où je faisais tout pour échapper à cette influence à d’autres où je me gavais de formules que je croyais tenir de lui » (p.91). Après la disparition de son père, Renoir vivra d’ailleurs sa vie durant entouré de ses peintures, gardant ainsi la trace de son père dans son environnement même. Celles-ci seront à l’origine de sa fortune bien qu’il eût à vendre un certain nombre de toiles de son père pour financer ses films, non sans un douloureux sentiment de trahison. L’œuvre du père fut ainsi la condition de possibilité de l’œuvre du fils.

Après avoir été blessé au front, Renoir passera de longues journées à observer son père peindre. On ne sera donc pas surpris de découvrir des thématiques communes dans leurs œuvres respectives, comme l’étude de la nature, de la danse et de la femme modèle. Certains films de Renoir apparaissent ainsi comme le prolongement et la mise en mouvement des peintures du père. On pensera, par exemple, à la ressemblance du Déjeuner des canotiers (1880) avec Elena et les hommes (1956) et certaines scènes du Déjeuner sur l’herbe (1959) – en particulier le bain de Nénette – ne sont pas sans rappeler l’esthétisme des Baigneuses (1884-1887). La balançoire (1876) est également très proche de la balançoire de Partie de campagne (1946). Le fils poursuit ainsi le travail engagé à la génération qui le précède.

Le premier film de Renoir en tant que réalisateur, La fille de l’eau (1924), reprendra donc les thématiques, chères à son père, de la nature et de la féminité. Il utilise également, à nouveau, le même modèle, Catherine Hessling, devenue son épouse. Cependant, ce premier film ne rencontre pas le succès escompté et le jeune réalisateur pense alors retourner à son atelier de céramique. Mais une dernière projection de La fille de l’eau produit un rebond d’intérêt qui permet à Renoir de poursuivre ses activités. Il s’ensuit Nana, en 1926, adaptation du célèbre roman d’Emile Zola. Renoir réalise ensuite Marquitta (1927), film dans lequel il travaille pour la première fois à son propre succès et non à celui de sa compagne. Renoir accepte en particulier de tourner La Chienne (1931) avec Michel Simon, alors que Janie Marèse est préférée à Catherine Hessling, celle-ci ne lui pardonnera pas, ce qui conduira à leur séparation en 1931. Ainsi, Renoir se dégage en partie de ce processus « pour un autre » – pour son père ou pour son épouse – qu’il abandonne au profit d’une création qui semble davantage lui appartenir.

L’environnement au cœur du processus de création de Renoir

Renoir évoque alors de manière récurrente son attrait fondamental pour le lien de l’homme à son environnement : « C’est notre orgueil qui nous amène à croire à l’individu roi. La vérité est que cet individu dont nous sommes si fiers est composé d’éléments tels qu’un certain petit ami rencontré à l’école maternelle ou le héros du premier roman que l’on a lu, voire le chien de chasse du cousin Eugène. Nous n’existons pas par nous-mêmes, mais par les éléments qui ont entouré notre formation » (p.8). La plupart de ses créations sont donc à penser comme une tentative d’élaboration de cette thématique de l’influence de l’environnement sur le développement des particularités de l’être. Pour comprendre Renoir, il convient donc de parcourir à ses côtés son cheminement au sein des différents environnements qu’il a traversés. On le découvre tout d’abord entouré des modèles de son père, de ses amis peintres – en particulier Georges Rivière et Paul Cézanne – et de leurs familles. Renoir rapporte ces moments de complicité, à Essoyes, près de Troyes, comme ses « plus belles années » au sein de cet environnement privilégié composé de « petits groupes » (Bion, 1961). Les temps passés auprès de Gabrielle sont également essentiels pour lui. Il la considère comme celle qui l’a le plus influencé : « Je lui dois Guignol et le Théâtre Montmartre. Je lui dois de comprendre que l’irréalité de ce spectacle favorisait l’étude de la vie réelle » (p.262). Une deuxième rencontre marquante sera celle de son premier ami, Godefer, fils d’un agriculteur sans le sou, avec qui Renoir apprend la chasse au brochet. Durant leurs escapades, ils prennent l’habitude de se laisser glisser au grès du courant au fond des embarcations : « Pour moi, c’est cela un bon film, c’est la caresse du feuillage pendant une promenade en barque avec un ami » (p.60). Le plaisir est toujours un plaisir partagé pour Renoir.

