La pédopsychiatrie humanitaire, histoire d’une rencontre en Haïti
Dossier

La pédopsychiatrie humanitaire, histoire d’une rencontre en Haïti

La psychiatrie humanitaire est fort récente puisqu’elle débute en France dans la fin des années 80, suite au séisme en Arménie en 1988 (Moro, Lebovici, 1995). Certains pensent encore qu’il s’agit d’un luxe superflu mais nous pouvons leur opposer que : « L’aide humanitaire ne s’adresse pas aux seuls soins physiologiques ; elle doit prendre en compte l’homme dans sa complexité, dans son essence même. Restaurer l’homme dans sa capacité de choix, dans sa liberté, dans sa faculté à agir sur le monde est aussi essentiel que de le nourrir, de le couvrir ou de le soigner (Martin, 1995, p18) ». La fréquence élevée des troubles psychiques dans les contextes de guerre n’est plus aujourd’hui à démontrer (Crocq, 1999). Cela nous amène à penser qu’il ne s’agit pas de cas isolés et exceptionnels, de personnes spécifiquement fragiles ou sensibles, mais d’une question de santé particulièrement importante. La psychiatrie humanitaire intervient dans des pays en guerre ouverte ou larvée, dans les camps de réfugiés, dans les bassins de violences chroniques ou encore suite à des grandes catastrophes naturelles. Dans le cadre des interventions humanitaires bien souvent « le pays traumatisé » est totalement déstructuré. L’État est désorganisé, l’ensemble du tissu social se désintègre. Il y a non seulement des traumatismes individuels mais aussi des traumatismes collectifs et sociétaux qui attaquent les liens symboliques, c’est-à-dire le lien social et notamment les liens familiaux, parentaux, filiaux.

Parmi toutes ces personnes ayant vécu une ou des situations traumatiques, les enfants sont les plus vulnérables et sont ainsi une population exposée et touchée de façon privilégiée (Baubet & al. 2003 ; Attanayake & al. 2009). Ils doivent donc être l’objet d’une attention particulière. Les enfants sont à la fois les victimes directes et indirectes de l’expérience traumatique vécue par une population. Comme tout un chacun, ils vivent la guerre, la catastrophe naturelle qui détruit tout, l’exil, etc., les violences sous toutes leurs formes. Ils sont aussi ceux qui peuvent recevoir par transmission le traumatisme des parents, même s’ils ne le vivent pas directement. Lorsque les liens familiaux se dissolvent sous le poids des pertes et des deuils, lorsque les adultes sont préoccupés par la survie, les besoins primaires des enfants ne sont plus assurés, les enfants sont oubliés, « ils ne sont plus enfants ». Cette grande vulnérabilité s’explique par leur dépendance au lien à l’autre et en particulier à leurs parents et aux figures parentales (Moro, 2006). Le traumatisme vient rompre les liens. Aussi la pédopsychiatrie humanitaire doit-elle s’attacher à soigner ces enfants, les aider à surmonter le traumatisme et à redevenir des enfants, les réinscrire dans des liens secure aux adultes, leur permettre de jouer, de rêver à nouveau.

