Le temps de la réflexion et le temps de la formation en psychologie médicale
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Le temps de la réflexion et le temps de la formation en psychologie médicale

De longues années d’enseignement et de formation à la psychologie médicale, au sein de la faculté de médecine de Créteil, nous ont convaincu que le procédé le plus adéquat à cette formation était le travail en petits groupes d’étudiants, le plus souvent réunis en table ronde, en présence de deux enseignants formant un binôme. La filiation historique de ce procédé et son intérêt pour la formation à la psychologie médicale n’étant plus à démontrer1. Ce binôme se compose par essence d’un médecin généraliste et d’un « psy ». Il nous faut bien écrire ce terme entre guillemets puisque l’obédience du « psy » n’est pas à priori dépendante de son appartenance à telle ou telle école, ou à tel ou tel courant de pensée. Il lui suffit, avant tout, d’être un praticien et de porter un certain intérêt à la relation médecin-malade.

La place du généraliste s’impose d’elle – même : il est fondamentalement le médecin de l’individu. Ce dernier peut présenter une symptomatologie multiple tout au long de son suivi et de son devenir et il est à entendre en son sens premier d’indivisible, quelle que soit la pathologie dont il peut être atteint ainsi que sa variabilité. Le médecin généraliste offre également à l’étudiant en médecine, comme l’a souligné avec beaucoup de justesse Louis Velluet, un modèle identificatoire utile à plus d’un titre, d’une part parce qu’un certain nombre d’entre eux exerceront plus tard ce métier, d’autre part parce qu’il propose une alternative au modèle hospitalier qui sera le modèle prépondérant tout au long des études médicales.

Ce texte veut faire valoir deux articulations fondamentales de la psychologie médicale. Le temps de la formation représente l’essentiel de notre enseignement selon des modalités bien définies qui se sont imposées d’elles-mêmes au cours de toutes ces années de pratique, et que l’on pourrait résumer d’une simple phrase : on ne peut former à la relation que par des modalités relationnelles. Le temps de la réflexion qui suppose une mise en texte des différents concepts qui seront apparus au cours de cette formation, impliquant une écriture en aval de cette formation et non l’inverse, et dans laquelle le médecin, le chercheur, l’étudiant pourront trouver des lignes directrices sur lesquelles prendre appui, en étroite articulation avec ce qu’ils auront éprouvé au cours de leur formation ou de leur pratique. Ces temps de formation et de réflexion sont étroitement imbriqués et s’inscrivent dans une circularité complémentaire.

Cela permettra de mieux préciser ce que l’on entend par psychologie médicale, au risque, mais délibérément choisi, de paraître plus restrictif. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette restriction n’est pas une réduction de son champ, mais bien plutôt une ouverture vers une autre façon d’approcher la clinique. Cette ouverture suppose que soient justement prises en compte certaines modalités de la relation aptes à faire émerger la clinique dans toute sa richesse et doit être revendiquée comme partie intégrante de la thérapeutique médicale.

Le temps de la formation

Dans toute formation, il est toujours intéressant de prendre en compte l’avis de celui qui la reçoit. Je rappelle que nous avions mené dans ce but il y a quelques années une enquête sur la psychologie médicale auprès des étudiants en médecine de deuxième année, avant tout ensei-gnement en la matière. Le bon sens s’exprimait de lui-même : 80 % d’entre eux pensaient que la psychologie médicale s’enseigne mais qu’elle ne pouvait l’être qu’en enseignement dirigé par petits groupes, selon des modalités conformes à sa spécificité. 73 % des étudiants ne concevaient cet enseignement que sous la forme de l’enseignement dirigé, 4 % sous la forme du cours magistral, 20 % sous les deux formes. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes et corroborent parfaitement notre sentiment. Les étudiants allaient même plus loin dans leur analyse puisqu’ils envisageaient même des modes de validation spécifiques de cette matière à partir de critères subjectifs d’implication personnelle. Pour les étudiants, la psychologie médicale fait partie intégrante des disciplines médicales.

Il est bon de rappeler que ce genre d’enquêtes, bien que plus rares de nos jours, ont été régulièrement menées depuis une trentaine d’années. Elles eurent notamment le vent en poupe à la suite de Mai 68. L’esprit de révolte et de renouveau suscita une remise en question des études médicales avec la mise en place d’un « Livre Blanc ». Les étudiants en médecine purent faire part de leur doléances et de leurs projets. C’est ainsi qu’un grand nombre d’enquêtes à visée psychologique furent effectuées auprès des étudiants en médecine au début des années 70 afin de mieux définir leur profil, leurs motivations, leurs souhaits et de pouvoir en déduire, si possible, de nouvelles modalités de formation et d’enseignement. Beaucoup d’enquêtes le furent, un peu partout en France, sous l’impulsion de Léon Chertok et de Odile Bourguignon qui publièrent en 1977 un ouvrage au titre évocateur et qui n’a rien perdu de son actualité2. Les auteurs insistent particulièrement sur l’enquête de Sambuc à Marseille. En 1970, il proposa un interrogatoire personnel d’une heure à près de deux cents étudiants en première année de médecine et il rencontra 41 d’entre eux l’année suivante afin d’en mieux apprécier l’évolution3.

Dans le même ordre d’idée, mais pour une recherche différente, nous avions déjà rapporté le travail effectué par le Dr Zeldow et son équipe, à Chicago, en 1988 : il s’agissait d’apprécier l’évolution de la thymie chez 57 étudiants en médecine, volontaires, tout au long de leurs études médicales4. Pour revenir aux résultats de notre propre enquête, nous ne pouvions que reconnaître avec satisfaction une parfaite adéquation entre le point de vue des étudiants et le nôtre. Il est certain que l’étude de la relation médecin-malade ne s’illustre au mieux que par des cas cliniques, dans une ambiance propice à la libre circulation des échanges, ce que permet le travail en petits groupes. Plusieurs types de présentation de cas ont été proposés et représentent autant d’outils pédagogiques à la disposition des enseignants. J’en retiendrai essentiellement trois qui se définissent selon le degré d’implication de l’enseignant : le cas extérieur puisé dans la littérature ou l’actualité, l’enregistrement sur cassette d’une consultation simulée sous la forme d’un jeu de rôle avec deux enseignants, ou le cas clinique personnel issu de la pratique même de l’enseignant.

