La sensorialité dans le transfert
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La sensorialité dans le transfert

Introduction

Ma recherche sur la place et la fonction de la sensorialité dans le transfert avec des patients adultes est issue de ma rencontre avec la psychiatrie. Cette réflexion a commencé par une intuition clinique inattendue pour moi, paradoxale avec ce que je pensais jusqu’alors. En effet, j’ai longtemps considéré la sensorialité comme « anti-lien » et « anti-pensée », à partir de mes recherches, passionnantes et profondément utiles, sur l’autisme et les processus psychosomatiques. A un moment donné, dans la rencontre clinique, j’ai pris conscience de l’aspect défensif qui « filtrait » mes lectures. Je n’avais pas été suffisamment sensible à la manière dont ces fonctionnements pouvaient m’être utiles dans le lien avec les psychotiques adultes, et j’avais tendance à ne pas me laisser distraire par ce qui venait « se mêler à la conversation », à savoir ces manifestations corporelles que je pensais être des actes qui avaient pour finalité d’éviter la pensée, et qui en miroir m’évitaient de les penser.

C’est dans des moments de choc esthétique, d’éblouissement au niveau transféro-contre-transférentiel avec des patients hospitalisés en psychiatrie ou venant consulter au CMP, où j’oscillais entre collage et éloignement, que la sensorialité venait m’interpeller en se manifestant dans le « trop » ou le « pas assez ». Je ne pouvais plus « échapper » au sentiment que la sensorialité avait du sens dans ces liens parfois plus palpables que pensables.

Cela remettait radicalement en question mon rapport à la sensorialité et à sa place dans les entretiens.

La sensorialité dans la rencontre clinique

Dans ma pratique, je suis amenée à faire un travail psychothérapeutique grâce à l’analyse de la relation transférentielle, dans un dispositif de face à face en individuel, en groupe, et avec des familles.

Le face à face implique d’emblée le regard dans le lien, et on peut souvent être amené à réfléchir sur ce qui se joue, du transfert, dans le regard ; regard émerveillé entre la mère et son bébé, quelque chose qui éblouit comme le choc esthétique (D. Meltzer, 1988), ou regard particulièrement persécuteur pour certains patients qui venaient en séance lunettes de soleil sur le nez. Par exemple, ce jeune homme qui disait qu’il évitait de me regarder dans les yeux pour ne pas voir mon âme, ou pour que je ne voie pas la sienne.

D’autres éléments sensoriels apparaissent dans la relation transférentielle, souvent de manière fugace. Nous sommes souvent interpellés par des odeurs : chaque patient a son parfum particulier qui nous plonge dans une ambiance que l’on reconnaît bien d’une séance à l’autre. Dès l’entrée du patient dans le bureau, nous sommes enveloppés par des odeurs qui nous deviennent avec le temps familières, et qui nous questionnent parfois.

Cette patiente qui avait un grand besoin d’exclusivité, qui était insécurisée et ne pensait pas exister, ou très peu, pour l’autre, mettait un parfum très fort, qui semblait s’imprégner dans les murs de mon bureau. Une fois l’entretien terminé, je pouvais sentir son parfum pour le reste de la journée. Comme ce parfum qui « envahissait » l’espace, mon psychisme était « envahi » par elle. Tout en recevant d’autres patients, ce parfum était là, comme pour assurer sa permanence après son départ du bureau.

Il y a aussi des sons qui nous interpellent, en particulier le son de la voix. Monotones, berçants, perçants… créateurs parfois d’un rythme qui a des effets sur nous. Parfois, la sensorialité reste fragmentaire, morcelée : quelque chose ne peut pas être lié. On peut le vivre comme un bombardement de sens, ou comme si chaque organe de sens était stimulé de manière séparée. Ce sont des expériences de morcellement où les sens semblent démantelés. L’unité du corps est en jeu. C’est un climat parfois chaotique.

D’autres fois, des situations cliniques, individuelles, groupales, familiales, vont nous plonger dans des ambiances différentes, plus faciles à vivre, unifiantes en quelque sorte, et qu’on pourra retrouver très facilement. Il suffira de repenser au patient pour la sentir venir. Ce seront d’abord des fragments de sens : une odeur, un ressenti physique, le contact peau à peau au moment où on se serre la main… Puis une image psychique émerge, et des affects s’y lient.

Dans le transfert, ces différents processus de liaison et de déliaison semblent représenter quelque chose de l’état psychique du patient.