Le contre-transfert en situation humanitaire : un double enjeu

Les enjeux contre-transférentiels doivent prendre en compte deux niveaux chez le pédopsychiatre en situation humanitaire : celui de la situation transculturelle et celui du traumatisme. Les enfants que nous suivons ont ces deux particularités d’appartenir à une autre culture et d’avoir vécu des expériences traumatiques sinon d’être traumatisés pour nombre d’entre eux. Le contre-transfert culturel (Devereux, 1970) est source de déstabilisation pour le clinicien qui peut être confronté à des phénomènes, des pratiques, qui sont contraires à ses valeurs, qui lui paraissent transgressives voire dégoutantes ou répulsives. Ainsi, il éprouve à la fois une sorte de fascination, Deveureux parle de « séduction », et d’angoisse. Or le psychiatre en terrain humanitaire est un « expatrié », il est le migrant qui perd sa culture, son réseau social et professionnel, sa langue (puisqu’il travaille avec un traducteur ou en anglais). Cette situation fragilise le soignant « expatrié » qui se retrouve selon Lisa Ouss-Ryngaert (2003) en situation de « triple exil : social, intérieur et inconscient ». Le psychiatre humanitaire est alors d’autant plus souvent et plus intensément confronté à ces phénomènes liés au contre-transfert culturel, il est plus en risque d’avoir un éprouvé de l’ordre de l’inquiétante étrangeté. En situation humanitaire, la confrontation aux patients traumatisés se répète souvent infiniment, dans le cadre même de l’évènement traumatique parfois (un camp de réfugiés, une ville bombardée…). De fait, le soignant, y compris le psychiatre, qui se retrouve ainsi dans « l’œil du cyclone » est fragilisé, plus à même de subir des effets spécifiques du contre-transfert dans ce contexte particulier et d’user de ses défenses propres pour y faire face. Il s’agit d’un contre-transfert traumatique (Lachal 2006). Sous l’effet de la frayeur, de la menace vitale, de l’horreur induite par des transgressions majeures, le choc traumatique est d’abord une menace d’anéantissement de soi. Le patient traumatisé est alors dans un état d’effroi, de sidération psychique, d’irreprésentable. Face à cette menace, la personne va mobiliser des mécanismes de défense pour se protéger, tels que les symptômes de l’état de stress post traumatique… Cela est à l’origine de réactions fortes chez le clinicien qui s’occupe d’elle. Ces réactions contre-transférentielles témoignent d’une transmission ou d’un partage des expériences traumatiques vécues par ces patients singuliers. Si le traumatisme n’est pas toujours représentable il peut néanmoins se transmettre.

Un hôpital au milieu du chaos

Lorsque je rencontre Berline, je travaille comme psychiatre et pédopsychiatre au sein d’une grande Organisation Non Gouvernementale internationale. Je suis alors et durant six mois en mission en Haïti, à Port-au-Prince, de décembre 2010 à juin 2011. J’arrive, dix mois après le tremblement de terre, dans un hôpital constitué de tentes montées en urgence. L’ONG avec laquelle je travaille était déjà implantée en Haïti, mais l’hôpital « en dur » a, lui aussi, été balayé par le séisme, des soignants et patients étaient au nombre des victimes. Ce camp de toiles, sorte de « cours des miracles », compte un grand service de chirurgie orthopédique et viscérale, un service de rééducation fonctionnelle, un service de médecine, le tout pouvant fonctionner en parfaite autonomie. L’hôpital a pour première vocation de recevoir « les victimes de violences », celles naturelles comme le séisme et celles humaines dans cette ville chaotique de Port-au-Prince où règnent le non-droit et la misère (victimes d’agressions par balle ou arme blanche, de kidnapping, d’accidents de la voie publique…). Le service de santé mentale est composé d’un psychiatre et un psychologue expatriés, de sept psychologues, d’une animatrice, d’un travailleur social et d’une interprète haïtiens. L’activité se décline sur deux modes : la liaison auprès des patients admis en chirurgie ou en médecine et les soins ambulatoires où tout un chacun peut être reçu sans aucune condition d’origine ou de ressource. Hommes, femmes et enfants sont pris en charge. La majeure partie des suivis se font à deux ou trois : un psychologue et ou l’interprète français-créole tous deux haïtiens et moi. Nous rencontrons les patients immobilisés de liaison au pied de leur lit dans les grandes tentes d’hospitalisation. L’intimité est un luxe parfois impossible à obtenir. Pour les patients mobiles et ceux vus en ambulatoire, les consultations ont lieu sous une tente prévue à cet effet.

Berline, la poupée de fer

Berline est une petite fille admise sous l’une des tentes de chirurgie suite à un polytraumatisme consécutif à un accident de la circulation. Elle a été heurtée par un « tap-tap », camion-taxi collectif en Haïti. Elle souffre de fractures aux membres inférieurs. Elle va bénéficier de plusieurs opérations et de la mise en place d’un fixateur externe. Malheureusement la perte cutanée est si importante que plusieurs greffes de peau seront également nécessaires. L’hospitalisation de Berline va ainsi durer près de six mois. A l’hôpital, où elle est déposée par un voisin anonyme témoin de l’accident, elle se retrouve seule, non accompagnée. Aucun parent ne vient visiter Berline. Elle nous révèle son prénom, qu’elle a six ans et s’est enfuie de chez sa mère, sinon ne dit rien d’elle. C’est une enfant chétive, elle présente un retard staturo-pondéral. Elle apparait très fragile pour toute l’équipe, si petite, si seule. Mais Berline s’enferme dans le silence, elle affiche une opposition passive et tenace aux soins. Elle ne participe pas à sa prise en charge, refusant à l’extrême de s’alimenter, ne s’agitant frénétiquement et ne faisant entendre le son de sa voix que pour hurler lorsqu’on l’emmène plusieurs fois par semaine au bloc opératoire pour changer ses pansements. Sinon, elle demeure immobile, les yeux grands ouverts dans son lit. Après quelques semaines nous pouvons observer des compulsions de grattage qui entraînent des blessures. Elle commence aussi à développer un pica, mangeant des résidus de terre et de peinture écaillée qu’elle gratte à portée de main. L’équipe médico-chirurgicale est très inquiète, son poids décline, elle pourrait ne pas supporter une autre intervention chirurgicale pourtant nécessaire et le risque infectieux est majeur. Le pronostic vital est fortement engagé. Si Berline était source les premiers jours de toutes les attentions, son comportement entraîne vite des contre-attitudes des soignants, notamment de l’équipe de nursing qui se met en colère, rejette et enfin se détache de cette petite fille rejouant ainsi encore l’abandon.