1. Le cas clinique tiers

Il arrive que certains cas soient choisis en raison de leur pertinence, de l’attrait qu’ils procurent pour illustrer un thème plus précisément qu’un autre, de leur intérêt historique parce qu’ils ont été écrits par ces nombreux auteurs qui ont jalonné l’histoire de la psychologie médicale, comme le cas de Niobé relaté par Lucien Israël pour illustrer les maladies iatrogènes5. D’autres cas sont choisis en raison de leur pouvoir de résonance chez les étudiants, car ils ont été recueillis dans le thésaurus collectif et/ou médiatique actuel, comme l’exemple de Nora Rabia qui a trouvé dans la philosophie, et plus particulièrement dans la lecture de Nietzsche, la force de lutter face à la maladie chronique6. Ce type de cas permet de garder une certaine distance, de maintenir une certaine neutralité, puisque le praticien qui l’expose n’est pas partie prenante. Distance et neutralité sont toujours utiles lorsque les étudiants ne semblent pas encore prêts à affronter de plein fouet la dimension affective ou lorsque, dans des situations que nous avons tous connues, la charge émotionnelle qui s’est dégagée de l’exposé d’un cas est trop importante et nécessite l’intervention d’un tiers. Le cas clinique tiers pourrait donc être utilisé au début des séances en groupe, dans l’attente qu’une certaine dynamique groupale s’instaure, ou à tout moment où le type de situation précisée plus haut se sera manifesté.

2. La cassette audio

Une autre méthode, utilisée à Créteil depuis de nombreuses années, est la mise à disposition de cassettes enregistrées qui présentent un jeu de rôle : deux enseignants simulent une consultation reproduite à peu près à l’identique en s’appuyant sur des faits réels. Ces cassettes ont d’une certaine façon la même fonction que le cas tiers, mais elles ajoutent une dimension affective supplémentaire par l’effet conjugué de la mise en scène et de la voix. Elles pourraient trouver leur place entre le cas tiers et le cas personnel. Les cassettes ont le mérite d’avoir été élaborées par des enseignants de notre groupe, qui aspirent par conséquent aux mêmes objectifs d’enseignement et qui ont le souci d’illustrer tel ou tel thème. Chaque enseignant peut donc les utiliser à son gré et la plupart d’entre nous y ont eu recours, toujours avec intérêt. Un de leurs principaux atouts est de pouvoir être rediscutées au fil des années. L’enseignant qui les utilise dans ce sens peut développer le cas dans toute sa richesse. Un autre intérêt est de pouvoir dépanner tout enseignant qui souhaite travailler sur un thème précis et pour lequel il serait en mal d’observation.

3. Le cas clinique personnel

Pour ma part, j’ai toujours privilégié, autant que faire se peut, le cas personnel, issu de ma propre pratique et qui transmet l’histoire de mes patients ou plus exactement l’histoire de ma rencontre avec eux. Dans certains groupes, j’ai initié ce que j’ai appelé « le cas du jour », afin de montrer aux étudiants toute la diversité d’une pratique quotidienne et de les placer au plus près d’une certaine matérialité, d’une consistance du malade dont ils sont encore assez loin, à ce stade de leurs études où notre formation leur est prodiguée. L’intérêt du cas clinique personnel est multiple. Certaines modalités de sa présentation semblent cependant plus propices à stimuler la réflexion des étudiants et à faire émerger ce que nous recherchons : l’identification de l’étudiant au futur médecin qu’il sera un jour. Ainsi l’étudiant se met en situation, il s’imagine ce que lui ferait à tel ou tel moment de l’observation.

La caractéristique fondamentale d’un cas personnel est qu’il a été vécu par le médecin qui le relate. Cela peut paraître une évidence, mais il est utile de le souligner. En effet, l’objet de la psychologie médicale est la relation médecin-malade et correspond à ce « colloque singulier » dont parlait Michaël Balint. Seuls les acteurs de ce colloque sont à priori à même de pouvoir en témoigner. C’est bien à partir de ce qu’auront ressenti l’un et l’autre des protagonistes, dans le lieu et le temps de leur rencontre, qu’une certaine authenticité pourra se dégager du récit de la consultation. Cependant, toute tentative de transposition est par définition soumise à un effet de réduction. Le malade est rarement convoqué, ou s’il l’est ou l’a été, c’est bien plus comme sujet d’observation que d’énonciation. C’est ce que démontrent les présentations de malades, notamment en psychiatrie. Cette tradition, qui se transmettait selon une méthode séculaire, est fort heureusement en voie de disparition. Il appartient au médecin d’être le dépositaire de ce qui s’y sera dit et ressenti. Le récit de la consultation est déjà une première effraction au secret médical que seul l’anonymat pourra quelque peu préserver. Cette responsabilité impose au médecin beaucoup d’humilité et de tact. Le respect qu’il exprime à l’égard du patient est une des premières reconnaissances par le médecin de la subjectivité du patient.

Nous avons depuis quelques années pris l’habitude de demander à nos étudiants, inscrits par choix en psychologie médicale dans le cadre d’un enseignement complémentaire ou optionnel, la rédaction d’un mémoire où ils peuvent exprimer librement leurs sentiments sur cet enseignement. Les étudiants peuvent ainsi faire part de la progression de leur pensée entre le début et la fin des séances d’environ deux heures qui leurs sont proposées. Pour l’enseignement optionnel, les séances sont au nombre de huit. Pour l’enseignement complémentaire, elles sont au nombre de vingt et se répar-tissent en trois modules de sept séances.

Le premier module est une préparation à l’esprit de la psychologie médicale. Différents thèmes sont abordés librement en accord avec les étudiants. Le deuxième module est consacré aux jeux de rôle. Les étudiants vont tour à tour occuper la position du médecin et celle du patient, selon des scénarios bien choisis et cadrés par le binôme d’enseignants. Enfin, le troisième module est dédié à un thème de santé, en fonction des nombreuses questions qu’il pose en termes de relation médecin-malade. Ces dernières années, le thème choisi est celui du Sida. Le mémoire est remis à la fin de l’enseignement.

Il arrive assez souvent que les étudiants fassent part d’une certaine déception parce qu’ils s’attendaient à trouver des sortes de recettes, des conduites à tenir, des manières de se comporter. Ils comprennent ensuite assez vite que tel n’était pas le but recherché, que ce qui importait est qu’ils puissent émettre leur propre avis devant telle ou telle situation, exprimer ce qu’ils auraient fait dans tel ou tel cas. Se mettre à la place du médecin qui a mené la consultation engendre un certain embarras. Les étudiants renvoient souvent la balle à l’enseignant : « mais vous, qu’est-ce vous avez fait ? ».

Deux notions me paraissent fondamentales : la première est que le principe de solliciter la pensée d’autrui dépasse largement le cadre de la seule psychologie médicale et de la médecine. C’est véritablement un problème de société, car penser par soi-même est devenu presqu’une gageure. Celui qui est invité à donner son avis peut ainsi dans un premier temps se sentir désarçonné par cette invite, alors qu’il s’agit tout justement du contraire, c’est-à-dire de le remettre en selle en tant que sujet. D’où l’importance de la position qu’on lui assigne lorsqu’on l’invite à s’exprimer. La notion d’« apprésentation » développée par Husserl7 renvoie justement à la perception qu’on a de l’autre en fonction du statut qui est le sien. Dans notre cas, le professeur fait face à l’élève, mais dans une aperception perspectiviste qu’il s’agit précisément de dépasser.

