Les vertiges de la beauté. A propos du Pavillon d’or de Mishima
Dossier

Les vertiges de la beauté. A propos du Pavillon d’or de Mishima

« La beauté est un cheval superbe échappé (…)
le fantôme d’un cheval blanc immaculé. »
Yukio Mishima, Le bois du plein de la fleur

« La beauté, l’extase de la mort constituent
le Saint-Graal personnel de Mishima. »

John Nathan, La vie de Mishima

1. Processus créateur et sublimation

L’œuvre de Yukio Mishima est une d’extrême complexité et ne saurait s’aborder en profondeur sans le recours à son histoire de vie. D’abord parce que le récit autobiographique est une composante importante de sa création littéraire et ensuite parce que tous les thèmes traités, tous les personnages décrits ont des résonances personnelles à la fois subjectives et circonstancielles puisqu’ils se référent aussi bien à son fonctionnement psychique propre qu’à la singularité de son histoire. Il n’est pas jusqu’à la force même de son style qui ne soit directement imprégné des vécus traumatiques de son enfance. Un style énergique, précis, efficace, comme s’il était savamment passé au fil du sabre.  Le recours à la puissance des mots comme démultiplicateur de la créativité primaire est d’une grande précocité. Dès qu’il sait lire et écrire, à l’âge de 5 ans, il commence à griffonner des poèmes. Il découvre presque instantanément comment il peut prolonger et enrichir son imagerie omnipotente par les potentialités infinies que lui ouvre le langage.

Ce texte sur la cité imaginaire écrit à 5 ans, le recours au processus créateur est pour Y. Mishima une question imminente de survie psychique : séquestré par une grand-mère possessive et souffrante, il n’a d’autre modalité de désengagement que de trouver les moyens d’évasion dans la soumission aux exigences tyranniques de la vieille Natsu. Femme très cultivée, elle l’initie au théâtre et à la littérature.
Le jeune Mishima rêve sur les images des livres et dessine avant de pouvoir lui-même écrire des poèmes et des histoires. Les contraintes physiques de son enfermement dans la chambre de la malade, aux volets toujours clos sont l’occasion de son ouverture vers l’infini de l’imaginaire. Mishima accepte d’autant plus les conditions de sa détention qu’il aime éperdument sa tortionnaire, comme de son côté elle l’aime de façon folle. Elle est impitoyable envers lui dans sa domination castratrice, tout en canalisant sa vie cognitive et affective vers des objectifs
culturels. Le non-accès au monde qu’impose Natsu est compensé par l’accession au monde de l’art.
L’enfant s’épanouit dans la création aux frontières illimitées d’une toute-puissance étayée sur un objet d’amour implacable, alors que sa survie physique est aux limites du supportable. Meurtri dans son corps par cet enfermement inhumain, il développe des capacités exceptionnelles grâce aux pouvoirs des mots, « ces fripouilles que les liens ont fait tomber en disgrâce » comme Shakespeare dans La nuit des rois. La défiance par rapport au langage apparaîtra surtout dans les années 60-70 (dix dernières années de sa vie) lorsque Mishima rejette les mots qui deviennent pour lui trop pervers, inopérants et inadéquats. Son illusion de tenir le monde avec le langage s’écroule et son désillusionnement le mène à l’auto-destruction. Son dernier ouvrage La mer de la fertilité, référera ironiquement à sa sécheresse créatrice. Le style a perdu de sa force, les images de leur tranchant. Mishima va se rabattre sur l’acte destructeur concret et symbolisé : la tentative de coup d’état et le Seppuku.


Pour Mishima ce sont ces liaisons entre les mots, même si elles sont dégradantes ou au contraire parce qu’elles le sont, qui confèrent à sa toute-puissance infantile une modalité fabuleuse de vitalité. Mais ce modèle est construit sur un biais incontournable qui le pervertit. Certes la création littéraire sauve l’enfant d’un dépérissement certain, mais elle porte sur un objet singulier qui comporte, en son sein même, sa destruction. L’amour qui est le sien pour la beauté est un amour à mort. Les images de vie et de mort sont inextricablement mêlées pour lui. Par exemple, tout enfant, il ne se passionne pour les princes des contes que s’ils sont voués à une mort certaine. En parallèle avec la force mortifère de Natsu, Mishima est contraint à côtoyer puis à aimer toutes les souffrances qu’elle endure. Il faut aussi noter le risque létal constant qui est lié à l’auto-intoxication qui a failli l’emporter à l’âge de 4 ans et qui s’est installé par la suite de façon chronique. Tous les mois, les convulsions le reprennent et la famille tremble et envisage une mort imminente.

