Les familles, une histoire d’ombres et de secrets. L’éclairage projectif sur la filiation.
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Les familles, une histoire d’ombres et de secrets. L’éclairage projectif sur la filiation.

Les approches familiales et systémiques de ces dernières dizaines d’années, dans leur association à une lecture psychanalytique des processus psychiques engagés dans la subjectivation de chacun, ont souligné, s’il le fallait encore, l’importance du lien comme vecteur d’une transmission plurielle. Chaque sujet est l’héritier d’une transmission, assignée à son insu et qui le pousse à reproduire ou infléchir le destin de ses aînés, dépôts souvent inconscients d’attentes idéalisantes mais aussi de fautes et de transgressions qui alimentent des sentiments de honte et d’incompréhension, et ce dès ce que Piera Aulagnier (1975) appelait le « pacte narcissique originaire ». Chacun sera amené, en particulier à l’adolescence, à s’approprier ce bagage transgénérationnel tout en ayant, selon la formule de Maurice Corcos (2009), un « droit d’inventaire », droit qui viendra le plus souvent bousculer plus ou moins violemment les habitudes de la famille. Ce temps d’orages remobilise la vie pulsionnelle engagée dans ces transformations de statut et de fonction au sein des groupes familiaux et leur histoire. Les enjeux de l’œdipianisation agitent la quête identitaire et les nouveaux investissements relationnels. Car pour le dire à la manière de René Roussillon (2007), l’Œdipe ne cesse de nous rappeler, et c’est notre « destin » inaliénable qu’à travers ce que paraît nous renvoyer le miroir de nous-mêmes vient se profiler en abyme une série de différences qui démasquent l’autre, en révélant la génération d’avant.

L’Œdipe nous enseigne qu’une différence de sexe engendre une différence de génération qui engendre une différence de sexualité. Il nous redit encore que notre narcissisme d’adulte tente désespérément de penser « moi, c’est moi », tout en faisant semblant d’oublier que moi ce n’est pas que moi. Il indique enfin que nous ne nous sommes pas faits tout seul, et que dès lors nous portons, consciemment et inconsciemment, dans nos bagages somatiques et psychiques des traces de notre histoire et de notre « préhistoire ». De nombreux concepts-métaphores ont fleuri à ce propos dans la littérature, citons rapidement : la crypte, les secrets de famille, les mythes familiaux, les rituels, les conflits de loyauté, la transmission inconsciente, les fantômes… Tous tentent de repérer et de circonscrire des processus internes à l’histoire généalogique et de décrire leur mode d’inscription dans la réalité psychique de tout un chacun.

L’histoire de toute famille véhicule des zones d’ombre, de refoulement, de déni, de compromis, de mystère. Les liens de filiation transportent des héritages, des legs qui hypothèquent l’accès à une identité propre. A ce titre, ce qu’une lecture généalogique met en lumière peut être mis en résonnance avec ce qu’apportent les techniques projectives sur la manière dont la réalité psychique s’est subjectivement appropriée cet héritage en éclairant les processus mentaux et affectifs qui la sous-tendent.

Daniel, 14 ans, s’en va un jour au tribunal de la jeunesse rencontrer un juge pour lui demander de lui trouver de « vrais parents ». Il faut absolument l’aider car il n’a pas une « bonne famille » et il veut recevoir une « bonne éducation ». Le tableau décrit par Daniel paraît dramatique : parents séparés, mère prostituée, père alcoolique. Perplexe face à une telle situation – il est en effet très rare qu’un enfant demande lui-même à être placé – et à un tel paysage familial, la juge engage une enquête sociale qui ne confirmera en rien les propos de Daniel. Bien que divorcés, ses parents semblent assumer pleinement leur devoir éducatif. Mais devant l’acharnement et les comportements agressifs de plus en plus dangereux de Daniel, la juge ordonnera un placement en institution. Lors d’une fugue, il se réfugie dans un service hospitalier où il sera entendu par une psychologue. Daniel se dit ensorcelé par sa belle-mère qui pratiquerait la magie noire et qui aurait tué plusieurs personnes de la famille côté paternel. Lui-même aurait des pouvoirs spéciaux, mais moins que sa belle-mère. Il entend des voix et est convaincu qu’elles vont le détruire.