Ainsi, sans ignorer pour autant la réalité qui attribue à chacun sa place et son rôle, il est important que l’invite soit prononcée, non pas par le maître qui serait censé savoir, mais par celui qui est avide de connaître quelle aurait été la réaction d’un autre, à sa place dans la consultation. Il est important de préciser que ce procédé n’est pas une farce, ou un quelconque artifice, il doit être perçu et pensé comme tel.

Le second principe découle directement du premier. Si l’on reconnaît à autrui cette faculté de penser, qu’il possède déjà8, alors cette faculté se déploie et suscite des interventions riches et instructives. S’observent alors des mécanismes inhérents aux processus de pensée eux-mêmes. Deux d’entre eux sont particulièrement remarquables. Le premier est l’émulation à établir des liens et la possibilité d’acquérir de nouvelles dispositions de ses propres contenus de pensée. Le second est la libération des affects correspondant à ces liens, dans « un penser vrai », tel que le définissait Didier Anzieu9. Ceci est à la base de la relation, le nombre des coprésences pouvant se limiter à deux, ce qui du reste est le modèle de la relation thérapeutique. Ainsi, ce qu’il faut entendre par pensée ne se départit pas de l’affect correspondant susceptible d’accompagner cette pensée. S’exprimer, c’est faire part non seulement de ce que l’on pense, mais aussi de ce que l’on ressent.

Cela est aussi vrai du côté de l’enseignant. L’effet de transmission de la dimension relationnelle dépend dans une large mesure de la possibilité de l’enseignant de se remémorer les faits qu’il rapporte avec le plus d’authenticité possible. On pourrait dire quasiment de les revivre pendant qu’il en fait le récit, ce qui inclut l’expression des sentiments qui se sont manifestés lors de ces situations. La mémoire a d’ailleurs directement partie liée avec l’affect, qui scelle de façon quasi indélébile les temps forts de nos rencontres avec nos patients et qui en permet ainsi la restitution. De la sorte, la nature du ressenti que le praticien a éprouvé et l’authenticité de sa restitution dans le cadre groupal sont des moteurs féconds de la dynamique relationnelle qui s’instaure dans un groupe.

Cette prise en compte de la dimension affective, comme partie intégrante de la relation, et sa reconnaissance par le binôme d’enseignants, qui assurent une fonction contenante, permettent à l’étudiant de se sentir exister en tant que tel, d’avoir droit à la parole et au ressenti. C’est dans ces conditions que l’étudiant peut plus facilement faire part de ses propres expériences cliniques, même si elles sont encore rudimentaires et même si elles se confondent souvent avec leurs propres expériences familiales et personnelles.

Il est important de permettre à l’étudiant de faire part de ces premières expériences, tant elles peuvent avoir une incidence déterminante sur la suite de son parcours médical et infléchir la nature du médecin qu’ils sera plus tard. C’est pourquoi il existe une autre modalité que nous avons instaurée au fil de ces années d’enseignement et que je privilégie par dessus tout. Il s’agit du cas rapporté par l’étudiant lui-même. Il va de soi que ceci n’exclut pas le cas clinique rapporté par l’enseignant, bien au contraire. Celui-ci viendra s’inscrire en complémentarité avec celui de l’étudiant dans cette circularité propice à l’éclosion des phénomènes décrits ci-dessus.

4. Le cas de l’étudiant

Les étudiants sont régulièrement sollicités dans nos groupes de travail à faire part de leurs propres expériences cliniques, celles qui les auraient marqués et dont ils aimeraient débattre avec l’ensemble du groupe. Quelques précisions : notre enseignement est proposé aux étudiants allant de la deuxième à la quatrième année de médecine. En deuxième année, où l’enseignement de psychologie médicale est obligatoire, ils commencent à peine les stages en milieu hospitalier et leur première rencontre avec « le malade » n’a souvent été que celle avec le cadavre, en dissection, dans le cadre de leur stage d’anatomie. J’avais ailleurs souligné, comme d’autres10, le caractère à la fois initiatique mais aussi nécessairement troublant d’une telle entrée « en matière ».

Si l’on admet en effet qu’un certain processus de désubjectivation est nécessaire au début des études de médecine afin de construire des défenses et des clivages suffisamment solides, on peut s’interroger toutefois quant à son impact sur le type de relation médecin-malade que l’étudiant développera à partir de cette expérience princeps. D’où l’intérêt d’une formation en psychologie médicale qui puisse rééquilibrer ces effets, en empruntant les voies qui se dessinent entre les concepts soigner et guérir, médecine passive et médecine active, malade et maladie. Il nous importe de rendre ces concepts complémentaires et non antinomiques ou contradictoires. Autour de cette question, une équipe brésilienne a entrepris une expérience de coordination entre le département de psychologie médicale et celui d’anatomie11. 384 étudiants participèrent à cette étude et répondirent à un question-naire explorant leurs sentiments sur leur rencontre avec le cadavre, sur la notion de respect du cadavre et sur l’absence ou la présence d’humanité dans le cadavre. Les étudiants trouvèrent cette expérience plutôt positive et les auteurs pensent qu’elle est susceptible de modifier le caractère morbide d’une pratique plutôt déshumanisante, bien que nécessaire. Elle pourrait selon eux transformer sur un mode plus positif et plus humain le modèle de la relation médecin-malade. Ce type de recherche est particulièrement intéressant, car il montre que si l’acquisition de défenses et de clivages est nécessaire, elle peut se faire selon un modèle qui concilie les parties clivées.

On m’excusera de cette longue parenthèse, mais elle illustre assez bien dans quel état d’esprit peut se présenter l’étudiant en deuxième année de médecine lorsqu’il aborde la psychologie médicale. Cet étudiant, s’il n’a pas encore fait son stage infirmier ou commencé ses stages hospitaliers, n’a pas d’autres cas cliniques dans son thésaurus que ceux de son propre roman familial. C’est pourquoi l’enseignement obligatoire que nous proposons à ces étudiants de deuxième année est beaucoup plus cadré et suit une thématique précise au fil des séances.

Ceux de troisième année auront déjà accompli ces différents stages hospitaliers. Enfin, les étudiants de quatrième année sont déjà des « externes », en stage hospitalier régulier. Ils sont donc au contact du malade dont ils ont déjà une certaine responsabilité. C’est à ces deux catégories d’étudiants que s’adressent l’enseignement complémentaire et l’optionnel.

Ces précisions permettent de mieux comprendre dans quel désarroi peut se trouver l’étudiant en médecine étant donné le caractère récent de ses premiers contacts avec le malade, lorsqu’il est invité à faire part de ses propres expériences cliniques. Mais dans un climat de confiance et de respect, grâce à l’attitude de l’enseignant qui lui montre tout l’intérêt qu’il porte à son discours, celui qui le désire, ou qui en éprouvera le besoin, ne tardera pas à prendre la parole. Ils révèlent alors des situations qui les ont touchés directement, des histoires cliniques où ils se sont parfois beaucoup impliqués et qui les ont heurtés sur le plan affectif. Les exemples sont nombreux. Deux histoires peut-être suffiront à illustrer mon propos. Les prénoms choisis sont bien entendus fictifs.