La force vitale de Mishima, indéniable tant sur le plan physique que littéraire, est constamment suspendue à une épée de Damoclès que représente sa propre pulsion destructrice et qui finira par prendre le dessus. Au sommet de sa gloire, pressenti pour le prix Nobel, Mishima décide de mourir et construit sa disparition dans un auto-sacrifice fanatique. Il s’ouvre rituellement le ventre à 45 ans, après un lamentable essai de soulèvement militaire.

Comment comprendre son rapport ambigu à la beauté, vecteur central de son œuvre ? L’analyse du Pavillon d’Or va nous permettre de saisir tous les registres qui définissent l’objet de la création et les niveaux de cette esthétique du détruire le beau qui caractérise sa création. A la fois esthétisation magistrale de l’objet et jouissance perverse sado-masochique par la destruction de l’objet, préfiguration anticipatrice de l’auto-destruction finale.

2. Le sacrifice du temple sacré

Mishima traque la beauté sous toutes ses formes. Elle l’obsède au point d’y vouer l’essentiel de son énergie. Il est ébloui par ce qui brille, qu’il s’agisse de réalités naturelles ou d’artéfacts. Et il redouble, par l’effet du style cet éblouissement, jusqu’au vertige. Mais le travail d’esthétisation qu’il entreprend dans son écriture est sans cesse traversé par une volonté mortifère. Tant qu’opère la sublimation, la destruction de l’objet désiré magnifié reste incluse dans la représentation. Ce n’est que lorsqu’il n’est plus en mesure de créer qu’il va passer à l’acte suicidaire. La transfiguration de sa négativité interne par le recours à l’esthétique suffit à faire tenir ensemble les composantes instables de sa psyché.

Prenons pour exemple la fantastique description d’une vague énorme qui le saisit de plaisir et d’effroi à l’adolescence, alors qu’il est seul à rêver sur un rocher du rivage (Confession d’un masque, p.87). La vague monte, grandit, menaçante et superbe, puis s’auto-détruit en se décapitant. L’écume est le sang blanc qui jaillit du corps, tandis que la tête de la vague roule sauvagement sur les récifs.
« La vague grandit, aussi haut que l’œil pouvait atteindre, révéla la lame, affilée comme un rasoir, de l’énorme hache de l’océan, levée et prête à frapper. Soudain, la guillotine bleu sombre s’abattit, projetant une éclaboussure de sang blanc. Le corps de la vague, bouillonnant et retombant, se lança à la poursuite de sa tête coupée et, pendant un moment, il refléta le bleu pur du ciel, ce même bleu céleste qui miroite dans les yeux d’un être au seuil de la mort. »

On constate combien la métaphore est infiltrée par le fantasme sado-masochiste de l’auteur. La jouissance mortifère trouve son aboutissement dans la beauté formelle de la mise en mots et sa capacité évocatrice. Une telle audace créatrice n’est pas sans faire penser au coucher du soleil africain, décrit comme un assassinat transcrit par Céline dans Voyage au bout de la nuit. Pour Mishima, on est en droit de dire que l’inspiration, issue de ses longues rêveries de l’enfance dans la chambre aux volets clos de Natsu, permet une intrication pulsionnelle réussie et susceptible de dépasser dans un élan vital renouvelé, la fascination des gouffres et de l’horreur destructrice.

Mishima est fasciné par le passage à l’acte du jeune moine ayant incendié le Pavillon d’Or en 1950. Aussi va-t-il, dans son roman, s’attacher à rendre compte, au plus près du vécu, du parcours intérieur qui a conduit à l’anéantissement de l’objet aimé. C’est quasiment une étude clinique que propose l’auteur, fondée sur l’empathie et l’épreuve identificatoire de la véracité des émotions, des ressentis et des aspirations. De cette façon, Mishima suscite également le mouvement identificatoire du lecteur qui entre en résonance participative ou répulsive avec la réalité psychique du profanateur.

