Les paysages intérieurs dans l’autisme et le post-autisme : des projections inattendues
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Les paysages intérieurs dans l’autisme et le post-autisme : des projections inattendues

Les paysages intérieurs des sujets présentant un état autistique sont des régions psychiques et corporelles demeurées longtemps inexplorées à partir des méthodes projectives. Pendant de longues décennies, les enfants et adolescents enfermés dans le retrait autistique ont été considérés comme condamnés à la déficience, ne pouvant accéder à l’intégration du mouvement perception / projection / représentation, rendant inaccessible l’accès aux épreuves projectives. N. Jeammet (1991) a présenté les premiers travaux (Rorschach, TAT) en évoquant les métamorphoses et la permanence des traces de l’autisme infantile précoce qui perduraient chez des enfants diagnostiqués initialement atteints d’autisme. Après plusieurs années de traitement, c’est le diagnostic de dysharmonie psychotique qui était avancé, témoignant de processus de changement à l’œuvre chez ces sujets. M. Boekholt (1993, 2006) a étudié à partir du Scéno-test les différents accès ou entraves aux symbolisations primaires et secondaires chez des enfants présentant diverses psychopathologies. Elle a construit une grille relevant différents procédés de jeu permettant de repérer les variations d’investissements du cadre, des sollicitations proposées par cette épreuve qui s’avère très précieuse pour apprécier les processus d’investissement des espaces chez des enfants se dégageant de l’état autistique.

Des barrières autistiques à la construction des limites

En prenant appui sur ces premiers travaux de l’École de Paris, nous avons mené une recherche qui a porté sur une étude rétrospective des différentes modalités de constructions des espaces psychiques chez l’enfant et l’adolescent se dégageant pas à pas d’un état autistique. La problématique centrale de notre recherche s’exprimait autour de l’état autistique comme mouvement anti-processuel, entravant l’intégration de la différenciation interne et externe des espaces corporels et psychiques, concourant aux dérives de la sensation, entraînant la déqualification de l’affect. Tous ces mouvements excluant le tiers comme facteur d’intégration pouvaient-ils être repérables à partir des méthodes projectives, dans leurs expressions, dans leurs dégagements, à travers leurs traces dans le post-autisme ? Les axes théoriques retenus sont issus de la clinique des observations et traitements de l’état autistique, des différents courants qui y ont contribué comme le courant malhérien, (Malher, Lebovici, Diatkine, Danon-Boileau), kleinien (Klein, Heimann), post-kleinien et post-bionien (Meltzer, Tustin, Haag, Houzel, Guignard, Rhode, Golse), du courant Winnicottien (Winnicott, Roussillon, Ribas), des écrits d’Aulagnier, de Green. Tous ces travaux ont apportés une large contribution à la compréhension de la construction des espaces psychiques et des différents destins de l’affect dans ces constellations obscures que sont les autismes.

Du côté des méthodes projectives, les travaux de l’École de Paris (Anzieu, Rausch de Traubenberg, Chabert, Emmanuelli, Azoulay, Boekholt) portant sur le narcissisme, l’image du corps, l’expression des affects et celle des sensations, ainsi que les particularités associées aux troubles limites ou psychotiques ont servi à la construction d’une méthodologie apte à mettre en évidence les mécanismes autistiques et la dynamique des potentialités de dégagement mis en œuvre. C’est à partir de l’évolution de neuf sujets autistes, âgés de deux ans et demi à vingt ans, bénéficiant de traitements psychothérapiques et de traitements complémentaires, selon une durée variant de cinq à quinze ans, que nous avons procédé au repérage de l’éventail des différents points d’ancrages identificatoires permettant le déploiement des processus de changement dans le dégagement de l’état autistique. La méthodologie projective s’est révélée très pertinente pour investiguer les différentes voies de construction narcissiques et objectales. Le groupe que nous avons constitué était composé de huit garçons et une fille, reflétant la prévalence masculine retrouvée dans l’ensemble des recherches menées pour cette psychopathologie. Nous rencontrions à intervalles réguliers nos sujets, entre trois à quatre ans, dans le cadre de bilans psychologiques où les épreuves suivantes étaient proposées selon leur évolution : Épreuves de Weschler, Pep R, Figure complexe de Rey et Figure B, Rorschach, CAT, TAT, Patte Noire, Scéno-test.

Afin d’analyser l’évolution de la construction des invariants contribuant à l’intégration de l’identité et des identifications primaires et secondaires, nous avons recensé plusieurs axes d’analyses en nous appuyant sur la grille d’émergence de l’autisme conçue par G. Haag et al. (1995, 2005). Nous présentons trois axes d’analyse qui nous semblent illustrer une dynamique de dégagement de l’état autistique vers l’investissement de limites :

  • le premier axe traite de la nature des barrières autistiques, des mécanismes de protection, de l’image du corps,
  • le deuxième axe regroupe les formes données au sensoriel par le lien entre sensations, émotions et affect qualifiant les liens avec les représentations et la construction des limites,
  • le troisième axe témoigne des différents niveaux de dépression, dont la dépression primaire, de l’accès au double qui signe des éléments naissants d’accès à la position dépressive, voire pour quelques-uns au surmoi, qui est illustré par l’avènement de paysages intérieurs traduisant la construction d’appuis narcissiques et objectaux selon des modalités singulières. Nous avons regroupé en différents temps d’évolution les mises en processus de construction de l’espace et du temps chez nos sujets, ce découpage nous ayant paru répondre aux processus de changements observés :
    T1 : Début de la cure, construction du cadre.
    T2 : Construction des espaces, vers l’entre-deux.
    T3 : Identifications, décorporation, symbolisations.
    T4 : Projet identificatoire : Devenir quelqu’un.