  • Claire est une étudiante de troisième année.

Elle vient d’effectuer son stage hospitalier et nous raconte combien elle a été bouleversée par une histoire clinique où elle reconnaît s’être beaucoup impliquée, beaucoup trop, précise-t-elle. Il s’agissait d’un patient âgé, hospitalisé en gastro-entérologie, auquel elle s’était attachée pour plusieurs raisons : sa figure de bon « papi », son accent provincial, le fait qu’il portait le même prénom que son grand-père décédé. Un jour, une complication survint, une occlusion intestinale pour laquelle on programma dans l’urgence une intervention chirurgicale. Claire était présente ce matin-là et elle décida d’accom-pagner son patient préféré au bloc et d’assister à l’intervention. Celle-ci fut particulièrement difficile et longue, et se solda par la nécessité de pratiquer une hémicolectomie. Claire supporta assez mal l’intervention et fut choquée par l’aspect physique du patient à sa remontée du bloc. Les suites furent assez difficiles, mais le patient put tout de même en réchapper. Son grand-père, lui, était décédé d’un cancer du côlon quelques années auparavant.

Quand elle fait le récit de cette histoire clinique, Claire ne peut s’empêcher d’étouffer un sanglot qui lui monte à la gorge. Puis, peu à peu, elle réalise qu’elle s’était trop impliquée dans cette histoire, elle comprend surtout le jeu des identifications qui l’ont placée dans un certain degré de confusion entre ce vieux monsieur, si « attachant », et son propre grand-père, ce dont elle n’avait pas parfaitement conscience avant de nous en parler. Elle semblait manifestement soulagée d’avoir pu nous raconter cette histoire qui a été reprise par le groupe sur un mode à la fois critique et bienveillant. On mesure tout l’intérêt, pour Claire, mais aussi pour le groupe, d’avoir pu livrer cette histoire qui lui tenait à cour, dans le cadre d’une formation à la psychologie médicale, et d’avoir ainsi pu mesurer certains enjeux relationnels susceptibles d’apparaître dans toute relation-malade. Cette observation a été étudiée dans le cadre de cette formation, et c’est à partir de là qu’elle prend toute sa valeur d’expérience et d’apprentissage dans la pratique médicale future de cette étudiante.

  • Françoise effectue son stage en cancérologie.

Parmi les patients dont elle doit s’occuper, figure une femme d’une quarantaine d’années traitée pour un cancer du sein et qui a subi une mastec-tomie. Le contact se noue peu à peu, sur un mode plutôt sympathique. Chaque matin, Françoise entre dans la chambre de la patiente, s’enquière de son état de santé et discute volontiers de sujets divers avec elle, si elle en a le temps. Un jour, en arrivant dans le service, Françoise découvre la patiente en pleurs, assise au bord de son lit. Elle s’approche d’elle, lui demande ce qui lui arrive, celle-ci relève la tête et lui tend un magazine dont la couverture repré-sentait « Lady Di ». Elle venait d’apprendre sa mort et cela l’avait plongée dans cet état. Françoise prit le magazine, éprouva un profond malaise mêlé d’angoisse et sortit de la chambre décontenancée. Elle s’interroge encore sur cette réaction et ne peut retenir quelques larmes en racontant cet épisode.

Par le jeu de l’interactivité groupale, les langues vont peu à peu se délier, certains étudiants rapporteront des scènes analogues. Nous allons aider Françoise à comprendre ce qui s’est passé, non pas par des interprétations sauvages, mais en sollicitant sa propre capacité à établir des liens. Elle comprend peu à peu que le thème de la mort a été au centre du problème, mais pas seulement la mort réelle, la mort également symbolique, la perte d’une image de soi. Au travers du destin tragique de Lady Di, la patiente prenait acte, sans en avoir cependant conscience, d’une certaine image perdue de sa féminité. Là encore, un certain degré de confusion entre Françoise et la patiente, confusion renforcée par l’irruption d’un double idéalisé en la personne de la princesse Diana, avait favorisé certaines identifications projectives. Le sentiment d’angoisse renvoie souvent, si ce n’est toujours, à la menace d’une perte. Le travail opéré en groupe a permis à l’étudiante de mieux se positionner en tant qu’être fondamentalement différent de la patiente et de Lady Di. La possibilité pour Françoise de libérer ses affects a sans doute eu pour elle une fonction thérapeutique, mais, et j’insiste particulièrement sur ce point, uniquement dans le cadre de la formation à laquelle elle était destinée, celui de la psychologie médicale.

Il est important de souligner que les groupes que nous formons avec les étudiants ne sont aucunement des groupes thérapeutiques. Il ne s’agit ni de psychodrame, ni de groupe Balint, mais essentiellement d’aider les étudiants à construire des images identificatrices solides du futur médecin qu’ils seront plus tard. Ce qui suppose d’avoir à défaire d’autres processus identificatoires nés dans un certain degré de confusion comme nous venons de le voir dans ces deux exemples.

Cependant, dire que ces groupes ne sont pas thérapeutiques n’exclut pas le fait que l’on puisse y reconnaître une fonction thérapeutique de groupe, laquelle doit nécessairement se cantonner dans la cadre de la formation à laquelle elle est assujettie. Sans être provocateur, je dirai même que cette fonction thérapeutique, sans pour autant assimiler ces groupes de formation à des groupes Balint, profite tout autant à l’étudiant qu’à l’enseignant.

