L’enfant, la psychanalyse et la psychothérapie
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L’enfant, la psychanalyse et la psychothérapie

Cette réflexion prolonge celles qui avaient été présentées dans ces mêmes colonnes au sein du dossier Psychanalyse et psychothérapie : débats et enjeux1, réflexions qui avaient ensuite été reprises dans l’ouvrage collectif publié pour rendre compte de la Journée Scientifique organisée par Daniel Widlöcher et la revue Carnet Psy sur le thème : Psychanalyse et Psychothérapie – Continuons le débat2. En ce qui me concerne, je rejoins tout à fait la position de D. Widlöcher qui a pu dire que le conflit polémique entre psychanalyse et psychothérapie ne se résoudra pas tant que l’existence de la psychanalyse de l’enfant ne sera pas entièrement reconnue et admise (avec toutes ses implications quant à la formation).

En effet, si l’on accepte pleinement l’existence de la psychanalyse de l’enfant en tant que telle, qu’en découle-t-il immédiatement :

  • qu’aucun processus psychanalytique n’est jamais garanti à l’avance du simple fait du setting (cadre),
  • qu’une cure authentiquement psychanalytique peut se conduire en face à face, et que le divan n’apporte aucune garantie a priori, à ce sujet,
  • que notre théorie de l’interprétation, enfin, est encore extrêmement balbutiante.

Je me sens très proche également d’Antonino Ferro quand il dit que « la psychanalyse ne peut être qu’une et entière » et qu’elle trouve seulement à se réaliser dans des situations différentes.

Mais reprenons chacun des trois points précédents.

1- Avec un enfant, c’est souvent dans l’après-coup du travail qu’on sait exactement ce qu’on a fait, et si une véritable dimension psychanalytique de ce travail a été atteinte ou non.

Quand un psychothérapeute d’enfant reçoit un enfant deux ou trois fois par semaine (cela existe encore !), bien malin, en effet, serait celui qui pourrait dire à l’avance si le niveau de travail qui va être obtenu sera de type analytique, ou seulement de type psychothérapique ! M. Ody et d’autres auteurs ont bien montré que la possibilité de conduire ou non une psychanalyse d’enfant dépend aussi, en partie, du fonctionnement psychique des parents. En outre, le correspondant de l’analysabilité des adultes renvoie, chez l’enfant, à la fluidité et à la plasticité, effective ou non, de ses imagos parentales, et il y a là, me semble-t-il, une piste intéressante de recherche quant à la ligne de démarcation entre le psychanalytique et le psychothérapique.

Par ailleurs, avec l’enfant, et peut-être surtout avec lui, c’est la qualité de l’analyse de la partie inconsciente du contre-transfert du soignant qui fait que ce travail pourra vraiment s’avérer de nature psychanalytique, ou ne le pourra pas. D’où l’intérêt, à mon sens, de la Fédération Européenne de Psychothérapie Psychanalytique (en service public) qui consacre beaucoup d’efforts au travail de supervision comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner dans les écrits cités ci-dessus.

2- Le deuxième point a trait à la question de la possibilité ou non d’une psychanalyse hors divan, c’est-à-dire, en dehors du cadre de la cure-type. Bien entendu, il faut laisser à la pratique psychanalytique, sa dimension de « vérité locale » liée à la situation transféro-contre-transférentielle très spécifique du dispositif divan-fauteuil. C’est d’ailleurs cette dimension de « vérité locale » qui permet d’écarter la critique Poppérienne d’irréfutabilité. Mais tout de même… Certaines variations du cadre ne menacent pas l’authenticité psychanalytique, sauf, à nouveau, à considérer que la psychanalyse de l’enfant n’existe pas et n’existera jamais !

J’aimerais alors évoquer, à ce propos, deux problématiques essentielles, celle des amodiations du cadre et celle du visage.