Je vais illustrer mes travaux en me centrant sur deux épreuves projectives, le Rorschach et le Scéno-test, qui ont révélé pour l’ensemble du groupe des intérêts marqués pour les mouvements et leurs mises en forme, amenant la construction de paysages intérieurs certes partiels mais évoluant au fil du dégagement de l’état autistique.

La nature des barrières autistiques, des mécanismes de protection, et de l’image du corps au Rorschach

Le Rorschach interroge par ses sollicitations les perceptions sensorielles et leurs associations avec les formes, les kinesthésies et leurs projections à partir de réactualisations d’expériences précoces de la construction des espaces et de leurs différenciations. Peu d’études ont été réalisées concernant le traitement des sensations aux épreuves projectives. La recherche conduite par M. Emmanuelli, M.-C. Pheulpin, P. Bruguière (2005) sur l’émoussement affectif, à partir d’une méthodologie originale, a montré l’intensité et la fréquence du recours aux sensations aussi bien au Rorschach qu’au TAT dans une clinique adulte où la dépression est centrale. Dans notre recherche, les enfants accédant au Rorschach au temps T1 ont construit un langage verbal, voire non verbal, qui permet un minimum de communication, souvent soumise à une excitation importante dont les stéréotypies et les écholalies sont des traductions. On retrouve le recours aux barrières autistiques à travers le démantèlement des sensorialités, qui signe également une image du corps plus que parcellaire, l’espace du Moi corporel ne fabrique pas encore de mouvement unitaire, les barrières autistiques tiennent lieu de pseudo-limites, de mécanismes de protection du moi corporel. « La non-intégration de l’image du corps » (Rausch de Traubenberg, Boizou, 1984) se révèle chez nos sujets par des non-communications, des refuges dans l’auto-sensualité, avec des clivages sensoriels qui peuvent surgir face aux lacunes blanches (blanc intermaculaire) qui s’apparentent à des gouffres, colmatés par la voix inter-planche, voix aiguë stéréotypée qu’un certain nombre d’enfants utilisent dans les Temps 1 et 2 pour passer le gué d’une planche à l’autre, pour retrouver la voix intra-planche, la voix intérieure. Des refus sont exprimés par le corporel : l’enfant se colle à la table, s’affale au sol ; ces régressions à l’équation adhésive renvoient à l’espace bidimensionnel où l’enfant trouve refuge. Ces manifestations sont parfois liées aux surgissements des mouvements kinesthésiques qui sont esquissés ; ils terrassent la circulation des affects, ramenant l’enfant vers la sensation. Le collage à la surface, les stéréotypies, les écholalies redoublent lors de ces moments.

Comme le souligne C. Chabert (1998) à propos des kinesthésies, c’est le verbe « qui en constitue le critère d’existence en tant que représentant d’un mouvement qui inscrit l’engramme dans un espace transitionnel » (p. 136). Les verbes sont absents aux temps T1, T2 pour la plupart de nos sujets, ils fleurissent aux temps T3 et T4, lorsque le langage progresse vers des terres gagnées du moi corporel sur le repli autistique. On remarque souvent le recours au négatif, pour réprimer le mouvement kinesthésique potentiellement dévastateur ; l’affect et son mouvement se doivent d’être rapidement contrôlés, voire éteints.

L’intégration du rythme est préalable dans la naissance du verbe, qui rend compte de la construction de l’espace par l’accès à la représentation de mot de l’action et la conservation de la relation à l’objet. L’investissement du rythme, source de régulation émotionnelle, permet l’accès à la projection de l’axe médian reconnu comme l’élément du milieu, comme un pont entre deux rives. On retrouve l’évolution que M. Boekholt (1996) a mise au jour chez les enfants au Rorschach, du sensori-moteur aux représentations symbolisées de l’axe vertical (trait, bâton, épée). On perçoit l’importance des polysensorialités qui, dans le mouvement de liaison, deviennent des affects qui s’assemblent dans des formes spatiales internes, comme le sentiment d’être attaché autour d’un noyau central, d’être tenu.