La prise en compte d’une telle fonction est particulièrement utile lorsque l’étudiant, comme cela se produit régulièrement, fait part d’un cas qui le concerne directement, notamment un cas familial. Ce sont des situations toujours délicates qui demandent beaucoup de tact de la part des enseignants. Il faut en effet éviter d’être intrusif tout en permettant à l’étudiant de livrer un peu de cette histoire qui lui tient à cour et qu’il aura eu le besoin d’exprimer dans le cours de la discussion d’un cas. Cette émergence surprend parfois tellement l’étudiant que c’est l’agir d’un symptôme qui prend fait et place de l’évocation qui lui venait à l’esprit. L’un d’eux par exemple, qui voulait évoquer le cas de son grand-père dans une discussion tournant autour du problème de la vérité, ne put le faire en raison d’une « fausse route » qui le surprit au moment même où il allait s’exprimer et qui l’obligea à quitter la salle un moment. De retour, après quelques rires qui rendirent l’atmosphère bon enfant, il reprit la parole et il put énoncer clairement ce qu’il avait à dire. Cela suscita un des échanges les plus fructueux de la séance. Une autre fois, où la séance coïncidait avec l’arrivée du beaujolais nouveau que certains étudiants du groupe avaient quelque peu arrosée, l’un d’eux éprouva une sorte de malaise et dut sortir quelques instants prendre l’air, accompagné de deux de ses camarades. L’absence ne fut pas bien longue et il se portait manifestement mieux à son retour. S’il est tentant, et probable, d’invoquer un quelconque malaise vagal ou une hypoglycémie que le beaujolais aurait pu selon toute vraisemblance induire, il ne serait pas moins inintéressant de savoir que notre discussion portait au moment de son malaise sur un de mes patients atteint de Sida. De retour parmi nous, il reconnut que l’évocation de ce jeune homme lui avait été particulièrement pénible car un de ses meilleurs amis, qui était lui aussi atteint du Sida, se trouvait alors en phase terminale. Il put en parler avec beaucoup de dignité et reçut tout le soutien et l’adhésion du groupe. Nous abordâmes alors une discussion plus générale sur les soins palliatifs, l’importance du respect à l’égard du malade dans ces moments difficiles, la nécessaire formation des soignants pour aborder cette phase ultime de la vie. Peu à peu, nous sommes passés du cas particulier lourdement chargé d’affects à des considérations plus générales à valeur formative, mais qui tenaient toute leur force de l’évocation de ces cas.

L’un des fondements même de la psychologie médicale est de passer, grâce à des modalités relationnelles qui incluent le ressenti, d’une identification au malade à celle au soignant. D’où l’importance d’une progressivité de la méthode. On comprend en effet tout l’intérêt de la technique des jeux de rôles que nous avons instaurée depuis plusieurs années dans notre enseignement. Elle permet notamment à l’étudiant, en lui attribuant alternativement le rôle du malade puis celui du médecin, de faire l’expérience de cette oscillation identificatrice fondamentale. C’est pourquoi elle doit obéir à certains critères pour produire toute son efficacité dans le cadre de cette formation.

D’une part, il est important qu’elle se situe à un certain moment plutôt qu’à d’autres, notamment lorsque le groupe aura atteint une durée de vie suffisante pour pouvoir exercer sa fonction contenante. D’autre part, se mettre dans la peau des personnages fait courir un risque plus grand d’identification à des situations vécues et donc de confusion. Ceci peut entraîner des irruptions affectives plus massives et déstabilisantes que dans les autres modalités d’approche exposées plus haut. C’est la raison pour laquelle les situations jouées sont fictives bien que s’inspirant de situations fréquemment rencontrées en médecine, selon des scénarios élaborés en commun par les étudiants et les enseignants, puis écrits pour être bien cadrés. Bien que fictives, ces situations simulées garderont leur capacité évocatrice, d’autant plus qu’elles surviennent parfois après toutes les séances où des cas cliniques réels ont été travaillés et que les étudiants ont gardés en mémoire. Pour plus de précaution encore, l’un d’entre nous, Marcel Tobelem, a insisté avec juste raison sur cette notion de progressivité dans la technique même des jeux de rôle. On peut commencer avec des scénarios qui impliquent moins, comme le cas du patient qui quitte la consultation sans la régler.

Ainsi se déploie un ensemble cohérent de techniques pédagogiques qui sont appliquées selon une méthodologie progressive, en tenant compte de la situation de l’étudiant au moment où il reçoit cet enseignement. La particularité essentielle de ces techniques est de se faire selon des modalités relationnelles qui incluent nécessairement le travail en petits groupes, encadrés par un binôme d’enseignants. Ces modalités permettent de découvrir un ensemble de données qui alimentent et transforment la matière même enseignée, selon un principe de circularité. Les éléments que nous considérons comme fondateurs et fondamentaux de la psychologie médicale et qui ont déterminé notre choix de ce type de formation sont modifiés par elle au fur et à mesure des découvertes qu’elle nous permet de faire. Les enjeux, le champ, les principes de la psychologie médicale pourront ainsi être mieux définis. C’est l’objectif de la deuxième partie de cet article, même si ce développement sera nécessairement incomplet.

Le temps de la réflexion

Définir ce qu’est la psychologie médicale a toujours été une tâche ardue, tant le champ sémantique de ces deux termes est étendu. Si bien que pour mieux comprendre ce qu’elle désigne dans le champ où nous l’appliquons, il importe sans doute d’être assez restrictif et de l’entendre comme l’étude de la relation médecin-malade.

Ainsi, je rejoins parfaitement l’opinion de P.B. Schneider quand il proposait une définition de la psychologie médicale centrée sur la relation médecin-malade : « De cette façon on restreint beaucoup le champ de la psychologie médicale, mais on la rend aussi beaucoup plus homo-gène. La psychologie médicale devient alors une discipline qu’on peut enseigner, donnant au médecin des informations et des connaissances suffisantes pour qu’il puisse comprendre son malade en tant que personne humaine souffrant d’une maladie et qu’il puisse mieux le traiter selon les données scientifiques habi-tuelles, mais en tenant compte de ces données psychologiques » 12.

A la différence près que restreindre sa définition ne revient pas à mon sens à une réduction de son champ. Au contraire, en évitant de nous perdre dans le labyrinthe des allées polysémiques dans lesquelles nous serions invités à nous engager, comme l’a très courageusement tenté en son temps Daniel Lagache13, cette restriction permet de cerner au plus près son champ d’application en médecine. Il s’agit de faire valoir l’intérêt de la prise en compte de la subjectivité des deux protagonistes de la relation médicale, des modalités de cette relation et de l’efficience thérapeutique de ces données qui sont à considérer comme une véritable arme thérapeutique, au même titre que les autres thérapeutiques médicales et en complémentarité avec celles-ci.

Il ne faut pas perdre de vue la finalité première des thérapeutiques médicales en général : améliorer autant que faire se peut l’état de santé du patient jusqu’à la guérison et/ou rendre ses conditions de vie plus décentes, plus confortables, en modifiant autant que possible le vécu et la perception qu’il a de sa maladie et de son évolution. Dans ce sens, Daniel Lagache apporte des précisions très fines sur ce qu’il considère comme relevant de la psychologie médicale et de sa spécificité. Voici un extrait de l’introduction de son texte qui vise à définir ce qu’il entend par psychologie médicale :

« Le terme « psychologie médicale » ne désigne pas une discipline que définissent des objets, des buts et des méthodes spécifiques ; il est à la fois vaste et vague. La première chose à faire est de procéder à un inventaire de ses objets, lesquels sont multiples. C’est d’abord la psychologie des désordres de la personnalité, de la conscience, de la conduite, et du fonctionnement mental, et des modifications que le médecin y induit par ses interventions thérapeutiques. Parmi celles-ci, occupent une place à part les psychothérapies, c’est à dire les méthodes de traitement fondées sur la relation interpersonnelle du thérapeute et du patient » 14 (souligné par l’auteur).