– A partir de sa pratique du psychodrame, J.-M. Dupeu nous offre depuis plusieurs années, un concept fort heuristique qu’il désigne du terme de « triple déploiement, dépliage ou décondensation du cadre », concept qui nous permet de comprendre comment la dimension psychanalytique d’un travail peut être effectivement préservée en dehors même du dispositif classique. Le cadre du psychodrame – auquel nombre de psychanalystes ne dénient pas une éventuelle valeur psychanalytique -diffère, en effet, de la cure-type sur trois points essentiels : le processus thérapeutique ne passe pas que par la parole (s’y ajoutent le langage du jeu, du corps et de l’acte chers à R. Roussillon), le transfert ne se focalise pas sur un seul thérapeute (présence des co- thérapeutes), et la prise en compte exclusive du registre intrapsychique possible avec les patients bien différenciés (principalement névrotiques) se double ici de la prise en compte du registre intersubjectif ou interpersonnel (ce qui est essentiel avec des patients peu ou mal différenciés, des patients dits plus archaïques notamment). Ce concept me semble donc très utile pour approfondir ce qui peut se jouer de psychanalytique dans le travail avec les enfants qui réclame, à l’évidence, des cadres variés et parfois atypiques.

– La question du visage est également intéressante à prendre en considération. S. Freud ne s’est, au fond, jamais véritablement expliqué sur les motivations profondes qui l’avaient amené à délaisser le cadre de la cure hypnotique (dans lequel le thérapeute voit et touche le patient qui lui-même le voit) au profit du cadre psychanalytique (dans lequel l’analyste et le patient ne communiquent qu’en se parlant et en s’écoutant). Ses explications sur ce point ont toujours été relativement superficielles, alors qu’aujourd’hui, à la lumière des études sur le bébé, on peut sans doute mieux comprendre les fondements de cette rupture méthodologique centrale, puisqu’il s’agit, en réalité, de stimuler la réflexivité psychique du patient (ne plus voir pour mieux se voir, ne plus toucher pour mieux se toucher affectivement et pour mieux toucher la vérité des objets internes…) comme l’avaient déjà souligné, en leur temps, des auteurs comme G. Favez et D. Anzieu. Quoi qu’il en soit, les études actuelles sur le bébé et sur le développement précoce – études aussi bien cognitives que psychodynamiques – nous montrent bien, désormais, que c’est seulement l’appréhension polysensorielle de l’objet –via un travail de « mantèlement » (D. Meltzer) ou de comodalisation sensorielle (A. Streri)- qui nous permet de vivre l’objet en extériorité, c’est-à-dire comme un objet qui ne fait pas partie de soi, alors que son appréhension monosensorielle a tendance à gommer, à effacer ou à réduire notre perception de l’écart intersubjectif. Ce point est, alors, très important à mes yeux, car je me demande, en effet, si pour S. Freud, la décision de se mettre derrière le patient, de renoncer à le toucher et de renoncer à le voir, ne correspondait pas seulement à une rupture profonde avec l’hypnose et la suggestion, mais aussi à une tentative (certes informulable à l’époque) de renouer, à l’égard du patient, avec un certain en-deçà de l’intersubjectivité et donc avec les parties les plus infantiles et les plus archaïques de son propre fonctionnement ?

Le face-à-face correspond, en effet, à une situation hautement polysensorielle, situation incluant un espace matériel d’attention conjointe où convergent les regards du patient et du thérapeute (espace jouant comme une sorte d’espace potentiel, de matrice des co-fantasmes, des co-pensées et des co-symbolisations), et donnant donc, de fait, une petite prime à la tiercéité et à l’intersubjectivité. Le dispositif divan-fauteuil, au contraire, correspond à une situation plutôt monosensorielle (avec une place centrale réservée à l’audition alors même que S. Freud investissait beaucoup plus les arts plastiques que la musique !), situation fondée sur une dimension plus imaginaire et symbolique que matérielle de l’espace d’attention conjointe, et permettant donc une dialectique plus aisée entre l’en-deçà et l’au-delà de l’intersubjectivité, avec une mise en lien plus fluide des parties infantiles de la psyché tant de l’analyste que du patient. Bien entendu, les choses ne sont pas aussi tranchées, et il ne s’agit là que de simples pistes de réflexion préliminaires.