R. Roussillon (1999) parle de transfert d’ambiance, de climat, pour décrire les souvenirs d’ambiance qui apparaissent dans la relation transférentielle : des ressentis, sensations, perceptions, motricités, qui viennent envahir ou envelopper le patient et le thérapeute au cours des séances. Ce transfert d’ambiance me semble proche de ce que C. Bollas (1989) a décrit au sujet de certains patients qui cherchent à créer une ambiance particulière avec l’analyste. Il s’agit selon lui de la trace d’une expérience précoce, d’un besoin de holding et d’un espoir de trouver en nous un « objet transformationnel ». Selon lui, ces patients « deviennent comme enchantés par la mélodie de la voix analytique et oublient alors le contenu de l’interprétation. On peut y voir soit un obstacle sur la voie de l’analysabilité, soit l’ouverture d’un espace analytique » (1989, p. 1189).

Il défend la nécessité d’accepter ce climat, ne pas toujours l’interpréter en tant que défense.

C’est pour moi, aujourd’hui, un postulat qui m’amène à poser la question suivante : dans la relation transférentielle, quel sens donner aux ressentis sensoriels ? Que viennent dire sur le lien ces excitations de sens ? Car, après avoir accepté d’accueillir la sensorialité dans mes rencontres cliniques, il me semble maintenant primordial de pouvoir analyser la sensorialité dans le lien transférentiel, avec le patient adulte, même quand elle apparaît de manière ponctuelle au cours de séances où le matériel verbal est prépondérant.

Dans mes rencontres en psychiatrie adulte, la sensorialité est souvent fugace. Un patient hospitalisé, devant qui je passe, me dit : « Ah, vous et votre odeur d’Autrichienne… ».

Un autre patient me parle de la couleur violette de ma robe. Désormais, il m’appelle « madame Lilas », me dit que j’habite dans une maison entourée de lilas… Ou cette jeune femme suivie au CMP, qui porte le prénom « Rose ». Un jour, elle arrive dans mon bureau en me disant que ça sent très bon, et que c’est « l’odeur de (sa) fleur préférée ». Elle m’évoque un rêve : elle est en train de conduire sur une autoroute, mais elle est complètement aveuglée par une lumière très forte. En me parlant de son rêve, elle regarde intensément la fenêtre de mon bureau, où la lumière est forte.

Quelque chose du choc esthétique semble se rejouer dans l’ici et maintenant. C’est une rencontre intense : ça sent tellement bon, c’est tellement lumineux, que ça aveugle. Cette séquence, qui ne peut être analysée ici en dehors des éléments d’un long suivi, peut nous questionner sur le passage entre le dedans et le dehors et vice versa, entre le corps maternel ou la bulle pare-excitante et l’extérieur. La sensorialité semblait exprimer quelque chose du lien transférentiel, dans une rencontre entre un ici-et-maintenant et un ailleurs.

La sensorialité comme attracteur

La sensorialité me semble avoir une fonction dans la rencontre transférentielle entre l’actuel et ce qui vient du passé. Dans la rencontre clinique de S. Freud avec Lucy (1895), la fumée de cigare de S. Freud attirait du refoulé. Dans la sensorialité, dans l’odeur de la fumée, se condensent l’actuel et l’ancien. La fumée du cigare de S. Freud, actuel de la rencontre, a attiré sur elle quelque chose d’un ailleurs (processus développé par A. Konicheckis, 2002). Ce modèle, dominé par le primat du principe de plaisir, nous montre comment la sensorialité peut échapper à la censure du refoulement. Cette sensorialité peut même être un masque, une défense par rapport aux représentations inconscientes, comme l’odeur de l’entremet brûlé chez Lucy.

Dans ma clinique, la sensorialité ne me semblait pas toujours attirer le refoulé. Il m’a semblé parfois qu’il s’agissait d’une autre fonction de la sensorialité qui attire, comme un aimant, mais pas uniquement « du dedans », ce qui est intériorisé et refoulé, comme l’avait montré S. Freud.

Attracteur de parties clivées

La clinique nous permet de rencontrer des processus qui fonctionnent sur un mode Au-delà du principe de plaisir où la sensorialité ne peut pas être analysée selon le mode rencontré dans les Etudes sur l’hystérie (1895) ou dans L’Interprétation des rêves (1900).