En quelques mots, Lagache précise toute l’ambition que peut revêtir un projet thérapeutique qui prenne en compte l’aspect interpersonnel de la relation entre le malade et son médecin, dès lors qu’il vise, comme il le laisse parfaitement entendre, une action thérapeutique propre à cet aspect, susceptible de modifier le comportement du patient, et d’influer sur le cours évolutif de la maladie, dans le meilleur des cas. Son texte est par la suite fort dense, car Lagache essaie de préciser l’ensemble de ces paramètres qui définissent l’individu comme la conduite, les relations interpersonnelles et notamment groupales avec la notion de champ qu’il emprunte à Kurt Lewin, la psychologie générale et surtout la psychologie dynamique avec la psychanalyse et le concept d’inconscient.

Son effort de classification est remarquable et tente d’aborder selon une double orientation, historique et méthodologique, les objets de la psychologie médicale en fonction des grands courants conceptuels de la psychologie, tels qu’ils étaient du moins posés au milieu de ce siècle. Ce texte, d’une grande clarté et d’une grande concision, malgré ses trente-cinq pages, gagne sans aucun doute à être lu par celui que la psychologie médicale intéresse.

Vaste champ comme le présente Daniel Lagache, nécessité d’en restreindre la définition comme le suggère Pierre-Bernard Scheider, il n’empêche que tous deux posent la prise en compte de l’intersubjectivité comme partie intégrante de la pratique médicale, qui peut avoir une influence non négligeable sur l’efficacité thérapeutique.

Car enfin, à défaut de pouvoir très précisément en délimiter le champ15, n’y aurait-il pas un certain intérêt à s’en référer tout simplement au sens commun, tel que l’a suggéré Serge Lebovici dans un article publié en 1977. Dans ce texte consacré à la psychologie médicale et à son enseignement16, Serge Lebovici fait appel au bon sens en s’en référant à la définition du Petit Robert du terme de « psychologue ». Dans son acception commune, littéraire, ce terme désigne en effet « une personne qui a une connaissance empirique de l’âme humaine ». « Ah vous n’êtes pas psychologue ! » donne le Petit Robert comme exemple, dans sa forme négative de n’y avoir rien compris. Comprendre l’autre, n’est-ce pas en effet l’élémentaire de la relation, dans cette manière d’être soi-même dans la rencontre avec autrui, ce qui fait appel à son propre fonctionnement. La difficulté étant de pouvoir percevoir cet autre comme un autre soi-même sans qu’il soit pour autant identique, à la manière d’un Paul Ricoeur quand il tente de distinguer l’idem et l’ipse17. L’autre comme un semblable mais fondamentalement différent, éléments paradoxaux mais qui s’incluent l’un l’autre. Ce ne sont pas des éléments contradictoires, qui supposeraient un principe d’exclusion et qui conduiraient à une relation impossible. C’est peut-être dans ce sens qu’on peut comprendre, sans pour autant l’accepter, l’affirmation péremptoire de Jean Clavreul, qui fit grand bruit à l’époque : « Il n’y a pas de relation médecin-malade » 18.

Mais pour nous qui revendiquons justement le contraire, il y a lieu de préciser en quoi il existe une relation médecin-malade, ou plus précisément à partir de quels concepts et dans quelles conditions une relation entre deux êtres peut s’établir. La rencontre entre un patient et son médecin n’est qu’un cas particulier, mais il est important de s’appliquer à bien la définir, étant donnés les enjeux encourus. L’expérience semble déjà montrer que l’affect est transmissible ou induit selon des schémas relationnels spécifiques. L’empathie, qui suppose un mouvement actif et volontaire, n’est pas nécessaire dans un premier temps. Il s’agit plutôt d’une réceptivité originelle qui semble se perdre, ou diminuer sous l’effet de l’éducation et de l’adaptation aux normes sociales. Mais elle est à redécouvrir, à travers la fonction thérapeutique tout particulièrement.

Mickaël Balint l’avait mis en évidence et affirmé comme l’une de ses découvertes les plus significatives. Dans son ouvrage Psychotherapeutic Techniques in Medicine19, il consacre un chapitre aux émotions du médecin. Précisant au début de ce chapitre qu’une des principales difficultés pour le médecin dans sa fonction psychothérapique est liée à ses propres émotions, il se pose la question de savoir comment régler ce problème pour que ces émotions puissent être reconnues sans pour autant interférer avec la maîtrise et le bon déroulement diagnostique et thérapeutique de la consultation. Il écrit notamment : « Of course, we have no found the general solution of theese most tricky technical problems ; but we have found one solution that has worked fairly well under the conditions inherent in the setting of our on-going discussion seminars. We found that if any feeling or emotions are engendered in the doctor while treating the patient, these must be evaluated also as an important symptom of the patient’s illness, but on no account be acted upon » 20. Cette phrase est en italique dans le texte, la seule du chapitre. C’est dire l’importance que lui accorde Balint, d’autant plus lorsqu’il affirme que c’est le seul résultat significatif concernant les émotions du médecin qui se soit dégagé de ses séminaires.

Mais au delà, c’est toute l’attitude thérapeutique qui est en question dans cette affirmation. Prendre en compte ses émotions dans l’espace relationnel, estimer qu’elles peuvent relever de ce que peut induire le patient, est déjà quelque chose qui ne va pas de soi, dans tous les sens du terme. Mais c’est aussi accepter d’être soi et c’est peut-être cela même qui s’appelle être en relation. Ceci est à différencier de la notion d’empathie que nous avions pour un temps mise de côté afin de mettre en valeur cette attitude originelle de réceptivité. Sami-Ali21 intègre la réceptivité (concept emprunté à Shitao22) dans sa pensée comme un concept clé. Ce concept suppose la mise à plat de tout savoir comme condition préalable à la possibilité de recevoir. La réceptivité se différencie de l’empathie qui est une attitude volontaire. Le concept d’empa-thie ne règle pas la question du sujet supposé savoir.

D’ailleurs ce terme posait problème à Husserl et à ses traducteurs. Ces derniers l’ont souvent désigné sous le terme d’intropathie que l’on entend communément comme la faculté de ressentir ce que l’autre ressent. à l’origine, ce mot avait été créé par Lipps, dans son Leitfaden, pour désigner « le sentiment esthétique qui devant une ouvre d’art ne contient pas la conscience d’une effectivité empirique ». C’est-à-dire la capacité d’une ouvre à générer chez le « regardeur », comme le désignait Duchamp, des affects qui le plongent dans une rêverie telle qu’elle l’éloigne pour un temps de l’oeuvre même qu’il était en train de regarder. On est tout de même assez loin de la relation qui suppose qu’on soit au moins deux. Cependant, l’intropathie renvoie à ce qui est susceptible de déclencher l’affect et de stimuler la pensée. Dans cette perspective, elle mérite d’être soulignée. On serait d’ailleurs alors plus près de l’expression Einverstehen (comprendre du dedans), qu’Husserl avait pour un temps préférée à celle d’Einfülhung (empathie) 23.