3- Le troisième point concerne notre théorie de l’interprétation. Les bébés surtout, mais aussi les enfants voire même les adolescents, nous montrent que parler peut vraiment être compris comme un acte de parole, un acte de langage, et pas seulement comme un message au sens purement idéique. Le bébé entre surtout dans le langage par la communication analogique, c’est-à-dire par la musique du langage, soit par le non verbal du verbal, en quelque sorte (B. Golse), et l’énonciation a, alors, autant d’importance, probablement, que l’énoncé au sens strict, pour comprendre comment ce que l’on dit fait quelque chose à l’autre, a un impact sur son monde interne, et finalement le touche et l’affecte. D’où notre besoin, dans ce champ du travail avec les très jeunes enfants, d’une linguistique moins saussurienne que subjectale et dynamique. Ceci étant, notre théorie de l’interprétation dans le cadre de la cure-type nécessiterait sans doute, aussi, de n’être pas exclusivement centrée sur l’énoncé, mais aussi sur l’énonciation, ce qui nous invite à prendre réellement conscience de l’incomplétude relative actuelle de notre théorie de l’interprétation psychanalytique.

A partir de là, on pourra sans doute davantage préciser les points de contact (convergences) et les différences (divergences) entre les interprétations proprement dites, et ce que l’on désigne du terme d’interventions.

Je mets, bien entendu, de côté la question des interventions à visée suggestive qui n’entrent pas dans mon propos, pour dire un mot du problème très important, notamment avec les enfant autistes ou psychotiques, en particulier, des verbalisations (A. Alvarez).

La verbalisation des affects d’un enfant autiste ne suffit bien sûr pas en elle-même, mais c’est souvent un long préalable nécessaire. Cette verbalisation peut parfois, néanmoins, avoir une fonction d’interprétation contenante3, d’un être-ensemble qui rejoint l’objectif défini par F. Tustin de pouvoir « faire sentir qu’un autre existe et qui n’est pas menaçant ». Il y a donc bien une dimension d’intervention dans toute interprétation et réciproquement dit, ce qui relativise beaucoup, selon moi, l’étanchéité supposée de la frontière, sur ce point, entre psychanalyse et psychothérapie. A ceci s’ajoute le fait qu’à la lumière des travaux sur le bébés, la question se pose de savoir si l’interprétation a aussi, ou non, à prendre en considération le langage du corps et le langage de l’acte.

Il est plausible de penser (R. Roussillon, B. Golse et R. Roussillon) que le langage de l’acte ne renvoie pas seulement à ce qui veut se soustraire au discours verbal, qu’il ne sert pas que les desseins défensifs du refoulement, mais qu’il peut témoigner également de quelque chose qui insiste pour continuer à se « dire » par ce canal préverbal, quelle que soit l’efficacité, par ailleurs, du canal de la communication verbale. D’où la difficulté de savoir si l’interprétation ne doit strictement porter que sur ce qui est verbalisé, la réponse dépendant probablement, de manière complexe, de la structure du patient, de l’âge du patient et du moment de la cure, voire d’autres facteurs encore à éclaircir.

Conclusions

Si l’on a pu dire que la différence entre psychanalyse et psychothérapie serait que la psychanalyse vise à aider le patient à élaborer une théorie personnelle de sa propre psyché, tandis que la psychothérapie ne chercherait qu’à faire adhérer le patient à la théorie du thérapeute, je laisserai ceci de côté car sans doute s’agit-il, dans cette remarque, de psychothérapies non psychanalytiques.