Le contact est difficile, Berline demeure dans une opposition passive qui laisse place de jour en jour à un ralentissement psychomoteur se majorant, elle ne se met même plus en colère lors des pansements…, ne communique plus du tout. Il n’y a pas de mot, pas de larme. Nous nous confrontons à la dépression anaclitique et l’hospitalisme de cette fillette, telle que les décrit Spitz (1945) chez des enfants plus jeunes. Nous rencontrons Berline au pied de son lit, deux fois par jour avec Fedline une psychologue, parfois je la vois seule les soirs et les dimanches. Mélissa, l’animatrice, passe aussi quotidiennement. Elle n’a pas de visite autre que les nôtres. L’absence d’une figure maternelle nous questionne. Winnicott (1969) a montré l’importance du holding et du handling dans la relation précoce entre l’enfant et sa mère. Il met ainsi en évidence la nécessité vitale pour le bébé d’être porté et de recevoir les soins primaires de sa mère ou de son substitut. Green (2005) évoque, quant à lui, l’importance de la construction introjectée d’une structure encadrante analogue aux bras de la mère dans le holding, structure qui peut surmonter l’absence de représentation parce qu’elle contient l’espace psychique comme le contenant de Bion (1979). Contenant dont manque de toute évidence Berline qui apparaît de plus en plus déprimée. Au sein de l’équipe de santé mentale, nous sommes aussi confrontés à un vécu de tristesse puis d’impuissance, de désespoir, parfois de gêne ou encore de lassitude devant ce corps malingre bardé de fer et quasi inanimé. Enfant absente et sans passé, sans histoire. Nous avons envie de détourner le regard, nos yeux sont aussi secs que ceux de la fillette, nous nous sentons pris dans un étau glacé rappelant le froid du fer qui l’enserre. Il devient difficile « de parler et même de penser Berline », comme s’il elle n’était déjà plus, comme si elle n’avait jamais été. Des conduites d’évitement apparaissent témoignant de nos tentatives de défenses contre l’indicible, contre le traumatisme. « Et bien si elle souhaite mourir, qu’on la laisse faire ! On ne peut pas sauver tout le monde, d’autres blessés attendent le lit ! » Cette agressivité traverse l’équipe médico-chirurgicale, nous atteint tous. Petite fille qui n’est plus, l’expérience traumatique partagée et répétée avec tant de patients nous plonge jusqu’au bout de la déshumanisation. Tous ces mouvements contre-transférentiels qui nous envahissent face à Berline viennent comme une alerte, révélatrice de la propre dépression de la fillette et du traumatisme.