Mais si l’on entend par empathie la propension à savoir se situer au niveau de l’expérience d’autrui, ce que l’on ne peut obtenir sans un premier mouvement identificatoire dont il est nécessaire de revenir, alors l’empathie est un concept opérant qui a toute sa place dans la relation thérapeutique. L’empathie correspond ensuite à une oscillation constante entre soi et l’autre, entre ce qui dans soi peut se confondre avec l’autre. L’empathie est alors un concept opérant qui a toute sa place dans la relation thérapeutique.

Un autre concept, à mi-chemin entre la réceptivité et l’empathie, est la notion d’aïda, développée par le psychiatre japonais Kimura et qui désigne l’entre des relations interpersonnelles. Ce concept stipule qu’il existe un fondement commun appartenant à tous les êtres et dans lequel ils apparaissent d’emblée avant toute différenciation. Kimura parle même d’un arché-aïda pour spécifier l’antériorité de cette instance avant toute individualité. Il évoque, pour l’illustrer, le célèbre koân zen : « le moi d’avant la naissance de mes propres père et mère ». Les constituants de l’être sont alors dénommés par les termes d’onozukara et de mizukara24 qui désignent respectivement la part indifférenciée, générale, commune à chacun et constituant ce fond commun, et la part différenciée qui émerge de ce fond et qui constitue l’être dans sa spécificité et son individualité même. Ceci n’est pas sans rappeler la célèbre phrase de Freud : « Wo es war, soll Ich werden » (là où était le ça, le moi a à advenir), longuement commentée par Lacan. Un autre terme renvoie alors plus précisément à celui de réceptivité, celui de jikaku. Il désigne l’auto-aperception originelle qui, couplée avec l’aïda, définit le lieu même de la rencontre avec l’autre et la possibilité de cette rencontre. Ces principes, établis par Kimura dans sa rencontre avec les schizophrènes, peuvent s’appliquer à toute relation en général.

Un autre koân zen est régulièrement invoqué par Sami-Ali dans son enseignement pour illustrer ce qu’il pose comme condition préalable à l’instauration d’une relation thérapeutique et, partant, d’une relation tout court : « si tu as un bâton je te le donne, si tu n’as pas de bâton je te le prends ». Au delà d’une apparente com-plexité, ce koân exprime parfaitement ce qu’il en est de la relation et ce qui la rend possible. Il pourrait se traduire par le fait que si je considère l’autre, mon vis-à-vis, avec lequel je suis en relation, comme doté de toutes les possibilités de fonctionnement dont il est originellement pourvu, alors ces possibilités s’expriment, dans leur simpli-cité, et inversement. Un exemple tout à fait explicite nous vient de la pratique des thérapies, et concerne l’activité onirique. Celle-ci s’exprime régulièrement, à la surprise du patient qui ne se souvenait plus de ses rêves depuis des lustres. On est dès lors assez loin de la pensée opératoire selon Marty ou de l’alexithymie selon Nemhia et Sifneos qui figent le patient dans un principe de carence.

Si le travail sur le rêve relève plus d’une démarche psychothérapique spécifique qui n’est pas le lot commun du médecin généraliste, encore moins du spécialiste, fut-il même psychiatre, trois autres critères opérant dans la relation peuvent se révéler dans toute consultation pour peu que celle-ci ait répondu à l’appel. Il s’agit de la capacité à faire des liens, de la libération des affects et de la réactivation de la mémoire. La capacité à faire des liens est sans doute le critère le plus opérant et le plus communément observable dans la relation médecin-malade. Le médecin généraliste est coutumier du fait : un patient vient consulter pour un symptôme ou un ensemble de symptômes donnés, puis il raconte une histoire plus ou moins complexe en rapport avec son environnement relationnel immédiat, puis il revient au symptôme. Finalement, il fait part au médecin de son inquiétude : il aimerait bien savoir ce qu’il a, ce qu’en pense le médecin. La patient marque alors une sorte de temps d’arrêt qui est un moment essentiel dans la relation, où se connectent les subjectivités et pendant lequel un travail de pensée est à l’ouvre. Qu’est-ce à dire, si ce n’est l’adresse faite au thérapeute de rassembler les éléments du puzzle qu’il vient de lui donner. Car pour le médecin ouvert à la relation, il ne fait souvent guère de doute que les symptômes énumérés et l’histoire racontée sont liés. Toute la dimension thérapeutique découle alors de la possibilité pour le médecin d’admettre ou non ce lien et de le suggérer au patient.

Toutes ces notions indiquent que la psychologie médicale est cette part de la médecine qui prend en compte le fonctionnement de l’individu. Le patient s’est trouvé souvent bloqué ou en difficulté devant une situation de vie qui l’aura déstabilisé, et, pour ce qui concerne tout particulièrement le champ de la médecine, l’aura rendu malade. Même si le phénomène pathologique enclenché est d’ordre constitutionnel, il importe de permettre au patient de récupérer son fonctionnement, ce qui passe d’abord par la relation. Ces notions indiquent aussi que la psychologie médicale ne peut se départir de la prise en compte de la subjectivité du médecin et il importe de défendre ici un principe d’émulation mutuelle. Si le médecin se positionne par rapport à son propre fonctionnement, il crée la possibilité d’aider le patient à récupérer le sien.

Je fais l’hypothèse, avec d’autres, que cette manière d’aborder la clinique offre des possibilités de guérison ou de ralentissement dans l’évolution de la maladie non négligeables. Les résultats obtenus au cours de thérapies relationnelles à orientation psycho-somatique, en complément de la médecine technicienne, pour des patients ayant des pathologies avérées, parfois graves, sont plus qu’encourageants.

Même si je pense ne pas être psychotique du moins à ma connaissance, et ne pas être non plus l’objet d’une éidolie hallucinosique, j’entends d’ici quelques voix s’élever : et la psychanalyse, et les notions de sujet, de transfert, d’inconscient ? Ces questions, pour aussi pertinentes qu’elles soient, sont fort complexes et je ne les ai pas éludées. J’ai préféré apporter ce qui me paraissait être l’essentiel dans un article déjà long, et remettre à plus tard l’étude de ces concepts pour l’objet qui nous occupe.

Notes bibliographiques

1. Un des pivots essentiels de cette filiation est sans nul doute l’ouvre de Michaël Balint qui a consacré une bonne partie de sa vie à s’intéresser aux mouvements psychologiques à l’ouvre chez l’individu malade. Pour ce faire, il s’est particulièrement intéressé aux médecins généralistes car il voyait en eux les premiers inter-locuteurs du patient qui pouvaient donc, à ce titre, être dans les prémices mêmes de ces mouvements qu’il voulait comprendre. Son désir était même d’essayer d’aller encore plus avant, puisqu’une idée qui lui était chère était de s’interroger sur le moment où le malade était seul avec sa maladie et de déceler ce moment particulier où il se décidait à en faire part à son médecin. En allant vers les généralistes, il pensait se rapprocher au plus près de ce moment et peut-être en éclaircir certains aspects.