En revanche, P. Aulagnier insistait beaucoup sur la fonction auto-théorisante de la psyché, c’est-à-dire sur le fait que celle-ci cherche à se donner une représentation de son propre fonctionnement, et L. Schacht, quant à elle, a bien montré que dans la dynamique de sa cure (quand celle-ci est efficace), l’enfant reprend et symbolise effectivement quelque chose de sa propre croissance psychique. Il y a peut-être, là, un point important de la différence entre psychanalyse et psychothérapie. En tout état de cause, l’enfant nous montre l’aspect quelque peu fictif de la frontière entre psychanalyse et psychothérapie. Il peut, toutefois, nous aider à repenser le psychothérapique dans le psychanalytique, et le psychanalytique dans le psychothérapique.

De ce point de vue, le travail psychanalytique avec l’enfant me semble devoir être une grande chance pour la cure-type et la psychanalyse en général, mais encore faut-il accepter l’existence même de la psychanalyse de l’enfant, enjeu fondamental qui nous ramène à la position de D. Widlöcher évoquée dès l’introduction, et ce qui suppose d’admettre que l’après-coup n’attend pas l’Œdipe… mais ceci est une autre histoire dont les enjeux sur la formation ne sont pas minces !

Notes

  1. B. Golse, « Le point de vue d’un Pédopsychiatre-Psychanalyste », Carnet Psy, 2006, 105, 40-41.
  2. B. Golse, « Le point de vue d’un pédopsychiatre-psychanalyste », 17-24, In : « Psychanalyse et psychothérapie (sous la direction de D. Widlöcher, Erès, Coll. Carnet Psy, Ramonville Saint-Agne, Paris, 2008.
  3. La distinction entre interprétation contenante et interprétation mutative que l’on doit à E. Jones, est loin d’être aisée, aussi bien d’ailleurs chez l’adulte que chez l’enfant.

Eléments bibliographiques

A. Alvarez, Live company, Routledge, London, 1992, Traduction française : « Une présence bien vivante (le travail de psychothérapie psychanalytique avec les enfants autistes, borderline, abusés, en grande carence affective », Editions du Hublot– Coll. « Tavistock clinic », Larmor-Plage, 1997.

D. Anzieu, Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1985 (1ère éd.)

P. Aulagnier, La violence de l’interprétation – Du pictogramme à l’énoncé, P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 1975 (1ère éd.).

J.-M. Dupeu, Le psychodrame psychanalytique avec les enfants, P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 2003.

G. Favez, Psychanalyste où es-tu ?, Éditions de l’Harmattan, Coll. « Psychanalyse et civilisations », Paris, 1999.

A. Ferro, L’enfant et le psychanalyste – La question de la technique dans la psychanalyse des enfants, Erès, Coll. « Des travaux et des jours », Ramonville Saint-Agne, 1997.

B. Golse, L’Être-bébé (Les questions du bébé à la théorie de l’attachement, à la psychanalyse et à la phénoménologie), P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 2006.

B. Golse et R. Roussillon, La naissance de l’objet (une co-construction entre le futur sujet et ses objets à venir), P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 2010 (1ère éd.).

D. Meltzer et coll., Explorations dans le monde de l’autisme,Payot, Paris, 1980.

M. Ody, Limites du « tout analyser » chez l’enfant, et fin de la cure, Revue Française de Psychanalyse, 1994, LVIII, 4.

L. Schacht, A propos de la signification de la confiance en analyse d’enfant, Journal de la psychanalyse de l’enfant, 1998, 22, 39-63.

A. Streri, Voir, atteindre, toucher, P.U.F., Coll. « Le psychologue », Paris, 1991.

A. Streri et coll., Toucher pour connaître, P.U.F., Coll. « Psychologie et sciences de la pensée », Paris, 2000.

R. Roussillon, La fonction symbolisante de l’objet, Revue Française de Psychanalyse, 1997, LXI, 2, 399-415.

F. Tustin, Les états autistiques chez l’enfant

Le Seuil, Paris, 1986

D. Widlöcher, Les nouvelles cartes de la psychanalyse, Ed. Odile Jacob, Paris, 1996.