Le premier mouvement est la construction de la représentation sublimatoire. Le Pavillon d’Or devient, peu à peu, dans l’esprit souffrant de Mizoguchi, le novice, une réalité psychique sacralisée qui s’érige au-dessus des autres et acquiert une fonction propre de refuge et d’évasion. On verra par la suite, combien une telle réalité peut devenir un vecteur d’obnubilation susceptible d’envahir la conscience du sujet. On distingue trois étapes dans l’élaboration du vécu interne de Mizoguchi.

• Le temple est d’abord connu et imaginé à partir des descriptions paternelles. Le père du jeune homme lui raconte ses visites au Pavillon d’Or, son émerveillement renouvelé, sa joie de le retrouver et le plaisir anticipé qu’il a en songeant qu’il va bientôt le lui faire connaître. Le Pavillon d’Or est d’abord relaté, et investi dans une rêverie plus ou moins exaltée, en fonction du besoin d’un recours réparateur des blessures du réel, d’un recours à l’imagination : « Mon père, sans doute, ne m’avait jamais dit, du vrai Pavillon d’Or, que, par exemple, il étincelât de mille dorures. Mais, à l’entendre, il n’existait nulle chose au monde qui l’égalât en beauté ; et le Pavillon d’Or qui se dessinait dans ma pensée à la seule vue des lettres, à la seule résonance du mot, avait quelque chose de fabuleux… » (Y. Mishima, Le Pavillon d’Or, p.28)

• Ensuite Mizoguchi est inscrit au temple comme novice. Le Pavillon d’Or perd insensiblement de sa magie, au fur et à mesure qu’il est fréquenté au quotidien. Les épreuves de la réalité tuent la beauté native de l’objet. Plus d’esthétisation lorsque l’objet investi est trop ancré dans la monotonie des tâches journalières. On ne voit plus la réalité désirée si elle est recouverte par la chape de la nécessité. Le contact du réel abrase la rêverie et amorce le désillusionnement. Il n’est plus à rêver quand il faut survivre.
Le Pavillon d’Or est devenu non plus source d’exaltation, mais réalité dépressogène ayant perdu couleur et saveur.  « (…) ce n’était rien de plus qu’une vieille, insignifiante construction noirâtre à deux étages ; même le phénix semblait n’être qu’un corbeau posé à la pointe du toit. » (Ibid., p.58)

• Enfin surgit la troisième étape qui va instaurer la représentation de l’objet hors de l’atteinte de la réalité dépréciatrice et l’ériger en sublimation. L’image, le mot et la chose se condensent en une réalité nouvelle, totalement internalisée et qui échappe aussi bien aux contraintes de la spatialité qu’à celles de la temporalité. En tant que figure sublimée, le Pavillon d’Or devient une ressource interne pour Mizoguchi, figure qui dépasse en rayonnement et intensité toutes les autres. On pourrait risquer ici la comparaison avec la Sainte-Victoire de Cézanne. La figure sublimée est un recours permanent pour le créateur, capable de l’inspirer et de renouveler sa créativité, pour autant qu’elle ne devienne pas une hantise génératrice de dysfonctionnements internes.

Voici comment Mishima décrypte ce troisième temps fondateur du sublime en tant que tel : « De retour à Yasuoka, je sentis, jour après jour, ressusciter en mon cœur la beauté de ce Pavillon d’Or qui m’avait pourtant si cruellement déçu. A la fin, il fut plus merveilleux encore que celui dont j’avais primitivement rêvé. En quoi l’était-il ? J’eusse été incapable de le dire ; mais tout se passait comme si la vision si longtemps nourrie en moi pût désormais, avec les retouches de la réalité, donner à son tour une impulsion nouvelle à mes rêves. » (Ibid., p.64)

Pour se déprendre de l’objet surinvesti devenu objet d’obnubilation, il faut se référer à Jorge-Luis Borges qui analyse de façon remarquable cette « thérapie » de déprise que seul est capable de réaliser le processus créateur. Il s’agit de la nouvelle intitulée Le Zahir au cours de laquelle Borges met en lumière le rôle de l’écriture et du travail psychique qu’elle représente pour transformer l’objet d’emprise en objet esthétique. La ciselure des mots, l’élaboration stylistique opère peu à peu une redistribution transformante de la réalité et en fait une œuvre artistique transmissible et admirable par un public potentiel.