C’est à partir de ce cas, publié avec ma collègue, Isabelle Duret, dans les Cahiers de psychologie clinique (Duret I., Lefebvre A., 1997), que nous avons systématisé l’utilisation complémentaire des techniques projectives et du génogramme familial afin de permettre une lecture croisée, psychanalytique et systémique, dans la quête de sens engagée au cœur de la relation clinique dans laquelle la question du lien semble être à l’origine des symptômes. L’histoire de Daniel venait dire, ou plutôt agir, la rencontre étrange au sein des deux branches filiatives d’un double secret : un traumatisme incestueux côté maternel et un sordide mythe familial côté père (dans sa famille, un enfant sur deux mourrait, lui seul, le père, avait échappé à cette loi). Le travail d’analyse et de reconstruction généalogique venait éclairer d’un sens nouveau et pertinent la symptomatologie de l’adolescent, tandis que les épreuves projectives mettaient en évidence une problématique du lien qui soulignait l’impossible élaboration de la fonction dépressive et le recours à des défenses délirantes pour faire face au retour violent des fantasmes originaires. Ce cas parmi tant d’autres nous avait confirmé l’importance, face aux coups de boutoir des crises adolescentaires, de soutenir les familles en les aidant à construire un récit familial afin d’autoriser un investissement stable et digne de soi de ses liens d’appartenance. Il s’agit alors, comme dans le cas de Daniel, d’accompagner l’adolescent et sa famille afin qu’il puisse réécrire sa propre version d’une histoire qu’on lui avait interdit de connaître, de représenter et d’inscrire dans sa mémoire.

Notre époque n’a de cesse de transformer et d’agiter ce premier creuset du devenir individuel, la famille. La crise des familles, les nouvelles parentalités, les recompositions familiales, les procréations assistées, les mères porteuses, le mariage homosexuel…, autant de terrains propices à l’émergence de ces secrets et autres fantômes inscrits dans les ténèbres de la transmission et de la construction du lien d’appartenance. Les cliniques actuelles ouvrent sur ces arrières- plans de l’ombre qui laissent à identifier et traduire les traces parfois douloureuses de ces traumatismes enfouis dans la trame des tissus trans- et intergénérationnels encryptés dans l’inconscient des liens familiaux. Chaque sujet porte en lui ce qui l’a conçu dans une perspective en abyme reproductrice des blessures et des rites de cette conception. L’énigme des origines nous constitue et problématise notre identité dans sa temporalité, dans sa permanence.

Dans ces contextes nouveaux, où nous n’avons que peu de recul, l’utilisation complémentaire dans le cadre de la rencontre clinique des techniques projectives et des outils généalogiques nous paraît presque indispensable. Les unes nous ouvrent une lecture analytique des processus psychiques engagés dans le rapport à la réalité du monde, des autres et de soi, des modes d’organisation de la vie pulsionnelle, de l’identification et de la gestion de l’angoisse existentielle, de l’investissement des images parentales impliquées dans les scénarios fantasmatiques, à une évaluation de cette sensible délimitation entre l’interne et l’externe, entre le moi et le non-moi, entre le réel et l’imaginaire. Les autres tracent les structures de tout arbre généalogique, révèlent les lignes historiques des liens biologiques et légaux attestant de la connaissance et de la reconnaissance des statuts et fonctions qui témoignent des différences de sexe, de génération, d’officialisation ou non des liens d’union et de séparation.

Nous avons eu l’opportunité en 2006, dans une recherche commanditée par le Ministère de la famille et de l’intégration du Grand Duché du Luxembourg, d’explorer et de systématiser la complémentarité des techniques projectives et généalogiques sur une population de mineurs en difficulté, placés dans des structures institutionnelles d’accueil et de prise en charge. Le projet était d’évaluer, auprès de ces jeunes ayant fait l’objet d’un placement, l’impact de ces mesures sur leur état psychique et leur identité ainsi que d’engager avec eux un travail de restauration et de réorganisation de leur capacité à investir du lien, à créer des relations nouvelles tout en entretenant ce qui constituait la trame de leur histoire familiale meurtrie. Ce fut aussi l’occasion de systématiser une démarche méthodologique.

L’utilisation du génogramme biologique répondait au souci d’identifier chez ces jeunes leur connaissance de leur histoire familiale objective, tout en éclairant leur capacité à marquer symboliquement le statut et les fonctions des personnes évoquées à travers la forme structurelle de leur présentation graphique. Il faut rappeler à ce niveau la possibilité d’utiliser ce que M.-P. Santelices (1999) avait développé dans sa thèse de doctorat, à savoir le « génogramme libre » qui ouvrait précisément à l’expression libre de la représentation graphique de l’arbre généalogique, laissant au sujet la possibilité créatrice hors de la structure classique de l’arbre généalogique.

