Le déni selon Janine Chasseguet-Smirgel
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Le déni selon Janine Chasseguet-Smirgel

Peu de temps avant sa mort, je me trouvais chez J. Chasseguet-Smirgel. Dans son grand bureau lumineux, un bouquet d’immenses coquelicots chantait déjà le printemps. Des bruits d’enfant, les échos d’une voix féminine et les aboiements d’un chien me laissèrent supposer que dans une pièce voisine se déroulait un jeu effréné. J’ai le souvenir d’une ambiance très vivante, chaude, de la présence d’un monde que je ne voyais pas mais qui était bien là, bien proche d’elle. Assise assez droite dans son petit fauteuil, elle était habillée de façon coquette comme à son habitude. Elle m’écouta longuement, me proposa quelques remarques et me dit qu’elle avait quelque chose d’important à m’expliquer. Elle était malade. Elle souffrait d’une maladie qui durait depuis plusieurs années et qui évoluait par crises. Elle ne savait pas combien de temps il lui restait « avant la fin fatale ». Elle préférait m’avertir car elle pensait que sa disparition serait douloureuse pour moi. Dans la description qu’elle me fit de sa maladie avec une grande pudeur et quelques plaintes, elle se montra à plusieurs reprises vigilante à me faire comprendre la réalité, sa réalité actuelle tout en me rendant attentive à l’idée que, si appliquée qu’elle fût à me transmettre cette réalité, elle devait être, pour une part, dans un certain déni.

Cet effort de clarté me toucha profondément. D’abord parce que mon expérience clinique avec des patients gravement atteints somatiquement m’a montré combien le déni de la maladie grave et de la mort est une défense importante pour éviter les douleurs psychiques alors délabrantes. Je percevais là, plus que jamais son courage. J’ai compris combien aussi elle tentait d’être en plein accord avec ce qu’elle théorisait et dénonçait, que ses propos sur le déni n’étaient pas un simple jeu intellectuel, qu’il reposait sur un constat de sa clinique, y compris de la vie quotidienne et que les quelques mots d’auto-analyse qu’elle m’adressait représentaient non seulement ce qu’elle était, une femme aux convictions vraies, mais aussi un acte de formation à mon égard et un geste profondément éthique. Bien qu’elle m’ait averti de sa fin et qu’ainsi elle m’y ait préparé, la mort de J. Chasseguet-Smirgel me bouleverse. Je me propose pour lui manifester ma reconnaissance de présenter quelques éléments de sa théorisation sur le déni en me limitant à ce qui me paraît au coeur de sa réflexion.

Déni de la double différence des sexes et des générations

Avec son souci de précision et de clarté, J. Chasseguet-Smirgel a repris Freud pour développer sa pensée dans une minutieuse confrontation sans concession. Elle s’oppose au monisme phallique et pense que considérer seulement l’absence de pénis chez la femme comme marque de la reconnaissance de la différence des sexes est une perspective perverse, celle du déni du vagin. La réalité n’est pas que la mère est châtrée, mais qu’elle possède un vagin impossible à combler par le petit garçon qui ne possède pas un grand pénis et les capacités génitales de son père. L’enfant doit reconnaître la différence des sexes dans leur complémentarité génitale et, ce faisant, reconnaître la différence des générations ce qui constitue une blessure narcissique douloureuse que la théorie du monisme sexuel phallique tente d’effacer. Comment expliquer la rivalité du petit garçon envers son père, s’il n’a aucun désir de pénétrer sa mère pendant l’oedipe par ignorance de l’existence de son vagin ?

Il peut préférer l’idée selon laquelle son père n’exerce sur sa mère que des attouchements dont il est lui-même capable, si sa mère veut bien s’y prêter et si son père ne s’y oppose pas. Mais l’Oedipe du garçon conçu de cette façon correspond à la tentation perverse de faire passer les désirs et satisfactions prégénitaux accessibles au petit garçon comme ayant plus de valeurs que les désirs et satisfactions génitaux auxquels seul le père peut accéder. Notons aussi que le déni du vagin s’associe aux angoisses de se fondre et de s’anéantir dans l’utérus maternel auquel il conduit, le narcissisme foetal fantasmé comme un Paradis perdu pouvant toujours basculer du côté de la mort. J. Chasseguet-Smirgel rejoint là B. Grunberger.

Déni et falsification de la réalité chez le pervers

Ainsi, pour J. Chasseguet-Smirgel, le déni de la double différence des sexes et des générations est inséparable, chez le pervers, de la régression sadique-anale. Il s’agit de la création d’un « nouveau monde » qui n’est pas assimilable à la création autocratique de la réalité par le psychotique. L’idéalisation qui tient une place fondamentale dans les perversions tend alors à faire passer les valeurs anales pour supérieures aux valeurs génitales. Elle devient l’index d’un clivage du Moi, puisqu’elle témoigne en faveur d’une supériorité qui ne saurait exister sans sa corrélative mise en cause fondamentale. L’univers anal du pervers est un « brouillon » de l’univers génital, une pseudo-génitalité dont les objets, les sources érogènes, les plaisirs sont adaptés aux possibilités de l’enfant, contrairement à la génitalité. Le bâton fécal préfigure le pénis génital, la production de fèces est une forme de l’accouchement et la séparation d’avec les selles annonce la castration, etc. Le monde anal pervers constitue une réplique de l’univers génital et une riposte aux prétentions intolérables du père de posséder de meilleurs atouts que le fils pour combler la mère. La perversion est de ce fait fondamentalement associée à la mise en place d’un système de falsification de la réalité dans lequel l’impuissance de l’enfant à satisfaire sexuellement sa mère est effacée, les représentations de la scène primitive génitale liées au déni étant refoulées, soudées aux éléments du refoulé primaire des premières expériences de séparation d’avec la mère.

J’ajouterai pour finir, que J. Chasseguet-Smirgel fait remarquer que la coexistence du « pervers » et de « l’oedipien » induit un fragile équilibre et que nous devons nous incliner devant le fait que nous avons tous en nous, à divers degrés, une haine de la réalité. Mais, elle achève Ethique et esthétique de la perversion ainsi : « On peut aussi tirer du plaisir à être conscient de cette réalité et à l’affronter le plus lucidement possible. »