Nous tenons cependant quotidiennement à rester longuement à son chevet. Nous parlons, jouons, mangeons avec ou plutôt malgré elle. Nous avons nommé deux infirmières pour être ses référentes pour les soins physiques et de nursing, afin qu’elle ne voit pas défiler de multiples visages sans nom. Progressivement Berline se ranime, nous sourit ou nous boude selon son humeur, témoignant de la colère si nous arrivons en retard ou ne la voyions pas car déjà partie au bloc opératoire. Sa communication infra-verbale comme verbale s’avère riche et son développement intellectuel en adéquation avec son âge. Elle parle créole et rie souvent de mon incompréhension. Elle peut se montrer très cajoleuse ou très agressive avec tous, de façon relativement indifférenciée le plus souvent. Berline montre un attachement insecure qui déroute mes collègues y compris psychologues. Elle suscite divers mouvements. Certains la rejettent, une des infirmières se fait appeler maman… Il me faut aussi travailler avec ces différentes réactions de l’équipe. Les recherches conduites sur des enfants en grande carence affective ont démontré que le besoin primordial du jeune enfant est d’établir un lien stable et sécurisant avec une figure maternelle répondant à ses besoins. Bowlby (1984) a proposé le terme d’attachement pour désigner le lien particulier unissant l’enfant à cette figure maternelle. La figure d’attachement est la personne vers laquelle l’enfant dirige son comportement d’attachement : en cas de détresse ou d’alarme, il recherche la proximité, et la sécurité qu’elle apporte. Sera susceptible de devenir une figure d’attachement tout adulte qui s’engage dans une interaction sociale et durable animée avec le bébé et qui répondra facilement à ses signaux et à ses approches. Bowlby soutient que l’enfant développe une hiérarchie de relations d’attachement ; celle-ci s’établit en fonction de la force du sentiment de sécurité que lui apporte chaque relation avec ceux qui s’occupent de lui, liée à la quantité et à la qualité des soins donnés. Le plus souvent, la mère devient la figure d’attachement principale parce que c’est elle qui, autour des soins de routine, passe le plus de temps avec le bébé dans les premiers temps. C’est vers elle que se tournera de façon préférentielle et automatique l’enfant, en cas de détresse ou d’alarme, ce qui lui donne plus de chances de survie. Pour N. et A. Guedeney (2010), les autres figures qui l’élèvent représentent des figures d’attachement subsidiaires ; en cas d’absence de la mère, l’enfant se tournera de préférence vers elles pour rechercher sécurité et consolation. Les pertes et la non permanence de l’adulte prenant soin physiquement et émotionnellement, et investissant l’enfant affectivement, fragilisent le développement d’un attachement secure. Les expériences relationnelles non satisfaisantes à ses besoins de réconfort, surtout si elles se répètent, peuvent amener l’enfant à développer un attachement insecure. Les enfants insecure ont des représentations des autres et d’eux-mêmes négatives : ils ont peu confiance dans la relation, ce qui leur donne très peu de possibilités de négociations des conflits. Les enfants vont avoir inhibé leur système d’attachement et avoir tendance à se préserver d’un lien d’attachement et du risque imminent et répété d’abandon ; c’est un comportement d’attachement de type insecure-évitant. Ils restent à distance des adultes, et en même temps, peuvent multiplier les quêtes de lien de façon indifférenciée, ayant une attitude de recherche fusionnelle et non discriminative auprès de tous les adultes qu’ils rencontrent. Dans d’autres cas, les enfants vont avoir exacerbé ce système, et avoir tendance à entrer dans des conflits et des colères difficiles à calmer dans les comportements d’attachement de type insecure-ambivalent ou insecure-résistant. Ils vont montrer à la fois une recherche de contact et un rejet de celui-ci avec les adultes qui l’entourent et auront des difficultés à être réconforté en cas de détresse.