La passation du TAT, (Thematic Apperception Test de Murray) dont les protocoles analysés selon les hypothèses classiques de l’École de Paris (F. Brelet, C. Chabert, 1990, 2003) souligne la dynamique des processus psychiques engagés dans la construction narrative entre contenus manifestes et latents suscités par les planches, mais aussi sur la nature des images parentales engagées dans les scénarios fantasmatiques qui constituent la trame de ces récits. On saisira facilement l’intérêt de cette double lecture, génogramme et techniques projectives, dans la compréhension de la manière dont les sujets se situent face aux objets réels et fantasmés dans leur production. Principalement, on y trouve une possibilité d’évaluer la nature et la solidité des objets internes idéalisés sur le plan narcissique en vue de pouvoir aborder les conflits et les angoisses associées qui participent de ces enjeux relationnels conjoncturels à leur placement et à la rupture qu’il a imposée, ainsi que la gestion défensive des remous pulsionnels qui les accompagnent, particulièrement en ce temps d’adolescence. Pour ne donner qu’un seul exemple traduisant l’intérêt de cette complémentarité, les adolescents peuvent avoir une bonne et précise connaissance de leur filiation sans pour autant pouvoir utiliser judicieusement leurs images internalisées dans le déroulé des histoires projetées au TAT.

À cette intersection des outils projectifs et généalogiques dans le cadre d’une clinique de rupture de lien à l’adolescence, nous voudrions souligner l’intérêt de la technique du « génogramme imaginaire » introduite par Judith Ollie Dressayre et Dominique Mérigot (2001). Il s’agit d’un exercice, inscrit dans le cadre de la relation clinique, qui consiste à proposer au sujet de donner une représentation actualisée de ce qui est censé constituer sa « famille d’appartenance ». On entend par là les personnes de son entourage qu’il estime être les plus importantes pour lui à l’heure actuelle, quel que soit le type de lien qui soutient la relation. Donc, au lieu de représenter la famille « objective », celle qui se réfère à l’état civil, cet outil va permettre au sujet de se représenter « la famille » telle qu’il la vit actuellement parmi les personnes filiatives et/ou affiliatives de son entourage. Il s’agit pour lui de transposer la structure de sa famille d’origine en se permettant d’imaginer d’autres figures d’attachement en lieu et place des différents statuts familiaux classiques. On a compris que ce dispositif est censé ouvrir des possibilités d’inscription identitaire quant à la chaîne filiative d’une part et quant aux relais d’étayages affiliatifs hors du système familial « de sang » d’autre part. Le travail exige une certaine souplesse des investissements et des représentations au niveau des objets internalisés et des loyautés de filiation. On peut y traquer des potentialités résilientes dans la mesure où le sujet est capable ou non d’investir des figures alternatives aptes à se substituer à des personnes filiatives déficitaires, absentes ou traumatisantes, comme dans une forme de trouver-créer cher à l’espace transitionnel winnicottien.

Pratiquement et sans entrer dans le détail de la méthode, on demande d’abord au sujet d’identifier les dix personnes qui semblent être les plus importantes pour lui actuellement, personnes vivantes ou mortes, qu’il aime ou déteste, de sa famille, de ses amis. On propose ensuite au sujet de redistribuer ces dix personnes sous la forme d’un génogramme, comme si c’était une même famille sans nécessairement respecter les places qu’ils ont dans la réalité. Il va de soi, et c’est son intérêt majeur, que le sujet est amené à commenter, expliciter, décrire, analyser sa production dans l’espace relationnel de la clinique engagée. Cet outil propose un intéressant relais entre le filiatif et l’affiliatif au sein de son inscription psychique. Il permet d’évaluer les assises et la souplesse des images parentales dans l’enjeu familial des appartenances et des fidélités d’une part et de l’investissement de nouveaux objets relationnels d’autre part. Associé au génogramme biologique et aux productions au TAT, il ouvre sur un sérieux travail de (re)construction du roman familial, travail central et indispensable à l’adolescence, particulièrement dans le cadre des cliniques de rupture ou d’attaque des liens, dans la réalité comme dans la fantasmatique.

C’est précisément dans ce sensible rapport de la réalité et du fantasme que la lecture psychanalytique de la production des récits au TAT vient contribuer de façon essentielle à l’élucidation des conflits entre la famille réelle telle que l’état civil et la généalogie nous la montrent, et la famille internalisée telle que les épreuves projectives nous la dévoilent. Un père et une mère ne prennent statut symbolique qu’à travers l’histoire relationnelle que l’enfant a vécue avec eux, de même pour tous les membres de la famille. Au-delà du biologique et du légal, la fonction parentale nourrit les imagos maternelles et paternelles intériorisées qui vont soutenir consciemment et inconsciemment la production de sens, la construction identitaire, la vie pulsionnelle et relationnelle de chacun. Cette approche nous a montré combien, dans cette clinique du lien, tant au niveau diagnostic qu’au décours d’une prise en charge, le travail de reconstruction du roman familial ne pouvait faire l’impasse sur les scénarios fantasmatiques mis en lumière à travers l’analyse des épreuves projectives.

Clôturant ce bref propos sur la pertinence d’un regard croisé pour saisir et analyser l’impact de certains travers de l’histoire familiale sur l’identité psychique des adolescents, une frange des français défilent dans Paris pour défendre leur conception naturaliste de la famille… filiation et affiliation, pas évident pour tout le monde !