L’œuvre – ici le roman de Mishima qui porte le nom de l’objet convoité, le Pavillon d’Or –  constitue en quelque sorte le quatrième temps, celui de la création proprement dite qui traduit dans une réalité tangible et concrète la figure sublimée qui, sinon resterait encore trop fugace et impalpable, soumise à des variations qui pourraient la dégrader. Il est possible d’établir une différence entre la manière dont Mizoguchi investit le Pavillon d’Or et ce que serait une idéalisation du même objet. Idéalisé, le temple ne compte plus pour sa beauté mais seulement pour son caractère sacré. Il est habité par le divin et rayonne de sa spiritualité au lieu d’être adulé pour son éclat de magnificence terrestre, même si le beau lui confère quelque forme d’élévation. Le bonze idéaliste défend l’objet, il est prêt à attaquer en fanatique quiconque menace son intégrité. Il est capable, à l’extrême, de se sacrifier pour éliminer les ennemis du temple qui viendraient à mettre sa survie religieuse en péril.

Mizoguchi est à l’inverse de cette posture idéale. Il va détruire le temple admiré pour se l’approprier jalousement, pour s’unir fusionnellement avec lui dans un holocauste auto-destructeur. La jouissance de la possession de l’objet se réalise sur un mode sadique de la destruction. Se venger d’un prieur malveillant était une motivation bien piètre, compte-tenu de  l’ampleur de la profanation réalisée. Mishima propose dans le roman des mobiles plus profonds, des mobiles qui, en tout cas, sont totalment en phase avec sa propre réalité interne.
Deux scènes primitives symboliques sont évoquées, qui préfigurent l’anéantissement fusionnel de la fin. La jeune fille qui avait humilié Mizoguchi en se moquant de son bégaiement va être cruellement punie par la suite des événements. Sa mort sonne comme la vengeance de l’adolescent blessé. Elle dénonce son amant, déserteur de la marine réfugié dans un temple, un autre temple. Dans sa furie désespérée, ce dernier l’abat à coup de revolver, avant d’être lui-même abattu par les gendarmes qui l’avait traqué. Longtemps après le départ de tous, Mizoguchi reste caché près du temple, fasciné par le spectacle des corps ensanglantés du couple maudit. On sait combien Mishima érotisait de telles scènes dont il nourrissait ses fantasmes sado-masochistes.

La seconde scène est celle de la lactation sublime sur les marches du Pavillon d’Or, transformation régressive orale du désir incestueux. Mizoguchi a grandi, il est novice au Pavillon d’Or et il contemple le sein offert au lait généreux avec une avidité stupéfaite. Il faut se rappeler ici combien Mishima a été frustré, dès les premiers mois de son existence, des temps merveilleux de la tétée par une grand-mère tyrannique qui mesurait chichement la durée
réglementaire de sa prise de lait au sein maternel.

Le Pavillon d’Or est le lieu où se déroule, dans le roman, la scène symbolique du lait offert à l’amant. Ce dernier mourra à la guerre et Mizoguchi échouera lamentablement par la suite à posséder le corps de cette femme si longtemps désiré. Lorsque la femme entrouvre son kimono pour lui montrer le sein si longtemps convoité, Mishima est pris de vertige, et par un renversement métonymique, le sein convoité se métamorphose en image hallucinatoire du Pavillon d’Or. Cette vision lui procure une extase qui va entrer en résonance négative avec le mépris que lui adresse la femme qui ne comprend pas ce qui arrive à Mizoguchi et qui le renvoie brutalement.

« Stérile comme la Beauté même, impassible comme elle, et tout offert qu’il fût à ma vue, il se retranchait peu à peu dans son secret essentiel (…) le sein que je contemplais prit la forme du Temple d’Or. » (Ibid., p.231)

