Le don comme prix de la gratuité
Dossier

Le don comme prix de la gratuité

Il y a dans la pratique de la psychanalyse une règle voulant que toute séance manquée soit due. Elle s’explicite le plus souvent sous une forme contractuelle : la permanence du cadre qui oblige chacune des parties, quoique différemment, a un prix. Ce prix est convenu. L’analyste est garant du cadre ; sa présence assure cette garantie. Le patient en est le bénéficiaire ; son paiement l’atteste. En même temps qu’une réciprocité, une asymétrie apparaît entre ces deux obligations. L’absence de l’analyste supprime la garantie assurée ; non pas l’absence du patient. Une asymétrie, soit une « injustice » dans la règle, est nécessaire à l’établissement du contrat. Elle a une portée symbolique conférant au cadre son statut, sa position tierce – même si cette portée est inévitablement mise à mal dans la façon dont elle se traduira, happée qu’elle est toujours, entre la représentation imaginaire d’un « désir » ou d’une « charité mutuelle » voulant que le « bien » de chacun soit assuré, et la représentation non moins imaginaire d’un « réel » – représentation impuissante/surpuissante – qu’il en sera ainsi et pas autrement. Cette dialectique, complexe quand on essaye de la clarifier, se reconnaît cependant facilement dans la façon dont un parent répond à l’interrogation tyrannique ou malicieuse de l’enfant qui demande une explication à la règle qu’on lui impose. « Pourquoi ? », demande l’enfant. « C’est pour ton bien », répond l’adulte. A moins que, plus honnête ou moins confiant vis-à-vis des ressorts omnipotents de la culpabilité, l’adulte se contente de répondre : « c’est ainsi ».

Je propose l’idée que le traitement en gratuité n’échappe pas à cette règle désignant un paiement pour la séance manquée. Et non par principe. Mais selon un implicite du cadre. Pour la cure qui vous est proposée, est-il dit au patient, un espace-temps vous est donné : le lieu, le rythme, la durée des séances, la continuité et les discontinuités liées aux vacances ou aux jours fériés. Le patient ne pouvant payer les séances auxquelles il viendrait à manquer, il lui est signifié que l’assiduité est le prix à payer, le seul possible. En l’absence d’assiduité, le cadre « souffre ». Ceci fait l’objet du travail analytique. Quand le cadre est trop malmené, le double cadre dont nous bénéficions, au Centre Jean Favreau, donne parfois la possibilité à l’analyste de demander à son patient qu’il prenne rendez-vous avec le consultant. On retrouve là un moyen, un biais, pour conférer une présence réelle à la fonction tierce du cadre – présence réelle venant comme support, avec sa livre de chair, à la différenciation souhaitée entre la fonction et la personne de l’analyste. Le patient est ainsi accompagné dans une perlaboration nécessaire : l’assiduité est une condition. Autrement dit, l’assiduité ne se réduit pas à un prix : nul ne saurait payer en totalité le cadre offert au patient, ni l’analyste, ni le patient lui-même. Il y a nécessairement un reste. En effet, le cadre ne disparaît pas quand le patient s’absente. La transgression malmène le cadre. Cependant, en le transgressant, elle le révèle, fût-ce dans une sanction dont le fantasme déborde toujours la réalité, et cela d’autant plus qu’il croit la neutraliser. La transgression ne fait pas disparaître le cadre : en ce sens, le cadre est transcendant. Quoique convenu, le cadre, une fois convenu, devient donc « inconditionnel », pour autant que la présence de l’analyste puisse le garantir.

Cependant, comme le garant du cadre n’est pas Dieu, il en résulte un coût aussi pour l’analyste. Quand le patient s’absente, l’acte n’est pas comptabilisé. C’est donc un coût pour l’institution. Et s’il était comptabilisé, comme cela peut être le cas dans d’autres conventions, c’est un coût pour l’organisme payeur, fût-il ironiquement appelé « état providence ». L’analyste porte cette responsabilité vis-à-vis du tiers payeur. Le paradoxe suivant apparaît : l’absence du patient, quel qu’en soit le motif, révèle le don qui lui est fait, porté par la part « inconditionnelle » du cadre. C’est retrouver l’idée que le don renvoie à une dette dont on ne s’acquitte pas, dont on ne peut pas s’acquitter. Pas plus que le paiement de la séance manquée, l’assiduité ne parvient à réduire le don à l’échange. Le paiement de la séance manquée ou l’assiduité remplissent un contrat. Cependant ils ne sauraient épuiser la dette dont la règle reste porteuse. Redisons-le : la présence de l’analyste garantit la place du patient. Et non pas : le patient achète sa place. Le paradoxe devient celui-ci : le paiement de la séance manquée, ou l’assiduité, symbolisent, par défaut, ce qui ne saurait s’acheter – à savoir le « don », cette part inconditionnelle du cadre. On trouve souvent à articuler la nécessaire permanence du cadre, le sans pourquoi du holding maternel, à l’inévitable culpabilité du patient. Mais l’hypothèse que je voudrais faire travailler ici est que la question du don est un « réel » appelant au déni. Le meurtre est évidemment à l’horizon de cette problématique.