Je m’intéresse, à partir de ma clinique, à cette autre fonction de la sensorialité : celle qui attire ce qui n’a pas encore trouvé une place psychique ; ce qui est non-pensé, clivé, non-assimilé au niveau psychique. Ce qui ne se lie pas, n’est pas symbolisé, est resté « à la limite » du psychique, ni dedans ni dehors. Freud (1896) parlait de fueros. R. Roussillon (1999) de parties clivées.

Je pense que la rencontre transférentielle peut réactualiser ces parties clivées qui vont, selon R. Roussillon, tendre à faire retour :

« Les formes de la négativité qui œuvrent à travers le mode de présence du sujet ne sont guère, de manière centrale, organisées suivant une modalité dénégatoire qui accueillerait, en le barrant d’une manière ou d’une autre, quelque mouvement inconscient, elles concernent plutôt un impensable, un impensé, un irreprésenté, qui se manifeste à partir de ses effets de négativation en acte, de fait, ailleurs. C’est ainsi que le clivé, à la différence du refoulé, fait retour ou « tend » à faire retour ».
(R. Roussillon, 1999, p. 54.)

 

Selon mon hypothèse, la sensorialité semble attirer ce qui tend à faire retour et qui se situe dans des parties localisées à la limite entre le dedans et le dehors par rapport au reste du fonctionnement psychique. Ce qui tend à faire retour n’est pas lié à des réseaux de représentations, mais à part. C’est pourquoi l’association libre ne peut pas « attirer » ces zones, ou nous y conduire. Je pense que la sensorialité va attirer ce non-lié qui se trouve sous forme d’une excitation libre. Cela m’amène à dire que ce qui n’a pas été lié à l’intérieur va se manifester par les organes des sens, donc à la surface. C’est à cet endroit, au niveau de la rencontre dedans-dehors, que ce non-pensé tente parfois de trouver un premier mode de liaison.

Sensorialité, lien et liaison

La mise en lien entre sensations et représentations permet de ne pas subir passivement le sensoriel. Sans une « mise en scène » fantasmatique, le sensoriel risque d’être vécu comme étranger à soi. L’intimité psychique semble alors s’appauvrir, ne pas se développer. L’excitation ne trouve pas d’espace pour se lier, les fantasmes ne peuvent pas être éprouvés. Certains liens ne permettent pas ce travail. Je pense aux défauts de contenant précoce, amenant à des fonctionnements sans espace interne protégé, ou aux liens familiaux trop excitants, sans suffisamment d’interdits, pour permettre à l’Œdipe d’être fantasmé. On ne peut pas fantasmer ce qui est trop présent.

La subjectivité et la quête identitaire semblent parfois être restées suspendues pour ces patients, car le va-et-vient entre le sensoriel de surface et la profondeur de l’intime est traumatique, tout comme l’introjection qui risque d’être vécue comme un viol psychique. Les liens sont teintés de menace d’intrusion.

Blanche est une patiente que je suis au CMP. Le lien à sa mère semble très excitant. Cette dernière dit n’avoir jamais compris sa fille, même quand Blanche était bébé. Elle ne comprenait pas ses pleurs. Quand Blanche a grandi, sa mère lisait son courrier et son journal intime pour mieux la comprendre. Du coup, elle en savait bien trop sur l’intimité de sa fille, intimité souvent évoquée à table lors des repas dans un lien clairement incestuel où la sexualité se partageait en famille.

Blanche me parle des intrusions sensorielles qu’elle vit : le brouhaha qui la pénètre, les bruits qui la persécutent, les frôlements insupportables de son entourage :

« – Dehors il y a le brouhaha… ça m’angoisse… ça entre en moi. J’ai peur qu’on va profiter de moi… c’est comme quand quelqu’un vient trop proche, je ne supporte pas ça…. qu’on me touche… ou qu’on me regarde… ». Touchers, sons, regards font intrusion.

Mais dans le transfert, Blanche parle de sensations bien différentes :

« – Ici, je suis protégée. Votre voix me fait des guillis au cerveau, comme un toucher très doux sur la peau… Vous laissez des silences entre vos phrases… pour me laisser le temps… »

Blanche commence ainsi à distinguer le dedans et le dehors par le clivage. Elle me fait sentir, dans le contre-transfert, les effets rythmiques de ma voix qui l’englobe. Je partage avec elle cette sensation d’être enveloppée :

« – J’étais bien au chaud pendant cet entretien, maintenant je vais devoir sortir dans le froid, ça va trop me réveiller… » dit-elle.