Sa vengeance se portera sur le temple lui-même, symbole de cette mère archaïque adulée mais inaccessible. Le seul moyen que trouvera le jeune bonze pour assouvir son désir va être l’embrasement réel de l’objet convoité. Le Pavillon d’Or représente la condensation des deux mères de Mishima, la grand-mère possessive omniprésente et la mère toute bonne mais absente. L’image maternelle archaïque est immanquablement associée à la mort. Mishima se nourrit de ses fantasmes sadiques et profanateurs, mais il ne passera à l’acte que sur lui-même dans l’accomplissement désespéré du Seppuku. Le jeune homme qu’il possède tout en le poignardant et en jouissant des flux de sang qui s’écoulent de sa blessure n’est, en fin de compte, que son double.
Ce fantasme est décrit de façon magistrale dans ce récit auto-biographique qu’est Confession d’un masque. Tout se passe comme si, au final, il s’identifiait au désir fou de cette grand-mère qui l’idolâtre au point de préférer qu’il meure plutôt que d’être séparée de lui. Mishima rédige sa dernière œuvre dans les affres du doute, craignant son infertilité créatrice. Il met la dernière main à son œuvre en rédigeant L’ange en décomposition et se suicide, rejoignant par ce geste d’auto-sacrifice celle qui l’avait initié aussi bien à la littérature qu’à la jouissance du souffrir, la grand-mère Natsu, héritière ultime d’une longue lignée de samouraïs.

3. De l’identification à l’incendiaire au sacrifice de soi

Revenons sur la réalité du passage à l’acte du jeune bonze. Le 3 juillet 1950, un bonze novice incendiait le Pavillon d’Or, le temple bouddhiste le plus prestigieux de l’ancienne capitale impériale du Japon, Kyoto. Ce qui est incompréhensible dans cet acte destructeur, c’est que le coup porté au patrimoine artistique japonais ne vient pas de l’extérieur, d’un ennemi supposé, mais de l’intérieur. L’auteur du crime est l’un des membres de la communauté religieuse qui est censée être la gardienne du temple. Hayashi Shoken, tel est son nom, n’avait apparemment aucune complicité externe, il a agi seul, librement et pour son propre compte. Alors pourquoi ?

Le jeune initié avait la ferme intention de mourir au moment même où il mettait un terme à l’existence du plus pur joyau de l’art bouddhique nippon. Pour lui avant tout – c’est ce qui est le plus intrigant dans l’histoire – le Pavillon d’Or représentait le suprême symbole du Beau, tant au niveau esthétique que religieux, car il était profondément imprégné de la doctrine bouddhique. Avant d’allumer le brasier qu’il avait soigneusement préparé en entassant meubles et chaises, il avale une trentaine de somnifères et s’enferme dans le temple. Puis il se juche en haut du bûcher dont les flammes commencent à grandir et se frappe la poitrine d’un coup de poignard. La mise en scène est parfaite, avec la mort pour ultime certitude, au terme de ce grandiose autodafé.

Cependant, le sort en décide autrement. Le Pavillon d’Or est bien entièrement consumé par l’incendie, mais Shoken échappe mystérieusement au sinistre. Les policiers qui interviennent promptement sur les lieux le retrouvent installé sur la colline qui fait face au temple, en train de contempler tranquillement son œuvre. Les flammes éclairent encore la nuit et Shoken est arrêté. Il est dans un état second, sérieusement blessé au côté, mais il est encore en mesure de parler. Ce que déclare Shoken ne fait pourtant qu’accroître le caractère énigmatique de l’acte. S’il a voulu détruire le fameux pavillon, c’est « par haine de la beauté ». La haine étant le renversement en son contraire de l’élan amoureux, peut-on dire que l’agir du jeune bonze correspondrait simplement à une sorte de dépit amoureux ? Certainement, mais il faut pousser plus loin l’analyse pour saisir les mobiles qui ont conduit à un tel retournement et surtout quelle est la nature du mouvement passionnel qui unit un sujet à un objet inerte, fut-il un monument de beauté.

L’expert psychiatre qui a rencontré Shoken a vu en lui un « psychopathe de type schizoïde ». Parler de psychopathie est peut-être excessif dans la mesure où Shoken ne s’en prend pas à autrui. Certes son acte fait montre d’une grande agressivité, mais elle est de nature suicidaire. Il exerce sa destructivité contre sa seule et unique personne, lui-même. Il est décrit comme un garçon renfermé et taciturne qui a tendance à s’isoler et à se replier sur lui-même.
Il s’intéresse peu à ses études et cherche à se réfugier dans la rêverie. Il est amené à la transgression pour se retrouver dans ses fugues solitaires et renouer avec son monde intérieur. Shoken explique par la suite qu’il a agi pour se venger du prieur du temple qu’il haïssait. Peu à peu, il s’était enfermé dans une spirale de provocations à l’égard de la communauté dont il ne se sentait pas vraiment faire partie. Son rapport à l’autorité que représentait le prieur s’était tellement dégradé qu’il ne savait plus du tout comment s’en sortir autrement qu’en posant un acte qui prenait pour lui une valeur définitive : détruire ce que vénéraient ses frères en Bouddha et abîmer son propre déshonneur dans les flammes.