Je vous propose, au travers d’une vignette clinique, une analyse de la mise en crise de ce déni. Ainsi donnera-t-on raison à E. Kestemberg, quand elle disait : « L’argent non donné est tout aussi fécond que l’argent payé » (E. Kestemberg 1985). Argent non donné et argent payé n’ont ni l’un ni l’autre le pouvoir de réduire le don à l’échange.

Aurore, 33 ans, à la troisième séance de son psychodrame individuel au Centre Jean Favreau, annonce qu’elle doit s’absenter afin de se rendre chez ses parents pour un temps traditionnel de vacances décidé avant le début de la cure. Plus tard, nous apprendrons que ces vacances se déroulaient aux Seychelles, le lieu de la rencontre amoureuse des parents. Elle fera beaucoup pour obtenir une autorisation ou un assentiment, cherchant en vain et de façon quasi écholallique à se mettre au diapason d’un signe supposé approbateur, ou non, chez son analyste (le meneur de jeu). Je suis moi-même l’un des cothérapeutes du groupe psychodramatiste. La meneuse de jeu fera beaucoup pour ne pas céder à la demande d’Aurore. Et plutôt que d’entrer dans une explicitation de la règle de l’assiduité, en principe énoncée par le consultant avant le début du traitement, la règle du jeu (règle fondamentale appliquée au psychodrame) est simplement rappelée : « qu’est-ce qu’on joue ? », dit la meneuse de jeu.

Un mot à propos du dispositif analytique utilisé ici. Il s’agit d’un psychodrame individuel : un patient, un meneur de jeu qui ne joue pas, plusieurs cothérapeutes qui jouent avec le patient. Le meneur de jeu aide le patient à jouer le jeu ; il assure avec le patient la perlaboration nécessaire entre les jeux. Les cothérapeutes ne font que jouer. Le patient construit la trame du jeu avec le meneur de jeu. Le patient choisit un rôle et attribue aux cothérapeutes les rôles qui se sont dégagés dans cette construction. Le rôle du patient est donc joué par lui-même, ou bien confié à un cothérapeute. Il arrive que le meneur de jeu envoie, en cours de jeu, un ou plusieurs cothérapeutes, pour doubler le patient, ou pour enrichir, diffracter, figurer les implicites du jeu en cours.