Bien d’autres rencontres suivront, lors desquelles Renoir est toujours aussi sensible au lien à l’autre et à son environnement amical, comme en témoigne ce récit d’une soirée aux côtés de Clifford Odets : « j’ai rarement ressenti aussi nettement ce qu’on peut appeler les effluves de l’amitié (…) Dire qu’on ne fait qu’un est insuffisant : c’est plutôt une absorption spirituelle de la personne aimée » (p.245). Le processus créateur de Renoir prend ainsi naissance dans ces « groupes d’amis » qu’Anzieu (1981) repère comme une étape essentielle du travail de création. Ce passage par le « double » conduit ainsi à une régression de la pensée associée à un partage secondarisé auprès de la figure de « l’ami ». Renoir évoque tout à tour ces rencontres qui l’ont tant marqué : avec Michel Simon, en 1928, pour le tournage de Tire au flanc ; sa traversée de la France, lors de l’exode de 1940, avec le fils de Paul Cézanne ; ses virées nocturnes en compagnie de Jean Gabin, Marlène Dietrich et Jacques Becker ; sa rencontre avec Pagnol qui « ne croit qu’au dialogue » ou encore à Jean Giraudoux dont l’influence est patente dans La Règle du jeu (1939) ; sa première amitié à Hollywood avec Dudley Nichols, le scénariste de Swamp Water (1941) ; ses soirées avec le Dr. Barnes, rare collectionneur de ses poteries. On notera également ses amitiés avec des personnages aussi variés qu’Orson Welles, Paul Klee, Charlie Chaplin, Bertolt Brecht ou encore Ingrid Bergman. Il noue en particulier des liens étroits avec Saint-Exupéry, rencontré par hasard lors d’une traversée de l’atlantique. Ils partagent tous deux une fascination pour « la puissance de l’environnement » et Saint-Exupéry écrira d’ailleurs Vol de nuit chez Renoir. Le parcours de création de Renoir est donc fait de rencontres qui témoignent de la multiplicité des influences qui l’ont traversé, élément récurrent chez de nombreux créateurs qui éprouvent ainsi le besoin de s’entourer d’un environnement composé d’autres créateurs.

Ces petits groupes sont une première étape pour Renoir vers une œuvre qui s’enracine de manière plus globale dans un environnement groupal très spécifique. Le scénariste et biographe André-Georges Brunelin (1960) remarque à ce propos : « Sans le groupe d’amis que Renoir avait continuellement autour de lui, il est peu probable qu’il aurait pu réaliser la moitié des films qu’il fit alors ». Brunelin explique également : « On vivait pratiquement ensemble, on partageait tout, le pain et le vin, aussi bien que les idées ». Cet objet de création si particulier que représente un film prend alors forme dans cet environnement indifférencié selon des principes que Renoir évoque à plusieurs reprises. Le plus marquant de ces principes est sa « théorie du bouchon » empruntée à son père. Celle-ci consiste à se laisser aller au gré du courant en fonction des évènements, de manière à créer le film « au fur et à mesure ». Renoir se laisse ainsi « flotter » dans l’environnement qui l’entoure, il suit l’influence spontanée de sa rencontre avec les choses et les êtres, maintenant volontairement une place centrale à l’improvisation. Cet état d’esprit fusionnel participe de l’état de régression nécessaire au processus créateur. On entre en effet en groupe comme on entre en rêve, comme le souligne Didier Anzieu (1975), le groupe partageant avec le rêve les phénomènes de régression et les processus primaires. Renoir semble ainsi en mesure de mettre en œuvre les ingrédients nécessaires à l’émergence de la « phase mytho-poétique » (Käes, 1993). Celle-ci permet l’apparition d’un espace transitionnel partagé, promoteur de créativité. Une « âme de groupe » (Freud, 1921) peut ainsi voir le jour grâce à la spontanéité, l’improvisation, le jeu, le plaisir partagé que Renoir prend soin de mettre en place lors de chaque tournage.

