Les identifications animales dans la clinique et l’art
Dossier

Les identifications animales dans la clinique et l’art

Si de tous temps, et dans tous les domaines de la culture, l’animal a toujours été largement présent comme image d’identification et support de projections, je voudrais repérer comment l’animal apparaît de manière particulière dans ce que j’ai regroupé sous le titre des « cliniques de l’extrême », ainsi que dans l’art, et de manière privilégiée dans les démarches d’artistes contemporains.

Les êtres atteints d’un handicap, une anormalité du développement, une difformité, la déficience mentale, les phases terminales de la maladie, la grande prématurité, la vieillesse évoquent inévitablement des images d’animalité. Le fantasme suscité est celui d’une bestialité, au sens d’un débordement pulsionnel qui signerait le franchissement de la barrière anthropologique qui garantit la différence humain/animal.

A de nombreuses reprises Freud évoque le côté animal de la vie psychique dans ses origines et souligne la proximité de l’enfant avec l’animal. « L’attitude de l’enfant à l’égard des animaux présente de nombreuses analogies avec celle du primitif. L’enfant n’éprouve encore rien de cet orgueil propre à l’adulte civilisé qui trace une ligne de démarcation nette entre lui et tous les autres représentants du règne animal. Il considère sans hésitation l’animal comme son égal ; par l’aveu franc et sincère de ses besoins, il se sent plus proche de l’animal que de l’homme adulte qu’il trouve sans doute plus énigmatique ». Spontanément, l’enfant supprime la ligne de partage. Globalement, on peut dire que Freud dénonce l’idée que l’humain se serait coupé de son animalité. Pour lui, l’animalité figure la sexualité et classiquement c’est par l’observation des animaux que les petits enfants acquièrent des connaissances sur la sexualité. Ainsi, dans son observation du petit Hans, il remarque : « Les animaux doivent une bonne part de l’importance dont ils jouissent dans le mythe et la légende à la façon ouverte dont ils montrent leurs organes génitaux et leur fonction sexuelle au petit enfant humain, dévoré de curiosité ». Les animaux sont au service des pulsions épistémophiliques des enfants. On peut se demander si à l’heure actuelle ce ne serait pas par Internet… Pour Freud, l’école « doit insérer dans l’enseignement sur le monde animal les grandes réalités de la reproduction avec toute leur importance et insister tout de suite sur le fait que l’homme partage avec les animaux tout l’essentiel de leur organisation ».

Il y a une autre occurrence de l’animalité chez Freud. En 1938, très malade, proche de la mort, dans une lettre à Eitington, il écrit : « J’attends comme un chien affamé un os que l’on m’a promis, mis à part que cela devra être le mien ». Etrange fantasme de pulsion cannibale pour un malade souffrant d’un cancer de la mâchoire, donc atteint douloureusement dans son oralité. Le corps dévoré par la maladie évoque l’animalité. L’extrême de la maladie fait franchir la barrière des espèces.

L’animalité dans la psychanalyse recouvre la question du lien entre inconscient et corps, entre enfant et adulte. L’enjeu ici est la question de la pulsion, le mot allemand Trieb étant traduit tantôt par instinct ou pulsion. « Instinct » évoque une motion biologiquement programmée et phylogénétiquement déterminée, la pulsion par contre est à la limite du somatique et du psychique, et échappe donc en partie au biologique. Néanmoins, la pulsion évoque généralement le principe d’animalité dans le corps libidinal. On peut se demander s’il n’y a pas là une explication au fait que les psychanalystes sont si réticents à l’égard des cliniques de l’extrême et particulièrement des problématiques somatiques : comme s’il y avait dans leur esprit une équivalence corps/animalité qui les empêche de prendre en compte la dimension corporelle.

Car, en effet, les cliniques de l’extrême mettent à l’épreuve les capacités d’identification, mises à mal par les aspects déshumanisants et narcissiquement blessants, mais aussi par le risque d’une captation spéculaire d’une horreur médusante. Dans les dessins de certains enfants très malades, proches de la mort, la figure humaine disparaît, l’image dans le miroir devient étrangère, ils ne s’y reconnaissent plus. Mais ils dessinent des fleurs, des plantes, de l’eau. Face à l’extrême de la maladie ou de la mort, ils explorent d’autres modalités de l’humain sous forme du devenir-animal ou du devenir-végétal. Doutant de leur propre humanité, certains projettent leur identité sur des représentants d’une autre race, ou d’une autre espèce. Harold Searles montre le rôle de l’environnement non humain dans la vie psychique. Au stade primitif du développement, écrit-il, l’enfant est incapable de prendre conscience du fait qu’il est vivant et non inanimé, qu’il est une créature humaine et non une plante ou un animal. Et le sujet peut avoir recours aux identifications non humaines.