Disons que dans le jeu, tout est permis. Dans notre technique, un seul interdit : se toucher. Dans cette troisième séance, un cothérapeute jouant, Aurore ne manquera pas de s’en prendre aux thérapeutes assurés de leur place, puisqu’eux, semble-t-il, n’hésitent pas à s’absenter ; un autre jouera la tyrannie d’un parent ; un autre encore s’en prendra à la patiente jouée par un cothérapeute, pour l’invectiver, et l’inviter à renoncer à soigner ses parents… Je condense là une scène qui aura eu lieu plusieurs fois, notamment à la date anniversaire de ce temps de vacances traditionnel. Aurore, sans autorisation, sans assentiment, a trouvé des compromis, mettant en crise ou en résonance sa crainte mal consciente de voir disparaître sa place -sanction implicite liée à la règle de l’assiduité. Elle ne s’absentera par exemple qu’à une des deux séances qu’elle avait prévu de manquer : un temps pour son psychodrame, un temps pour sa famille. A la quatrième année du traitement, quand l’humour et la richesse du gradient émotionnel ont trouvé à nourrir et à enrichir la partie non psychotique de son fonctionnement psychique, elle commence la séance par ces mots : « Je me suis réveillée avec l’idée que je ne suis pas faite pour ce monde ; et cette idée s’est ravivée une heure plus tard, sur le chemin de la séance, quand deux policiers, un policier et une policière, m’ont verbalisé 67 euros. J’avais laissé tomber mon mégot par terre à l’entrée du métro ; je suis passée par tous les sentiments : la colère d’abord, puis l’angoisse, finalement la tristesse ». Un jeu se construit puis se joue : Aurore choisit les « verbalisateurs » (autrement dit le couple de policiers) ; l’une d’entre nous, une femme, joue le crachoir (crachoir venu d’une association d’Aurore à propos du manque de cendriers à l’entrée des bouches de métro) ; l’un d’entre nous, un homme, joue son rôle. La meneuse envoie, au cours du jeu, un cothérapeute, homme, jouer l’autre verbalisateur. Aurore, dans le rôle du verbalisateur semble tout faire pour n’accorder aucune attention, ni à un crachoir très expressif, oro-anal aussi inquiétant que séducteur et semblant sortir tout droit d’un dessin animé de Myazaki, ni au second verbalisateur venu l’assister. Puis nous l’entendons dire, comme en aparté : « j’aurais dû dire que j’étais malade » (entendons : j’aurais dû faire valoir mon statut d’handicapée pour échapper à la sanction). Scansion du jeu à ce moment-là. La scansion est destinée à faire entendre et à relever cette sortie de jeu, autrement dit la sortie d’Aurore du rôle qu’elle s’était assignée, puisque, souvenez-vous, elle jouait « les verbalisateurs » et non pas son rôle. Dans l’effort manifeste de réprimer et ignorer tout ce qui s’exprimait du côté de la sexualité prégénitale (le crachoir) et d’une scène primitive (le couple de verbalisateurs), surgit toute la force transgressive d’une fixation régressive : l’invocation de son statut d’handicapée.

Aurore était entrée dans la puberté avec la conviction délirante hypochondriaque qu’un cancer l’emporterait. Occasion de préciser et d’ajouter ici qu’une hospitalisation puis des soins en institution avaient été nécessaires. Un statut d’handicapée lui a été attribué. Elle a accompli des études supérieures et travaille en milieu normal. Le statut d’handicapé est à la fois une protection nécessaire et, comme le jeu vient de le révéler, une butée aliénante. Le psychodrame individuel dont elle bénéficie aujourd’hui complète et marque un tournant important et fructueux dans la complexité des soins. Aujourd’hui, Aurore se réveille avec l’idée qu’elle n’est pas faite pour ce monde. Le transfert du corps sur la pensée (l’idée de ne pas être faite pour ce monde) et de la pensée sur le corps (l’idée du crachoir) s’est donc considérablement enrichi. La « gratuité » du traitement dont Aurore bénéficie n’est pas seulement une nécessité matérielle ou une attestation de notre démocratie sociale. La gratuité, inscrite dans l’indication initiale, devient un révélateur de la folie, celle dont sort Aurore tout comme celle dans laquelle se trouve embarqué le groupe pyschodramatiste et l’analyste. Une folie par laquelle les figures mêlées de l’inceste (une femme jouant un homme…) et du meurtre (un crachoir glouton…) conjurent le « don », par définition à sens unique, auquel tout un chacun se trouve assujetti, quoiqu’il en ait, ainsi que la « solitude » qu’actualise l’heure qu’il est, le réveil de chaque matin, « réveil policier » à l’occasion. Le « don », non pas un effet de charité, mais ce qu’actualise notablement le jeu auquel on se donne, porte inévitablement quelque chose de cette gratuité – non pas un statut, mais l’expression et la surface projective d’une « situation anthropologique fondamentale », pour le dire comme Laplanche, dans laquelle le don se fait séducteur. La solitude, à laquelle nous soumet le don, prise dans le brouillard de la pensée cruelle et délirante selon laquelle on ne serait pas fait pour ce monde, devient vivable dans la transgression venant nous cueillir, Aurore la première – répétable et reconnue dans le jeu : pensons à l’interception des policiers, pensons à la sortie transgressive de son rôle dans le jeu psychodramatique. Le statut d’handicapé, chez Aurore, est aussi une « fausse monnaie » ; elle ne le savait pas ; elle commence à le découvrir. La règle de la gratuité – l’assiduité attendue – contribue à cette découverte et renvoie au paradoxe selon lequel seule la mise en défaut de la règle actualise sa prise en compte.