Berline, la poupée de plastique

Nous avons donné à Berline une poupée « Barbie ». Après quelques temps elle commence à s’occuper d’elle. Elle la nomme « Berline » et l’appelle « sa petite fille ». Nous soignons « poupée Berline », lui faisons des pansements de sparadrap, la nourrissons… Mais, au début Berline met en place certains scenarii qui se répètent à l’identique sans que nous puissions intervenir dans le jeu, Berline refusant nos propositions, semblant ne pas les entendre même, coupée alors de la relation avec nous et de son environnement. Ces scenarii compulsifs jouent sans cesse et de façon monotone des violences contre la poupée, elle est frappée, ses pansements sont arrachés sans ménagement, elle est jetée par terre… ces jeux post-traumatiques, ces reviviscences laissent Berline comme en marge de la vie, dans une angoisse inélaborable encore. Nous sommes parfois tentées de faire cesser ces jeux qui nous laissent dans le désarroi, sans succès. Nous continuons néanmoins à nous occuper de « Poupée Berline ». Elle a souvent mal et pleure, nous la soignons et la consolons des heures durant. Berline, elle, ne pleure jamais. Progressivement, le jeu change, s’enrichit, devient interactif. Pour Zeanah et Sheeringa (2002), dans la reconstitution par le jeu (re-enactement play), un aspect de l’évènement est repris, mais sans le caractère répétitif ni les autres caractéristiques du jeu post-traumatique. On considère généralement que ce symptôme est le témoin de processus dynamiques sous-jacents, contrairement au jeu post-traumatique qui traduit la fixation du psychisme à l’instant du trauma. Le jeu de Berline permet alors l’apparition de scenarii émergents. La relation sécurisante et empathique créée entre nous et la petite fille va permettre l’ébauche d’un récit dans le jeu de la part de Berline. Ce récit active en retour des potentialités de créativité chez nous, thérapeutes, qui, mises en forme, donnent naissance au « scénario émergent ». Pour Lachal (2006), le « scénario émergent » est une de ces formes de pensée, de représentation mentale, qui permettent un certain degré de connaissance de l’autre par l’intérieur et qui est produit par un élan endogène du thérapeute qui effectue cette construction dans un espace psychique à la limite du conscient et du préconscient, ce qui lui permet, par ailleurs, de poursuivre son travail avec son patient. Quand le patient raconte, répète, ce qui lui est arrivé, mais aussi lorsque le thérapeute explique comment il imagine la scène traumatique, ce qui est au niveau mental passe au niveau oral ou écrit et prend alors la forme d’un récit. Le « scénario émergent » est donc une forme de participation du clinicien à l’élaboration du récit par le patient traumatisé. Ainsi cette rencontre entre le patient et le thérapeute permet-elle au premier d’accéder à la narration, à l’inscription du traumatisme dans son histoire individuelle. L’expérience traumatique qui se répète à l’identique en marge de l’histoire personnelle y est réintroduite, le vécu est requalifié et recouvre sens et signification.

Berline raconte : elle doit punir « poupée Berline », même la battre car elle fait des bêtises, elle est une mauvaise fille. Lorsqu’elle est très méchante, elle est laissée dans un coin à l’abandon… Elle accepte cependant aussi qu’on prenne soin d’elle ensemble, panse ses blessures, lui donne à manger, la cajole. « Poupée Berline » autorise les projections de Berline sans que celles-ci ne soient trop effractantes et destructurantes. Objet transitionnel, comme le décrit Winnicott (1972) qui prolonge la fillette et résiste à ses attaques, « poupée Berline » devient un objet thérapeutique précieux dans notre prise en charge. Ce sont autant de scènes de jeux que nous construisons et à travers lesquelles Berline nous raconte son histoire, ses angoisses mais aussi ses rêves. Ainsi nous apprenons que son accident a eu lieu alors qu’elle s’échappait de chez elle en courant pour fuir une punition administrée par sa mère, des coups de bâton. Berline est l’aînée d’une fratrie de quatre enfants. Elle n’a pas connu son père mais épisodiquement un beau-père. La famille a perdu les quelques biens qu’elle possédait suite au séisme et vit depuis dans un camp, sans ressource depuis que la mère a perdu son petit commerce. Celle-ci, depuis longtemps visiblement, souffre d’une problématique alcoolique semble-t-il relativement contenue jusqu’alors. Elle se serait enfoncée plus sévèrement dans l’addiction depuis les événements de janvier 2010 qui ont fortement ébranlé la structure familiale déjà précaire. Elle est très souvent ivre et bat alors Berline parfois même sans raison. Berline n’est pas scolarisée, sa rentrée scolaire aurait dû avoir lieu en septembre de cette année 2010 mais le séisme a tout remis en question. Elle le nomme « goudou goudou » comme la plupart des haïtiens, rappelant le bruit de la terre qui se met à trembler. « Goudou goudou » revient souvent dans les paroles et jeux de Berline. Elle me demande souvent s’y j’étais là, à Port-Au-Prince, à ce moment et oublie à chaque fois que non, je n’y étais pas. Ces questions récurrentes à ce sujet semblent dénuées d’angoisse mais pourtant je ressens toujours l’envie de m’excuser de mon absence auprès d’elle, des autres patients, de mes collègues haïtiens, à cet instant où leur monde a cessé d’exister. C’est une sorte de honte que de vivre alors que les autres ne font que survivre. « Goudou goudou », la main maternelle effrayante qui frappe encore et encore, le choc sourd contre le parechoc du « tap-tap », tout se confond et Berline disparaît encore derrière l’écho du monde qui vacille. Il est frappant de voir cette fillette de six ans comme figée il y a un an de cela, au 12 janvier 2010. Le retrait relationnel demeure important. Parfois Berline peut aussi se montrer extrêmement agressive envers une petite voisine de lit, beaucoup plus jeune, ayant été amputée d’une jambe. Mais, à l’hôpital, elle éprouve doucement la sécurité, le lien stable et rassurant à l’adulte, un lien qui n’est pas détruit même par son agressivité. Non seulement elle remange et prend du poids mais elle joue aussi, renoue avec les croyances enfantines… Elle intègre le groupe des enfants où avec Mélissa, l’animatrice, ils lisent des contes, dessinent des fresques représentant Port-au-Prince comme ils la rêvent… Elle est à nouveau une petite fille, ici dans cet univers hospitalier.