Dans le domaine du handicap, l’animalité est un fantasme qui surgit fréquemment dans les représentations inconscientes individuelles et collectives. En effet, le handicap amène aux frontières de ce qui est humain et l’image de l’animalité, voire de la bestialité, rend compte de cette impression. Parce qu’il oblige à explorer les zones limites du fonctionnement psychique (déficience, polyhandicap), parce qu’il remet en question l’intégrité somatopsychique constitutive de l’être humain, parce qu’il interroge la procréation, la filiation et la transmission, parce qu’il suscite toujours la question de la vie et de la mort (est-ce que cette vie est digne d’être vécue ?), parce qu’il signe l’absence ou la défaillance de l’autonomie et du langage qui sont les deux grandes fonctions qui spécifient l’humanité, parce qu’il évoque une pulsionnalité non contrôlée.

Pour toutes ces raisons, le handicap interpelle l’animal en nous, en traquant notre animalité aboyante, en interrogeant notre appartenance à l’humain, comme si l’humanité ne pouvait se sentir humaine qu’au bord de l’animalité. A défaut de représentations humaines, c’est l’animal qui apparaît, comme une manière de figurer ce qui paraît irreprésentable. En ce sens, l’animalité nous aide à penser les cliniques de l’extrême. Parfois ces patients font surgir en nous des métaphores qui ne sont pas forcément négatives, à condition qu’on se dégage d’une vision péjorative de l’animalité. Un éducateur me disait qu’il avait pu commencer à « penser » à propos d’un patient très régressé, à partir du moment où dans sa tête lui était venue l’image – pas obligatoirement dévalorisante – d’un escargot. D’accepter des comportements qui évoquent l’animalité comme faisant partie de son humanité ? On peut alors envisager le devenir-animal, voire le devenir-végétal comme des modalités de l’humain. Preuve en est la figure d’animal dans certaines œuvres d’art remarquables : le chien de Goya, le chien de Miro, les chevaux de Franz Marc (« Les chevaux rêvent-ils ? », se demandait ce peintre), et puis ce chien décharné et famélique de Giacometti dans lequel le poète Charles Juliet voit un « étonnant, prodigieux, tragique autoportrait ».

Ce patient « extrême », on a beau affirmer qu’il est humain, par moments cette conviction vacille et même les plus avertis d’entre nous sont confrontés à un doute et une interrogation fondamentale sur ce qui est humain. Le danger provient surtout de l’idée de la transgression. Souligner la coupure anthropologique fondamentale entre l’humain et l’animal revient à garantir l’humanité. Le handicap apparaît comme une figure inquiétante parce qu’il franchit la frontière entre l’ordre humain et l’ordre animal, abolissant la séparation constitutive entre les espèces qu’il faut sauvegarder à tout prix. Dans ces cas extrêmes, se profile une forme négative de l’animalité, une idée de bestialité repoussante, qui n’est pas loin de la monstruosité. Nous nous sentons menacés car il met en danger notre appartenance à l’humain. Si c’est possible chez cet autre que je vois et qui m’envoie une image de bestialité, cela pourrait m’arriver… ?

Un exemple clinique permet d’illustrer cette idée. Sonia, petite fille trisomique et autiste, présente des troubles du comportement extrêmes : baver, hurler, déféquer, avaler tout, motricité complètement incontrôlée, pulsionnalité débordante, avidité orale sans limites ni distinction. Face à ce corps livré aux pulsions, sans aucune pensée, l’idée vient : « Voilà à quoi ça sert de penser ». Comme par défaut. Sonia est l’image même de l’animalité, et ce mot revient sans cesse dans les propos que tiennent sur elle les éducateurs, qui ont l’impression de vivre une expérience extrême. La reprise en équipe lors de réunions de synthèse où ils peuvent partager avec d’autres ces représentations inavouables et déshumanisantes permet de dépasser le tabou, et du coup de ré-inscrire l’enfant dans l’ordre de l’humain.

Il n’est pas rare de voir dans la clinique la résurgence d’identifications animales. Chez les enfants handicapés, les problèmes d’identification prennent parfois ces chemins. Elma, une jeune fille atteinte de déficience mentale, se passionne pour les animaux : Mon amoureux et mes enfants ce seront mes animaux, dit-elle. Face à la difficile assomption de son identité de femme atteinte d’un handicap et l’interdit qui pèse sur la maternité, elle trouve dans le fantasme d’une procréation animale une manière de donner forme à l’informe de sa situation de jeune fille déficiente. Donner forme aussi à l’impensable fantasme de la scène primitive qui l’a conçue elle, avec son anormalité. En s’identifiant à l’animal, en prenant les animaux comme objets d’amour, elle évite probablement une décompensation psychotique et trouve des objets d’investissement qui peuvent donner sens à sa vie : s’occuper d’animaux, projet socialement très acceptable qu’en plus elle partage avec bien d’autres enfants. Loin d’être un rejet de l’humanité, une absence d’identification possible, le recours à l’animal offre un support d’identification.

L’animalité, ce n’est pas l’animal, ni le biologique, ni une régression temporelle vers un état antérieur sur le plan chronologique, ni une régression formelle vers des stades d’organisation psychique archaïques. L’animalité, c’est une figure : figure de l’extrême, de l’altérité, du double ou du miroir. C’est pourquoi, la figure de l’animal, telle qu’elle apparaît dans le champ clinique des situations extrêmes, et en particulier celui du handicap, est à considérer comme une surface de projection plutôt que l’animal réel. S’inscrivant en creux dans l’image de l’humain, elle constitue un écran – un miroir ? – sur lequel vont se projeter tous les aspects contradictoires de l’humanité.