Il est clair que la levée du déni du don ne se fait pas d’un coup. Elle suppose, et j’avance là une seconde hypothèse, la construction d’une scène primitive suffisamment vivable, c’est-à-dire une suffisante déconstruction du combiné parental dans lequel l’abus phallique du combiné vient défier la mort, et conjurer la vie. Lors d’une séance ultérieure d’Aurore, avant la séance, la meneuse de jeu lui confie un questionnaire anonyme à l’intention de l’administration. Aurore lui dit alors : comme c’est anonyme, on peut mettre ce qu’on veut. Belle ambiguïté, selon laquelle il ne serait possible d’être soi qu’à condition d’être anonyme. Aurore nous a habitué à cette condition de sa survie : devoir cacher, devoir se cacher. Au début de la séance, la meneuse nous rapporte, en présence d’Aurore, ce bref échange avec elle avant la séance. Aurore associe : j’ai justement une faveur à vous demander ; je dois m’absenter prochainement pour les vacances traditionnelles avec mes parents. C’est à peine si Aurore semble prendre conscience de la contradiction : son absence est imposée par la tradition à laquelle elle ne dérogera pas. Elle en fait cependant l’objet d’un troc avec son meneur de jeu : elle remplira le questionnaire et elle espère bien une faveur de son analyste en échange. Une scène se construit. Quatre personnages : « le questionnaire » venu d’une demande de l’Administration, « la petite faveur » venue d’une demande d’Aurore à son analyste, « le psychodrame », « Aurore » elle-même. Aurore prend le rôle du questionnaire. Elle confie donc son rôle. Elle tente une négociation avec la petite faveur, tout en appuyant l’idée que ce qu’elle exige est institué. Le psychodrame se rebelle, et reproche au « questionnaire » de le prendre en otage de ce troc qui n’en est même pas un. Bref, une escroquerie, dit « Le psychodrame » ! La meneuse envoie quelqu’un donner une amende à « Aurore » – « Aurore » jouée par l’une d’entre nous, un peu perdue, et d’autant plus perdue peut-être que cette collègue a rejoint assez récemment le groupe psychodramatiste. Mais Aurore, dans le rôle du questionnaire, commente que c’est cher payer. Dans l’après-jeu, Aurore fait les liens, avec humour, non sans inquiétude. Le transgresseur, c’est son père, dit-elle. La meneuse associe : « les avalanches ? ». Aurore retrouve alors le souvenir du jeu de l’évocation de son père prenant avec elle les hors-pistes en dépit des interdictions justifiées par le haut risque d’avalanches. Le père d’Aurore est, entre autres, moniteur de ski. Aurore associe : son père a récemment fait un AVC, sans gravité mais quand même ; cela lui évoque l’époque où elle était convaincue qu’elle allait prochainement mourir d’un cancer, au début de son adolescence, et qu’ainsi les transgressions étaient possibles et valaient le coup d’être vécues – la mort prochaine justifiant et cachant le plaisir. Un second jeu va faire apparaître la folie jouissive, incestueuse, en haut des pistes, en opposition avec la sécurité déprimante, auprès de la mère à la maison. Un troisième jeu fait jouer : les règles, les petits arrangements, la rébellion, Aurore. Aurore choisit le rôle de la rébellion. Mais une rébellion qui va peu à peu s’éteindre au fil du jeu, face sans doute au jeu du double sens des « règles », celles auxquelles on ne saurait se soustraire – aussi bien les règles du jeu, passant à l’arrière-plan, que celles signant le sang qui coule, la puberté et la fécondité, jouées dans le jeu. La meneuse envoie doubler Aurore : afin de crier que tout ça, c’est vraiment trop cher payer. Une élaboration devient possible. Le réel de la maladie (l’AVC du père) et le réel de la puberté (les règles) se différencient de l’imaginaire monétaire par lequel la maladie du père et la maladie d’Aurore s’équivalent au titre de ce qu’elles procurent : la suppression imaginaire de l’origine, l’effacement de la différence sexuée, le déni de la mort. Dans ce jeu, le prix à payer n’achète rien. C’est le prix d’une amende – révélant ce qui échappe à toute négociation : le don sexué auquel nous sommes assujettis. En psychanalyse, cela ne s’enseigne pas. Cela s’expérimente selon des voies difficilement prévisibles, souvent longues et accidentées. C’est pourquoi il nous faut passer par la clinique pour tâcher d’en rendre compte.

Bibliographie

Evelyne Kestemberg : L’argent dans la cure, Cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie, n° 11, p 1-30, 1985

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Exercer en institution : le prix de la gratuité