On pourrait dire que l’agir du jeune bonze est, en fait, un acte fanatique par inversion. Au lieu d’agir pour la seule gloire de son groupe d’appartenance, il agit par intérêt personnel. Au lieu de se conformer au dogme et de le porter aux nues, il le bafoue et le foule aux pieds dans un geste sacrilège. Les explications que Shoken donne aux enquêteurs confirment notre lecture. Il affirme dans des propos quelque peu décousus et confus que le bouddhisme est voué à la dégénérescence car il s’endort sur ses vieilles traditions. Il avoue être scandalisé par la quiétude et la sérénité affichées par les dirigeants du culte. En somme, si son acte avait un objectif précis – ce qui reste à prouver, car il donne ces explications dans l’après-coup – ce serait de sacrifier le Beau pour régénérer l’Idéal. Mais stricto sensu, le geste de Shoken se réduit à sa seule négativité. Il est dénué de toute revendication et il ne comporte aucune proposition. En cherchant à se détruire lui-même avec l’objet, le fanatique inversé commet un pur acte de désespoir. Pour lui, pas de Grand Soir ni de lendemains qui chantent, prévaut seul l’anéantissement à la fois de soi et de tout désir. Par son geste éminemment provocateur, Shoken, l’anti-sectateur, réalise une étrange apothéose au cours de laquelle s’évanouit et le sujet désirant et l’objet désiré. Mieux, il s’approprie, dans et par sa destruction même, l’objet idéal vénéré par tout un peuple. En entraînant avec lui pour l’éternité le Pavillon d’Or, il en prive à jamais le reste de l’humanité. Geste qui eut un retentissement immense à travers tout le Japon et qui vint encore accentuer le sentiment de défaite après la chute de l’Empire en 1945. Le choc fut si rude qu’il fut décidé de reconstruire à l’identique, dans le moindre détail, ce symbole inégalé d’un peuple et d’une culture.

Yukio Mishima, jeune écrivain âgé de 25 ans au moment de l’incendie du temple, est si impressionné par l’acte de Shoken et sa portée symbolique qu’il entreprend d’en raconter l’histoire. Cinq années de documentation, d’analyse et d’écriture. Le roman paraît en 1955 et obtient un vif succès. Mishima y excelle aussi bien dans le style que dans la finesse et la qualité de la compréhension interne du personnage. En s’identifiant totalement à l’auteur du crime, il nous retrace par le menu tous les moments de la fomentation. Chacun peut revivre, à travers ses mots, les tourments intérieurs du jeune bonze et le cheminement psychique qui l’a conduit à l’immolation suprême. Evidemment Yukio Mishima prête au personnage sa version des faits et les interprétations qu’il propose relèvent de sa propre vision du monde, même s’il se limite strictement à la vérité des évènements et au portrait psychique du héros tel qu’il a pu le reconstruire à partir des propos que Shoken a tenus et du témoignage des proches.

Shoken est devenu sous la plume de Mishima le personnage immortel de Mizoguchi auquel chacun va pouvoir, le temps d’une lecture, s’identifier. Au-delà des données évènementielles, ce jeune homme a acquis une dimension universelle et il nous parle du tragique dans ce que chacun, à un niveau ou un autre, est à même de saisir et d’entendre. Nous ne sommes pas tous des incendiaires potentiels, mais nous pouvons marcher pas à pas sur les traces de celui qui a commis l’acte et percevoir les raisons internes qui ont motivé son geste. Mizoguchi est construit un peu sur le modèle du Richard III de Shakespeare. Défavorisé par la nature – il est bègue et plutôt laid – il va chercher à se venger d’elle. Mais la comparaison s’arrête là : il ne sera ni sadique, ni meurtrier ; même si la logique paranoïaque eût voulu qu’il assassine le vrai persécuteur, celui qui focalisait sa haine et par qui il se sentait humilié et brimé, le prieur du temple. Cela aurait été trop simple, en réalité l’histoire est plus complexe.