La « méthode » Renoir : l’imprégnation par l’environnement

Au fil de ses rencontres et de ses productions, Renoir affine en particulier ce qu’il appelle « sa méthode » qui repose elle aussi sur usage particulier de l’environnement groupal. Cette méthode, inspirée de la méthode dite « à l’italienne », consiste « à réunir autour d’une table les acteurs de la scène que l’on répète et à leur faire lire leur texte en s’interdisant toute expression. Cette lecture, pour être fructueuse, doit être aussi plate que celle de l’annuaire téléphonique » (p.118). Il s’agit ainsi d’éviter « l’écueil de la maladresse et celui de la perte de l’innocence » (p.239). En effet, si les acteurs rentrent trop vite dans l’interprétation de leur rôle, ils tombent facilement dans le cliché, remarque Renoir : « il s’agit une fois de plus de l’influence de l’entourage sur l’artiste. Ici, l’entourage, c’est le texte. Dans un autre cas, ce serait le maquillage ou le décor, ou le costume. En un mot, je crois que la création artistique est centripète avant que de devenir centrifuge. Ce n’est que lorsque l’artiste a bien absorbé les éléments de son problème qu’il peut se permettre de se projeter en lui-même » (p.119). La créativité apparaît ainsi comme le fruit d’un processus d’introjection de l’environnement permettant l’émergence d’un moment « magique qui rate rarement », nous dit-il, et qui ne peut voir le jour qu’après ce temps de maturation groupale. L’imprégnation progressive par l’environnement permet alors l’émergence d’une harmonie que Renoir cherche aussi bien à catalyser lors de la production d’un film qu’à comprendre à travers les thématiques qu’il porte à l’écran. Il semble rechercher en particulier une forme d’harmonie avec ce qui l’entoure, fruit du travail de créativité, conduisant ainsi au sentiment que « le monde est un tout » (p.111), à partir d’une immersion dans l’environnement : « J’avais compris ce que devait être mon chemin, c’était de me laisser absorber par ce qui était autour de moi. Le spectacle de la vie est mille fois plus enrichissant que les plus séduisantes inventions de notre esprit » (p.121). Il ne cesse ainsi de répéter que « l’essence vient après l’existence », reprenant à son compte la célèbre formule sartrienne. Renoir se méfie donc de ce qui éloigne du réel perceptible et propose, tout comme Bion (1962), un recours constant à l’expérience sensible. Renoir cherche donc « à partir de l’environnement pour aboutir au moi » (p.156) par un trajet qui passe par le groupe et l’expérience sensible. On saisit bien ici le paradoxe inhérent à la créativité qui conduit le créateur à se trouver lui-même dans l’extériorité, l’environnement faisant office de catalyseur et de mise en forme de ce qui l’anime à son insu.