Il a notamment développé ce point de vue dans la chapitre 19 d’un de ses ouvrages princeps, Le Médecin, Son Malade, et La Maladie, 1960, Puf, Paris.

Il a repris cette question dans un autre ouvrage, non moins essentiel, Le Défaut Fondamental, Payot, Paris, 1971.

2. Louis Velluet, « Les pièges à éviter dans la formation psychologique du médecin généraliste », communication présentée aux Septièmes Rencontres du DER de Psychologie Médicale de la Faculté de Médecine de Créteil, 18 janvier 1997.

3. La psychologie médicale. Quelle idée s’en font les étudiants en médecine de deuxième année avant tout enseignement en la matière ? Isola Boulet, Thierry Bonnet, Hervé Boukhobza, Corinne Fondronnier, Alice Tellier, membres du DER de Psychologie Médicale de la faculté de médecine de Créteil, 1994, inédit.

4. Léon Chertok, Odile Bourguignon, Vers une autre médecine. Espoir de formation psychologique des futurs médecins, Privat, Toulouse, 1977.

5. Op. cité, pp. 79-102.

6. Zeldow, Daughtery, Mc Adams, « Intimacy, power, and psychological well-being in medical students », in J. Nerv. Ment. Dis., mars 1988, 176, n°3, pp. 182-187.

7. Lucien Israël, Le médecin face au malade, Pierre Mardaga, éditeur, 1968, Bruxelles, pp. 273 sq.

8. Lettre lue dans une émission de France Culture en octobre 2000 consacrée à Nietzsche, réalisée par Souad Kettani.

9. Husserl, Méditations cartésiennes, collection « Epiméthée », Puf, Paris, 1994 (traduction de Jean de Launay), paragraphes 50-54, pp. 157-169.

10. Pour peu que ces processus aient pu « suffisamment bien », pour reprendre l’expression de Winnicott, se mettre en place au début de la vie, notamment dans la cadre de la relation mère-enfant. Nous renvoyons le lecteur intéressé aux indispensables travaux de Mélanie Klein, notamment avec ses notions de position schizo-paranoïde et de position dépressive (M. Klein, P. Heiman, S. Isaacs, J. Rivière, Développements de la psychanalyse, PUF, Paris, 1966, dont : « La vie émotionnelle des bébés », pp. 187-222, et « Note sur quelques mécanismes schizoïdes », pp. 274-300), ainsi qu’à ceux de Bion, dont on peut déjà trouver les bases pour le sujet qui nous occupe dans Réflexion faite, Puf, Paris, 1983, en particulier les chapitres VII : « Attaques contre la liaison », pp. 105-123, et VIII : « Une théorie de l’activité de pensée », pp.125-135.

11. On retiendra sa très belle formule : « Penser juste, c’est penser le monde. Penser vrai, c’est se penser soi-même dans sa ressemblance et sa différence à l’autre ». D. Anzieu, Les contenants de pensée, Dunod, Paris, 1993, p.39.

12. Lire par exemple l’excellent article de Jean Delahousse : « la pratique Balint face aux clivages de la médecine actuelle », in Revue de médecine psychosomatique, n°21/22, mars/juin 1990, La pensée sauvage, Grenoble, pp. 173-178.

13. Anatomy practice and medical education, Bastos LA, Proenca MA, Universidade Federal do Rio de Janeiro, Faculdade de Medicina, Departamento de Psiquiatria, Brasil, Rev. Panam. Salud Publica 2000 Jun, 7 (6), pp. 395-402.

14. Pierre-B. Schneider, Psychologie médicale, Payot, Paris, 1969, p. 19.

15. Daniel Lagache, « éléments de psychologie médicale » (1955), in Le transfert et autres travaux psychanalytiques, Oeuvres III, 1952-1956, PUF, 1980, Paris, pp. 151 sq.

16. op. cité, p. 151.

17. Daniel Lagache se demandait par exemple : « La psychologie médicale vise également la conduite et l’expérience des malades et leurs relations avec leur entourage, spécialement avec leur entourage médical et leur médecin. C’est un problème de savoir s’il existe, sous cet angle, une psychologie différentielle des maladies » ; op. cité, p.151. C’est en effet un des objets d’étude de la psychologie médicale que de s’intéresser aux mouvements psychologiques à l’ouvre chez l’individu malade, où l’angle de visée se réfère plutôt aux situations qu’aux profils de personnalité lesquels renvoient aux courants constitutionnalistes. Ainsi fait effectivement partie de notre enseignement l’étude des réactions des malades face à une maladie aiguë ou à une maladie chronique, de même qu’on peut tenter, par exemple, comme l’a fait la psychiatre anglo-saxonne élisabeth Kubler-Ross, de reconnaître les phases successives que traversent le patient atteint d’une maladie grave, voire incurable.

18. Serge Lebovici, « La psychologie médicale et son enseignement », in L’Évolution psychiatrique, 1977, 42, 3, pp. 999-1017.

19. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, éditions du Seuil, Paris, 1990.

20. Jean Clavreul, L’ordre médical, éditions du Seuil, Paris, 1978, chap. 14, pp. 211 sq.

21. Mickaël et Enid Balint, Psychotherapeutic Techniques in Medicine, Tavistock publications, London, 1961 (trad. fr. : Techniques psychothérapeutiques en médecine, Payot, Paris, 1966, traduit de l’anglais par Judith Dupont et Jean-Paul Valabrega).

22. « Certes, nous n’avons pas trouvé la solution générale à ces problèmes techniques pleins d’embûches ; mais nous avons trouvé une solution qui s’est montrée satisfaisante dans les conditions inhérentes au climat de nos séminaires de discussion. Nous avons découvert que si des sentiments ou des émotions quels qu’ils soient se trouvent suscités chez le médecin pendant le traitement du malade, ils doivent être également évalués comme un symptôme important de la maladie du patient ; mais en aucun cas ils ne doivent s’exprimer par l’action. » ; op. cit. p. 61 de l’édition originale, p. 81 de la traduction française ; les italiques sont de Mickaël Balint.

23. Sami-Ali, séminaire du 25/11/2000, inédit.

24. Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, traduction de Pierre Ryckmans, Hermann Editeurs, Paris, 1984, chap. IV, pp. 43-44.

25. Ces indications nous sont données par Jacques English, traducteur et annotateur des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie d’Edmund Husserl, Puf, collection épiméthée, 1991, Paris («Sur la traduction de certains termes », pp. 293-300).

26. Kimura Bin, Ecrits de psychopathologie phénoménologique, Puf, Paris, 1992 : « Entre onozukara et mizukara », pp.35 sq.