Parallèlement à sa souffrance psychique, Mizoguchi a un ego démesuré, il se sent taillé pour de grandes choses et il vit mal la petite vie étriquée du bonze moyen. Les règles, les punitions l’oppressent, lui qui rêve de beauté et d’idéal. Mizoguchi s’est fait bonze pour être au contact permanent de l’objet de sa fascination, le Pavillon d’Or. Il a déposé dans cet objet mythique toute sa force d’aimer. Compensation idéale à une existence terne et déprimante. Contempler le Pavillon d’Or suffit à remplir son cœur de joie et d’allégresse. Que représente cette image de la beauté idéalisée qui va devenir pour l’anti-héros la cible privilégiée à détruire ?

Mishima en fait, à juste titre pensons-nous, une forme symbolique de la mère. Mais pas n’importe quelle image de la mère, la mère archaïque, la mère des origines. Le Pavillon d’Or figure la bonne mère, la mère nourricière au sein généreux. Ce n’est pas la mère œdipienne qui oriente le choix sexuel futur du garçon, mais la mère qui donne au bébé son plaisir d’exister et son amplitude narcissique. Tout ce que Shoken l’incendiaire n’a pas eu, d’après l’enquête de Mishima. La mère était défaillante dans ses premiers soins à l’enfant et présentait même des traits pervers, se complaisant à laisser le nourrisson dans la détresse. Rester sourde aux cris et aux plaintes répétés constitue une maltraitance avérée de la mère.

Le jeune Mizoguchi pense trouver dans la communauté des bonzes, une enveloppe maternelle contenante et protectrice. Déçu par les rivalités mesquines et les brimades qu’il vit comme des persécutions, il se réfugie dans un imaginaire merveilleux où triomphent deux représentations dominantes et structurantes pour son psychisme défaillant : la mer et le Pavillon d’Or. Mishima insiste beaucoup sur la puissance apaisante de la mer pour Mizoguchi. Il fuit de temps à autre la compagnie des moines pour aller se ressourcer, solitaire, au contact de la mer. Il en revient apaisé et pouvant supporter, dès lors, les affres du quotidien. Si la mer constitue l’ambiance basique de sérénité et de bien-être, le Pavillon d’Or est l’objet de pure beauté dont la contemplation nourrit la vie psychique, à la manière du bon sein. Pour forger cette image idéalisée du Pavillon d’Or à la source de la vénération illimitée de Mizoguchi, Mishima introduit deux scènes capitales qui vont préparer dans une certaine mesure le dénouement ultime de l’histoire, et en fournir quelques pistes de compréhension.

A la fin de l’enfance, Mizoguchi est témoin d’une scène étrangement inquiétante qui va le marquer profondément. Il est dissimulé dans un buisson et il voit de sa cachette, en haut des marches du Pavillon d’Or, une jeune femme en compagnie de son amant. Elle a ouvert son kimono et laisse apparaître un sein blanc immaculé. Fasciné, l’enfant ne voit bientôt plus que cette sublime part du corps féminin. Mais que fait-elle ? Elle a entouré le sein épanoui de ses deux mains et le presse pour en faire jaillir un lait généreux qu’elle déverse dans la tasse de thé de son amant. Ce dernier partira bientôt pour la guerre et ne reviendra jamais plus. Mais la scène de la sublime lactation va hanter l’imaginaire de Mizoguchi devenu adolescent et venu servir comme bonze auprès du Pavillon d’Or.

Il est intéressant de noter au passage la troublante correspondance avec une autre scène, celle-là issue d’un imaginaire médiéval complètement étranger à la culture de Mishima. Bernard de Clervaux, le célèbre fondateur de l’ordre cistercien, le futur Saint-Bernard rapporte dans ses écrits la vision fantasmatique d’un épisode qui le plongea dans un profond état extatique, vision connue sous le nom du miracle de la lactation. Dans une petite chapelle, en prière au pied-d’une statue de la Vierge, il vit Marie ouvrir sa tunique, sortir l’un de ses seins et le presser généreusement afin d’asperger du lait divin le visage du mystique au comble de la jouissance. Seul Jésus enfant avait connu ce sublime privilège.