Les formes données au sensoriel et à l’affect vers la construction des limites

Au temps T3, les enfants ont construit une relation au regard qui se traduit par le respect d’une distance avec l’autre ; l’accès des huit enfants sur neuf à l’épreuve du Rorschach témoigne de cette construction du regard pour définir et parfois interpréter les formes. Même si la formalisation perceptive demeure fréquente, les kinesthésies commencent à pouvoir être appréhendées sans entraîner d’effondrement tonique massif dans l’après-coup. Le moi corporel dans le dégagement de l’état autistique a son mot à dire en lien avec la conservation du tiers pour organiser les directions de sensations reliées aux affects afin de trouver des canaux d’irrigations. Ces inscriptions des limites rendent compte de l’intégration des groupes de sensations aux affects, mais aussi de la réduction des mouvements de désinvestissement radical du tonus. Un dernier exemple d’évolution est celui de l’avènement du reflet au fil des re-tests ; il témoigne certes des représentations narcissiques mais surtout de l’intégration du regard et du reflet du double dont les destins seront à qualifier dans l’évolution. L’intégration du reflet amène également une contenance des affects dépressifs qui se trouvent pris dans la projection du moi idéal, comme le rappelle C. Chabert (1998). C’est l’évaluation des effets positifs de ces défenses narcissiques qui sont à apprécier dans l’étude dynamique des protocoles, rappellent M. Emmanuelli et C. Azoulay (2001).

L’espace du jeu, le Scéno-test et ses constructions de paysages

La situation Scéno-test revue par M. Boekholt (2006) nous a fourni une analyse de l’évolution des procédés de jeu auxquels nous avons proposé d’adjoindre de nouveaux procédés plus spécifiquement centrés sur la perte, que avons intitulés « Procédés traduisant la perte de contenance face au matériel (PC) ». Les pertes de contenance répétitives observées chez les enfants autistes, brouillent le sens des assemblages pulsionnels, et demeurent relativement actives au fil de l’évolution. Ainsi nous avons relevé plusieurs types de mouvements de perte de contenance qui se traduisent par des altérations de l’image du corps, des troubles de la fonction du regard, des cortèges de chutes de tonus signant le désinvestissement radical de toute perception, de toute représentation.

Au temps T1, les manifestations des barrières autistiques adviennent lors de la recherche d’ancrages d’axes, alors que ces enfants sont par ailleurs très enfermés dans leurs stéréotypies. Ils montrent davantage des efforts désespérés pour maintenir un minimum de tonus axial pour exercer leurs symbolisations, qui leur permettent de s’exercer à la répétition de construction d’espaces. Les formes géométriques sont très investies, procurant un effet de contenance émotionnelle. Aux temps T2 et T3, la qualification du regard est omniprésente, beaucoup commentée comme lien potentiel. Au temps T4, les constructions de paysages adviennent avec des circulations possibles entre différents espaces où le masculin et le féminin constituent une bisexualité plus ancrée. Parfois, l’obsessionalisation ou la rage destructrice peuvent empêcher l’intégration de ce mouvement fondateur d’identité sexuée, dans de fortes difficultés à la construction du jeu associées à l’absence de satisfactions. Contre toute attente, aux différents temps, les enfants peuvent montrer lors de cette épreuve leur meilleur niveau d’efficience cognitive, ils y accèdent en jouant à mettre en relation des éléments de similitudes, ce qu’ils ne peuvent faire aux épreuves d’efficience intellectuelle, que ce soit verbalement ou avec un support visuel.

Le recours aux formes géométriques est source d’apaisement, effet pare-excitant qui permet de jouer dans un nouveau rôle au temps T4, celui du « sur-moi ». « T’es une brute toi », dit Ruben, 8 ans, en s’adressant au crocodile qu’il anime en croquant la cime du sapin, représentant phallique et paternel. Ruben donne le récit d’une construction insoupçonnée dans les autres épreuves qui lui sont proposées. On perçoit plus au Scéno-test, à cette phase de l’évolution, les soucis de réparation qui se mêlent aux mouvements anciens de dépression primaire et de dépression mélancolique, laquelle fait ses premiers pas, sortant de l’obscurité.

L’avenir appartient aux Méthodes projectives

Les approches plurielles de la clinique projective révèlent les potentialités de construction et de changement des enfants autistes réputés intestables il y a quelques décennies. Les travaux de l’École de Paris contribuent à développer un véritable creuset pour entrevoir les subtils mouvements de l’effacement de l’affect qui entravent l’ancrage corporel et psychique dans l’état autistique. Les mises en relief des paysages intérieurs, où le sexuel infantile surgit pas à pas pour construire avec l’intégration du tiers des espaces contenant des points d’ancrage identitaires et identificatoires, donnent sens aux couleurs, aux textures, aux mouvements, aux formes qui expriment le jeu avec l’intermédiaire enfin potentiellement advenu.

La poésie est une voie identificatoire possible pour nos sujets par le rythme qui contribuera à la construction de la limite : tous les enfants de notre population en témoignent, chacun à leur façon, avec beaucoup de jubilation. Notre recherche continue, pour analyser les différents destins de leurs autismes où le jouer en rythme à projeter, à penser, à refléter le double, à supporter les cortèges de désorganisations de l’économie post-autistique devra passer le gué des réaménagements de l’adolescence, pour se frayer de nouveaux chemins identificatoires vers de nouvelles géographies intérieures à découvrir.