L’environnement authentique comme antidote à l’environnement factice

Les intérêts de Renoir pour le groupe et l’expérience sensible le conduisent également à se méfier des faux-semblants qui caractérisent l’environnement factice. Il note ainsi : « Nous sommes mystifiés. On se fiche de nous. J’ai la chance d’avoir, dès ma jeunesse, appris à reconnaître la mystification » (p.157). Il se méfie donc de la « futilité des apparences » et redoute tout particulièrement les « clichés » : « Le faux dieu le mieux retranché dans sa forteresse, l’ennemi numéro un, c’est le cliché. Par cliché, j’entends une image, une opinion, une pensée qui s’est sournoisement substituée à la réalité » (p.53). Il n’apprécie pas davantage ce qu’il nomme les « hostelleries », comme « le sommelier qui, vêtu d’une blouse bleue et, une fausse clé de la cave pendue à son cou, vous sert le vin dans une cruche imitation ancien » (p. 53). Le cliché, en tant que forme mutilée du réel, sera donc son ennemi tandis que l’authenticité propre à tout commencement créatif sera l’antidote (Chouvier, 2011). Renoir recherche donc à éliminer tout environnement factice par le biais d’un environnement authentique. Cette perspective guide en particulier le développement de son « réalisme poétique » qui vise à plonger dans les tréfonds du réel pour y débusquer la féérie du monde. À l’image de Socrate, « accoucheur d’âmes » par la maïeutique, Renoir conçoit son activité de cinéaste comme celle d’une sage-femme : il met en œuvre les « conditions » permettant d’accoucher de la vérité. Il partage d’ailleurs avec des acteurs comme Jean Gabin et Michel Simon cet amour immodéré de la vérité. Renoir souhaite ainsi ne pas donner « à la foule une nourriture toute digérée » (p.74), car « nourri de mensonges, le public tient à ses habitudes et se complaît dans la fausseté d’un monde qu’on lui a fabriqué » (p.53). Certains ne sont pourtant pas loin de l’indigestion, à l’image de ce spectateur qui tente de mettre le feu à la salle de cinéma dans laquelle vient d’être projetée La règle du jeu (1939) ou de ces autres spectateurs qui démontent les fauteuils après une projection de La chienne (1931). Renoir devra en particulier lutter contre les faux-semblants lors de son séjour étasunien, de 1941 à 1951. Il travaille alors à Hollywood qui l’apprécie, dit-il, « comme une petite fille aime une poupée, à la condition de pouvoir changer ses vêtements, au besoin la couleur de ses cheveux » (p. 218). Renoir parviendra néanmoins à réaliser plusieurs films de qualité dans les studios américains, en particulier The Southerner (1945), et il sera décrit par Daryl Zanuck, le patron de la Fox de l’époque, par cette formule célèbre : « Renoir a beaucoup de talent, mais il n’est pas des nôtres ».

Renoir poursuivra donc sa quête de la « vérité extérieure », cherchant à se saisir au plus près des éléments de la réalité, persuadé que « l’invraisemblance de la réalité dépasse l’imagination du meilleur décorateur » (p.145). Il cherche ainsi à « coller » au réel par le biais des environnements naturels qui permettent « d’atteindre à un réalisme aussi peu transposé que possible » (p.140), et dont témoignent les quelques exemples suivants : dans La bête humaine (1938), Renoir est persuadé qu’une certaine poésie est favorisée dans les plans de Gabin et Carette, du fait que ceux-ci évoluent sur une vraie locomotive ; dans La grande illusion (1938), il demande à Gabin de porter sa tunique d’aviateur ; dans The River (1951), il choisit une petite fille anglaise élevée en Inde qui n’est pas une actrice professionnelle, Patricia Walkers, pour jouer le rôle d’Harriet ; Renoir préfère pour la même raison Tom Breen, militaire ayant perdu une jambe à la guerre, à Marlon Brando, dont il craint que le charisme ne transforme entièrement le film ; dans French Cancan (1954), il filme une violente dispute entre Maria Félix et Françoise Arnoul. La conception de Renoir du doublage témoigne de la même préoccupation pour le réalisme : il préfère un mauvais son authentique à un doublage artificiel de qualité. Renoir travaille ainsi de manière récurrente « la question primordiale de la vérité intérieure parallèle à la vérité extérieure » (p.144). On ne peut accéder à une forme de vérité de l’être que par une authenticité de l’environnement, seule manière de parvenir à un sentiment d’unité de soi à soi à partir de l’unité de soi à l’autre. La technique est ainsi utilisée par Renoir comme un support permettant de se rapprocher de cette unité qu’il recherche tant. Par exemple, pour la scène du baiser de Toni (1935), il utilise « jusqu’à huit caméras opérant simultanément » (p .257). Il sera également l’un des premiers à utiliser le travelling afin d’éviter le morcellement des prises de vue. L’action du réalisateur, par le biais de la technique, consistera donc à préserver l’unité de la scène, ne serait-ce que l’espace d’un instant, afin que puissent émerger une vérité et une unité de la relation entre acteurs dans le cadre artificiel ainsi produit. Il est ainsi possible d’accéder à l’unité sous-jacente à l’ordre du monde selon Renoir, idée qu’il explore dans The Southerner (1945). Cette idée est également poussée à son paroxysme avec The River (1951), en tant qu’ « hommage à la vérité extérieure » comme en témoignent plusieurs scènes du culte hindou destinées à la déesse Shiva.