Je me sens moi-même comme dans un cocon avec elle pendant les séances, au chaud, bercée…

Les intrusions vs les enveloppes sensorielles sont pour moi les deux faces de notre lien. Les intrusions, les expériences persécutrices liées aux défauts d’accordages de la relation précoce avec sa mère sont mises à la porte car non-symbolisables. Clivées, ces parties du lien trop excitantes qui ne sont pas encore pensables font retour par la sensorialité.

Dans le transfert, le plus urgent pour Blanche, c’est d’être contenue, enveloppée, tenue de manière sensorielle car la contenance psychique est défaillante, elle n’a pas pu être intériorisée.

Avec des patients comme Blanche, nous pouvons être face à des expériences sensorielles qui font effraction, parfois sous forme hallucinatoire, parce que la peau psychique ne protège pas assez, ou parce que le lien est trop excitant. Tout se passe comme si quelque chose ne pouvait pas prendre sens à l’intérieur -parce que c’est impensable, ou parce qu’il n’y a pas d’espace pour le penser par exemple-, laissait ainsi l’excitation libre, et venait « prendre corps » à l’endroit où se rencontrent le dedans et le dehors. Un « scénario » sensoriel vient alors « prendre en charge » les parties non-introjectées du lien, afin de les lier a minima.

Mais parler de liaison psychique, c’est penser la nécessité de stabilité au niveau psychique tout en laissant place à l’évolution, aux changements. La partie stable c’est le Moi, tandis que l’évolution, les changements, sont dus à la sexualité qui déstabilise le système et le force à évoluer selon l’hypothèse où Freud (Au-delà du principe de plaisir, 1920) attribue au Moi une fonction de liaison de l’énergie. Cette fonction de liaison du Moi fait passer le fonctionnement psychique des processus primaires aux processus secondaires, et c’est là un préalable à la mise en application du principe de plaisir. Mais pour les patients concernés par des souffrances plus narcissiques que névrotiques, le Moi n’a pas nécessairement cette capacité de liaison.

L’objet attracteur

On rencontre souvent l’absence de cette capacité de liaison chez des patients qui viennent la « chercher » en nous. Ce qui n’est pas lié est violent pour l’appareil psychique et est poussé vers le dehors pour trouver un premier mode de liaison, une stabilité, sur la périphérie. Quand je fais l’hypothèse que la sensorialité attire ce non-lié, c’est en référence à la notion d’attracteur élaborée par D. Houzel (2002) qui s’inspire à son tour du mathématicien René Thom (1972) dans sa théorie des catastrophes.

« L’attracteur joue (…) le rôle d’une zone vers laquelle convergent les flux dynamiques à l’œuvre pour réaliser une forme structurellement stable. Le mathématicien René Thom donne comme exemple d’attracteur une vallée pour l’écoulement des eaux. Remarquons que la vallée a été creusée par les eaux vives, en même temps qu’elle en dirige et canalise le flux. C’est donc une relation dynamique par excellence, mais une relation qui tend vers une forme stabilisée, représentable, par contraste avec un écoulement chaotique, imprévisible, irreprésentable. L’objet contenant, au sens de Bion, remplit la fonction d’un attracteur. Je suggère de parler d’un « objet-attracteur » ».
(D. Houzel, 2002, p. 211.)

 

L’objet contenant transforme les éprouvés. On peut dire qu’il est un attracteur des investissements, de l’attention, des éprouvés du bébé et qu’il donne forme à ces éprouvés. L’objet contenant stabilise les forces qui agitent le psychisme du bébé. E. Bick (1968) était une des premières à penser comment les failles d’intériorisation de ces processus amènent le bébé à utiliser la sensorialité en tant que tentative de rassemblement. C’est à partir de ces différents modèles que nous pouvons faire l’hypothèse que la sensorialité attire ce qui est non-lié, délié, pour tendre vers une forme stabilisée : elle est attracteur des parties non-introjectées du lien.

La sensorialité dans le transfert

Sensorialité, motricité, postures, sont des expériences multiples qui prennent sens dans la relation bébé-mère. M. Pinol-Douriez parle de protoreprésentations pour décrire ces noyaux de représentations très riches qui vont prendre sens pour le bébé, à l’aide de l’appareil psychique de la mère. Il s’agit des embryons de sens (A. Konicheckis 2002) qui vont prendre sens… ou pas. Car ce tissage du corps à la pensée (Golse 1999) échoue parfois.