Berline, une petite fille et sa mère

En mission humanitaire nous intervenons dans des situations de « traumatismes collectifs » qui ont des répercussions sur le psychisme individuel. La rencontre avec le pédopsychiatre doit être un espace individuel, un espace d’élaboration propre, un espace permettant la narrativité, la mise en récit du traumatisme que ce soit par le langage ou le jeu. Pour les enfants nous devons aussi veiller à préserver ou souvent retrouver un étayage familial secure. Il est nécessaire de mobiliser les figures parentales, de les rendre disponibles au traumatisme de leur enfant parce qu’elles sont elles-mêmes souvent traumatisées, n’ont plus la capacité d’être parent et même perdent leur capacité d’empathie. Lorsque le lien familial est maintenu, les effets du traumatisme, même s’ils existent, sont moindres. Il incombe donc aussi au pédopsychiatre de permettre aux parents d’éprouver à nouveau leurs capacités parentales, leurs capacités à protéger leurs enfants. Après plusieurs mois déjà, nous apprenons qu’une femme vient parfois visiter Berline, discrètement à la nuit tombée. Ombre furtive et anonyme, elle traverse l’hôpital à la rencontre de la fillette. Il s’agit pourtant bien de la mère de Berline. Nous devons alors travailler le lien fortement éprouvé entre mère et enfant. C’est difficile au début, Berline refuse de parler à sa mère, elle est en colère aussi contre nous. Ces retrouvailles annoncent une nouvelle rupture pour cette petite fille au vécu abandonnique. Nous devons la rassurer encore et encore. La mère de Berline se montre très méfiante à notre égard lors des premières rencontres, nous sommes en rivalité. Il y a la bonne et la mauvaise mère, totalement clivées. Elle rejette sa fille et disparaît quelques jours sans rien en dire lorsque Berline s’est montrée colérique ou boudeuse. Berline se retrouve quant à elle dans un conflit de loyauté compliqué. Elle va à nouveau moins bien, ses troubles du comportement en témoignant. Elle refuse ses soins, se retire du contact et met à mal les soignants lors des transferts au bloc opératoire où lors des soins de nursing. Un jour, sur le chemin, vers la tente de Berline, sa mère nous avoue en pleurs avoir le sentiment d’être perdue, elle dit ne plus savoir être mère, n’avoir peut être jamais su car elle a été élevée par une tante qui ne l’a pas aimée. Enfant « restavec » elle n’a pas pu s’identifier ni bénéficier de la transmission de sa propre mère ou d’une figure maternelle. La perte de sa mère lorsqu’elle était enfant, l’absence du père de Berline déjà lors de sa grossesse, les deuils répétés jusqu’à encore très récemment la disparition de tous ses biens et de ses espoirs d’une meilleure fortune lors de « goudou goudou » l’ont extrêmement fragilisée.

Pour Christian Lachal (2006, p 94), « La douleur est aussi démonstratrice du fait que la mère ne peut pas toujours aider le bébé (ici la petite fille) et n’est pas le pare-excitation idéal, surtout lorsque les attaques viennent du corps lui-même…C’est alors l’effraction de la mère, de son appareil psychique qu’il faut prendre en considération. En effet, si elle est traumatisée, son travail de pare-excitation peut être rendu impossible du fait de son propre état psychique et elle-même peut devenir l’agresseur de son bébé. » Nous nous rencontrons régulièrement, Berline, sa maman, Fedline la psychologue, et moi. Les liens entre mère et fille se recréent très progressivement. La mère recommence à éprouver ses compétences parentales sous notre regard, non plus perçu comme accusateur mais bienveillant. Mais le temps de la prise en charge chirurgicale prend fin et Berline, hors de danger d’un point de vue strictement médico-chirurgical, devrait être sortie de l’unité d’hospitalisation depuis longtemps. Elle ne porte plus de fixateur externe, les greffes cutanées sont cicatrisées. C’est un autre combat que celui de faire accepter notre temporalité psychique à une équipe chirurgicale. Berline doit sortir avec sa mère, elle doit retrouver ses frères et sœurs. Avec l’accord de la mère, il est décidé que la psychologue et l’assistant social viendront les rencontrer en visite à domicile. Par ailleurs d’autres aides sociales ont été mobilisées pour cette famille. C’est ainsi que je quitte Berline après qu’elle m’ait confié un dessin à mettre dans ma tente de consultation tandis qu’elle emportera « poupée Berline » sous le bras.