Conclusion : la créativité et ses environnements

Le cinéma de Renoir est un cinéma humain et généreux qui partage avec le public une profonde curiosité pour les liens qui unissent les hommes. Les principes de la créativité que donne à voir le cinéaste dans ses films, ses écrits et ses méthodes, soulignent ainsi le rôle essentiel de l’environnement. Celui-ci apparaît comme une étape essentielle de l’activité créatrice par la régression, le plaisir partagé, l’improvisation et l’espace de jeu qu’il catalyse. L’environnement est plus précisément utilisé par Renoir pour débusquer les clichés dans le but de confronter le public au réel de la vie. Son œuvre permet ainsi de mieux saisir les relations subtiles entre créativité, environnement et authenticité. Cette thématique paraît d’autant plus fondamentale dans le zeitgeist ambiant, le champ social étant infiltré par les logiques de l’imposture bien décrites par Roland Gori (2013), logiques qui conduisent à des falsifications du langage et du désir menant à un environnement factice. Le sujet s’éloigne de la sorte de l’expérience sensible conduisant à l’émergence d’une « société du faux-self » marquée par les souffrances narcissiques-identitaires (Roussillon et al., 2007). L’imposture au dehors – le faux-self social – se trouve ainsi progressivement mise au dedans – le faux-self interne (Winnicott, 1958) -, dans une sorte de logique inverse de celle qui conduit à la créativité telle que Renoir la met en œuvre.

Ses films apparaissent ainsi comme autant de « fenêtres » qui s’étayent sur un environnement authentique pour lutter contre ces logiques de l’imposture. Cette recherche de la vérité, que Renoir partage avec ses spectateurs, n’est pas sans évoquer également le « lien K » de Bion (1962) en tant que lien de connaissance permettant l’émergence de la vérité de soi à soi. Il permet d’accroître la réflexivité interne et favorise la croissance du sujet par la rencontre avec le réel. Ainsi, l’idée centrale qui semble commune aussi bien à Renoir qu’à Bion consiste à penser que « l’esprit grandit à travers son exposition à la vérité » (Bion, 1962), la croissance psychique découlant de la capacité à garder le contact avec l’expérience sensible. Renoir utilise ses films pour confronter le spectateur à une relation authentique à celui-ci, ce que Bion cherchait à développer chez ses patients. Ces deux grands créateurs demeurent ainsi, l’un comme l’autre, source d’inspiration pour orienter les cliniciens dans la mise en place de leurs dispositifs de soin et des environnements spécifiques qu’ils nécessitent.

Note

  1. Les citations pour lesquelles la date n’est pas précisée proviennent de l’autobiographie de Jean Renoir intitulée sobrement Ma vie et Mes films (1974).
  2. Cet intérêt pour le gros plan serait peut-être aussi à explorer du point de vue du regard et de l’environnement maternel primaire.
  3. Renoir a rédigé un très bel ouvrage sur son père intitulé Pierre Auguste Renoir, mon père, publié en 1962, qui rencontra un certain succès aussi bien auprès de la critique que du grand public.

Références

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Bion, W. R. (1962). Aux sources de l’expérience, Paris, PUF, 2003.

Brunelin A-G. (1960), Cinéma 60, n°48.

Chouvier, B. (2011), « Créativité et médiations », dans J-B. Chapelier et al. (sous la direction de), Groupe, contenance et créativité, Paris, ERES, pp.69-82.

Freud, S. (1921), « Psychologie collective et analyse du moi », dans Œuvres complètes, vol. XVI, PUF, 1991.

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La création et ses environnements