En thérapie, les parties du lien primaire qui n’ont pas pris sens, remobilisées par le transfert, peuvent alors se manifester par la sensorialité. Je tente, dans ces situations cliniques, à me positionner en tant qu’objet à qui s’adresse ces vécus sensoriels pour essayer d’entendre le message virtuel, potentiel de la sensorialité, dans la lignée de ce que R. Roussillon (2004) a décrit comme la fonction messagère de la pulsion. Car le cheminement du corps à la pensée que nous connaissons du lien primaire est aussi applicable en thérapie.

Tout en étant attentive aux risques de projection dans notre manière d’entendre ces messages potentiels, il me semble important de ne pas entendre cette sensorialité uniquement comme une défense contre l’angoisse, le lien, la pensée, mais de lui donner du sens dans le lien transférentiel. C’est un peu ce que dit aussi M. Boubli, au sujet des sons difficilement compréhensibles émis par les enfants autistes :

« Cette matière première psychique s’est révélée riche en potentialités de messages à déchiffrer, en communications qui m’étaient adressées dans l’échange transféro-contre-transférentiel, dans la mesure où je me positionnais là pour les recevoir ».
(2009, p. 90.)

 

Il me semble que dans la mesure où, comme thérapeute, nous nous positionnions en tant qu’objet à qui s’adressent des expériences sensorielles souvent qualifiées comme n’ayant aucun sens du point de vue de la communication, nous pouvons tenter de donner du sens à la sensorialité dans le transfert. En ce qui me concerne, je tente dans un premier temps d’accueillir la sensorialité en moi. Puis, sensorialité et transfert vont me permettre de construire un scénario psychique afin d’y lier l’affect. Pour moi, la représentation de chose va enfin devenir représentation de mot, et je vais pouvoir dire quelque chose au patient de ce que j’éprouve.

Sara est très avide dans ses relations. Dans le transfert cela est très présent, elle m’appelle à tout moment et me demande d’être disponible immédiatement. Quand je ne le suis pas, ça lui est insupportable. Elle est très demandeuse et je ne lui apporte jamais assez, elle veut toujours plus.

Lors de cet entretien, elle me parle d’une nouvelle rencontre avec un homme qui lui plaît, en se léchant sa bouche. Elle me dit avoir la sensation que sa bouche est mouillée, que quelque chose coule et elle tente de s’essuyer la bouche. En accueillant ces sensations en moi, j’ai le sentiment d’avoir la bouche trop pleine de quelque chose qui déborde, ou trop vide, mais du coup salivante… J’imagine, à partir du transfert, Sara toujours en train de réclamer plus que ce que je lui donne. Je sens qu’elle aimerait me dévorer, comme cet homme, pour se remplir la bouche ou pour satisfaire cette faim sans fin que je ressens moi aussi tout d’un coup… Je lui parle du bébé avide, la bouche pleine de lait, du fait que « ça coule de partout ».

Cette modalité de proposition d’interprétation me vient de la manière dont il me semble que la sensorialité s’inscrit dans le lien transférentiel. C’est une création à deux, de l’ici et maintenant.

« – Oui… c’est comme un bon repas… je salive comme devant une vitrine de pâtisseries… Pour moi, cet homme c’est comme un bon gâteau… » dit-elle.

Sara parle alors longuement des frustrations énormes où, dévoreuse, elle n’est jamais rassasiée par sa mère qui l’a lâchée comme « une patate chaude ».

Analyser la sensorialité ainsi s’est avéré utile dans ma pratique en psychiatrie adulte, en particulier avec des patients qui souffrent d’hallucinations sensorielles.

Conclusion

Accueillir la sensorialité, la sentir sans la penser, est parfois un premier temps nécessaire dans le contre-transfert. Mais, la voir uniquement en tant qu’obstacle, défense, c’est fonctionner en miroir avec nos patients qui utilisent l’acte, la motricité, la sensorialité afin justement de ne pas penser.

Car la sensorialité semble attirer ce non-pensable du lien transférentiel dans le lien transférentiel. C’est pourquoi elle peut devenir un outil d’analyse du transfert, et en particulier des parties non-pensables du lien, si on se positionne en tant qu’objet à qui elle est adressée.

Je propose pour terminer l’hypothèse méthodo-clinique suivante : l’analyse de la sensorialité dans le transfert peut favoriser, par des va-et-vient entre le dehors et le dedans, l’appropriation psychique d’un vécu resté jusqu’alors non-pensable.

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