L’animalité, c’est d’abord une limite, celle qui borde l’humain et permet de définir l’humain par ce qu’il n’est pas. Ainsi pour montrer en quoi l’animal est différent de l’humain, on évoque tout ce qu’il ne sait pas faire : parler, penser la mort, reconnaître sa propre image dans le miroir, avoir des souvenirs. Mais il ne faut pas s’y tromper : la plupart des mythes, contes, images et fables qui évoquent ou figurent l’animal, parlent en fait essentiellement de l’homme et non de l’animal. L’usage de la représentation animale sert à exprimer les aspects et les conflits des humains. L’art animalier parle surtout de l’homme.

Il s’agit de sortir de l’opposition binaire homme/animal pour expérimenter d’autres agencements identitaires. On retrouve une telle démarche et ce recours à l’animalité chez nombre d’artistes contemporains qui, avec la capacité visionnaire, anticipatrice, innovante qui caractérise toute création artistique, dévoilent les fantasmes de bestialité et d’animalité. Avec eux, l’animalité permet d’explorer des mondes alternatifs et expérimentaux, d’aller au-delà des frontières, qu’elles soient esthétiques ou anthropologiques, pour dénoncer les fausses idéologies humanistes de la société.

William Wegman fait de son chien baptisé Man Ray en hommage au photographe surréaliste, l’un des principaux sujets de son œuvre. Mais d’autres artistes vont plus loin : tel Oleg Koulik, qui, au cours d’une performance, s’exhibe nu, à quatre pattes, imitant un chien méchant. Pour lui, « il a montré ainsi le désarroi du peintre qui ne parvient plus à s’exprimer avec des toiles et des pinceaux, qui tombe à quatre pattes et qui n’a plus que des instincts d’animaux. » Notons qu’à la FIAC 2008, les photos des performances d’Oleg Koulik ont été censurées, la galerie qui les exposait étant obligée de les enlever, sous prétexte qu’elles étaient trop choquantes. C’est dire que malgré la présence familière des animaux, malgré leur importance dans les œuvres artistiques, ils gardent leur capacité de choquer.

Peut-être sommes-nous à l’heure actuelle dans une réflexion qui dépasse et remet en question la coupure anthropologique entre l’humain et l’animal. Dépassant la dichotomie, on se situerait dans un modèle contemporain de la multiplicité, des identités plurielles et du métissage. Dans ce contexte, le devenir-animal de l’homme et le devenir-humain de l’animal peuvent s’appréhender comme non-exclusifs. On aurait d’un côté l’homme qui s’animalise et de l’autre l’animal qui s’humanise. Si on en croit les psychologues des animaux domestiques, ceux-ci ont des comportements complètement modifiés par le fait de vivre au contact des humains et de ne plus faire partie d’un milieu écologique naturel avec des pairs… Plus sérieusement les éthologues confirment ces observations avec les animaux qui sont l’objet d’investigations scientifiques. Au contact des hommes, les animaux changent.
L’animal « permet de faire reculer, dans tous les sens, les limites de la personne humaine », écrit Deleuze, à propos de Kafka, dont l’œuvre comprend beaucoup d’animaux. « Les animaux de Kafka ne renvoient jamais à une mythologie, ni à des archétypes, mais correspondent seulement à des gradients franchis, à des zones d’intensités libérées, où les contenus s’affranchissent de leur formes, non moins que les expressions, du signifiant qui les formalisait elles-mêmes ». Dans ses récits, Kafka opère tantôt une bestialisation de l’homme, tantôt une hominisation de la bête. Alors que La Métamorphose relate le cas d’un homme transformé en bête, Communication à une Académie raconte l’histoire d’un singe transformé en homme. Kafka soutient ces deux possibilités contradictoires : une bêtise de l’homme et une humanité de la bête. L’œuvre littéraire de Kafka explore toutes les métamorphoses possibles, les passages, les recoupements, les contradictions entre l’animalité et l’humanité. Kafka est le premier, dit Michel Surya, à donner cette « représentation de l’homme à demi, ou de l’homme diminué ou démuni, cette honte de l’homme animalisé, en un mot donc cette représentation du rebut humain ». Figures du rebut humain pour lesquelles Surya forge le mot d’« humanimalités ».
Avec Kafka, nous voyons que la question de la différence ou de la ressemblance entre homme et animal se pose dans les deux sens : la part de l’homme dans l’animal, la part de l’animal dans l’humain. Les artistes et les philosophes regardent l’être humain comme un animal, ou l’animal comme un être humain. L’animal est alors un prétexte : la réflexion sur l’animal sert à une réflexion sur l’homme. Inclure dans l’humain de l’inhumain, du sous humain, du non humain, c’est rendre compte de la véritable nature humaine dans toute sa complexité et ses prolongements. N’est-ce pas une capacité proprement humaine que de pouvoir penser l’animalité de l’autre ?

dossier
14 articles
Humanité et animalité : les frontières de passage