Le fait qu’une scène similaire soit créée par un écrivain japonais à mille lieues de la pensée chrétienne atteste de la valeur universelle des représentations originaires inconscientes. Fort de cette vision régénératrice de la lactation, le jeune Mizoguchi la déplace sur la totalité du lieu sacré où elle s’est produite et en fait l’image absolue de la Beauté idéalisée. Après la mort de son amant soldat, la jeune et belle mère perd son bébé et sombre dans la prostitution pour survivre. Lors d’une soirée de débauche en ville, le novice Mizoguchi rencontre celle qui avait alimenté ses fantasmes d’enfant et tente d’avoir une relation sexuelle avec elle. Malheureusement, lorsque la femme dévoile sa superbe poitrine, l’adolescent est saisi d’un malaise. Le Sein de la lactation de l’image fantasmatique vient s’interposer entre lui et le corps féminin désiré. Il reste impuissant et se fait mépriser par la femme qui s’en veut d’avoir perdu son temps avec lui. Plongé dans l’amertume et le désespoir, Mizoguchi commence à songer à en finir avec cette vie de désolation. Son image récurrente et sublime de la femme, de la mère, de l’amante est définitivement détruite. Qu’en serait-il s’il arrivait la même chose au Pavillon d’Or ?

Peu à peu, s’éclairent dans l’œuvre de Yukio Mishima les mobiles inconscients qui conduisent à l’acte fanatique par inversion négatrice. La beauté est éphémère, elle a une durée forcément limitée, elle doit forcément disparaître. Comme il ne pourrait survivre à la disparition du Pavillon d’Or, Mizoguchi pense qu’il vaut mieux qu’il devienne l’auteur de cette disparition. Il substitue à l’insoutenable spectacle de la fin dernière de l’objet aimé, spectacle passivement subi, l’idée d’une ultime communion avec l’objet au sein d’une disparition partagée. Un holocauste actif de dissolution totale. Le fanatique du néant préfère conserver uniquement pour lui, jalousement, l’objet de son amour passionnel. Holocauste total de soi et de l’objet idéal fusionné pour en priver à jamais les autres et le monde.

Apprenant son geste impensable, la mère de Shoken a cherché vainement à le revoir. Il s’est refusé fermement à cette rencontre. De désespoir, pour effacer le déshonneur généré par ce fils maudit, elle a fini par se suicider. Nous ne savons pas si Shoken a survécu à cette double disparition, celle de la mère idéalisée et celle de la mère réelle. Un suicide raté peut être l’occasion d’un nouveau départ dans la vie, mais qu’en est-il à ce moment-là de la fibre fanatique mue par le seul désir de destruction ? Shoken est un kamikaze qui retourne contre l’objet la violence déployée. Pour lui pas d’autosacrifice au profit d’une Cause, ni de bénéfice personnel escompté dans l’autre monde pour prix de l’acte destructeur. Détruire pour soi et pour un soi qui n’a d’autre avenir que le néant. Comment survivre à une telle démarche ?

Quant à Mishima lui-même, il survécut quinze ans à son identification à Shoken, le héros de la négativité. Le Pavillon d’Or eut un succès mondial dû à la qualité littéraire de l’œuvre et peut-être surtout à la prodigieuse performance d’empathie de l’auteur vis-à-vis du jeune incendiaire. Voulant renouer avec les valeurs authentiques du Samouraï, Mishima a créé un mouvement politique traditionaliste et s’est laissé emporter par une véritable dérive sectaire qui l’a conduit à un suicide revêtant le masque de la fin honorable de la figure héroïque du Samouraï. Avec trois autres comparses partageant la même vision quasi délirante d’un Japon purifié, il s’est livré au Seppuku, l’éventration suicidaire rituelle. Contrairement à son personnage de Mizoguchi, il n’a rien détruit dans son acte. Il a tenté d’entraîner un sursaut nationaliste qui n’a été qu’un lamentable échec. Le génie littéraire de l’auteur s’est retourné en un fanatisme dérisoire qui n’a fait de victime que lui-même et les quelques amis qu’il a entraînés dans ses folles visions imaginaires d’une tradition héroïque.

Bibliographie

Mishima Yukio (1956), Le pavillon d’or, Paris, Gallimard,1980.

Nathan John (1974), La vie de Mishima, Paris, Gallimard, 1980.

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