La pédopsychiatrie humanitaire, pratique récente et trop peu connue, doit elle aussi s’appuyer sur un cadre théorique et un savoir clinique éprouvés. Elle doit pouvoir répondre de la pertinence de ses interventions et de la qualité des résultats de ses actions. En mission humanitaire, le pédopsychiatre est amené à travailler avec des enfants qui, comme Berline, sont issus d’une culture différente de la sienne et qui ont été ou sont confrontés à des événements de vie traumatiques. C’est un exercice qui pose des questions spécifiques telles que celle du codage culturel des troubles, celle de l’histoire traumatique et de ses effets, celle de l’élaboration d’un cadre thérapeutique efficient (Baubet et Moro 2000)… Ce sont autant de questions que nous retrouvons dans notre travail en France auprès des enfants de migrants ou encore des mineurs isolés étrangers. Ces enfants possèdent également un univers culturel duquel nous ne sommes pas familiers. Ils sont en outre les héritiers d’une histoire familiale et/ou personnelle marquée par une rupture : la migration. Quels qu’aient été ses déterminants, la migration a des effets traumatiques. Par la rupture du cadre externe qu’elle implique, elle entraîne à la suite une rupture au niveau du cadre culturel intériorisé, cadre à partir duquel est décodée la réalité externe (Nathan, 1986). Nous pouvons donc retrouver de nombreuses similitudes dans notre pratique, qu’elle prenne place dans le cadre d’une mission humanitaire ou dans celui de la consultation en France.

Au-delà de ces situations particulières, chaque rencontre entre un pédopsychiatre et un enfant pose la question de l’altérité. Ce vécu de l’altérité nous confronte toujours à notre histoire propre, consciente et inconsciente. Nous devons prendre en compte, parfois même négocier avec nos mouvements contre-transférentiels et avec les effets destructurants du traumatisme pour pouvoir créer un espace à l’empathie juste, un espace de soin. Dans notre pratique au sein de nos structures françaises, nous avons la chance de pouvoir nous référer à notre cadre théorique présent et étayant sans même que nous ayons à le solliciter la plupart du temps. Il est là, rassurant. Nous avons nos collègues, nos équipes pluridisciplinaires, notre plateau technique à portée de main. Sur le terrain, en mission, le support de notre cadre théorique suppose souvent un effort actif pour le rappeler, le maintenir présent. Parfois nous pouvons avoir le sentiment de devoir le recréer. Ceci s’explique par la situation d’exil dans laquelle nous nous retrouvons.

Ce qui est évident en France ne l’est plus forcément lorsque nous sommes confrontés à une situation inconnue, dans un contexte où nous ne retrouvons pas nos références culturelles, professionnelles. Ces particularités exposent et peuvent fragiliser le pédopsychiatre en situation humanitaire. Pourtant nous demeurons porteurs d’un savoir, d’un savoir qui soigne et que nous avons choisi de mettre à disposition d’enfants et de leurs familles en souffrance psychologique à travers le monde. C’est forts de ce savoir que nous pouvons continuer à soigner, savoir puiser dans ce que nous avons appris et ce que nous avons expérimenté au long de notre parcours d’étudiant et de professionnel.

Le pédopsychiatre en mission s’il n’invente pas sa pratique doit néanmoins l’adapter, la réinventer. C’est cette créativité nécessaire qui lui permet de rester pédopsychiatre, de soigner dans un contexte de catastrophe humanitaire, malgré son propre exil, bien que l’autre ce soit d’abord lui-même. Mais la pédopsychiatrie humanitaire est surtout une nécessité absolue devant l’évidence d’une universalité psychique, d’une universalité de la souffrance psychique, d’une universalité de la fonction soignante psychique.

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Actualité de la clinique transculturelle