Naissance de la pensée et de l’humour
Dossier

Naissance de la pensée et de l’humour

J’ai choisi de parler de l’humour car c’était une des qualités de mon père, manier le calembour comme le jeu de mot, en famille, avec les groupes, dans les moments pénibles de la vie, et partager avec les autres un bon éclat de rire. Pour évoquer les enveloppes sonores modernes, commençons avec une histoire d’analystes. C’est un dessin de Sempé, le répondeur est en marche :

Cabinet du Docteur Grunstein,
Si vous êtes en analyse, tapez 2. Si vous désirez entreprendre une analyse, tapez 2 puis étoile.
Si vous avez déjà entrepris une analyse ailleurs, tapez 2 puis dièse. Si vous avez interrompu cette analyse pour raison d’hospitalisation, tapez 3 puis dièse ; pour raison de voyage, tapez 3 puis dièse puis 4. Sans raison particulière, tapez 4 puis étoile ;
Si vous voulez entreprendre une nouvelle analyse, tapez 5 puis étoile puis 6, sinon, merci de raccrocher.”

 

Dans la culture Navajo, l’enfant est un cadeau apporté par la nature que l’on doit respecter. L’évènement qui donne à l’enfant son nom et sa place dans la société est la cérémonie du premier rire. Cela assure à l’enfant d’être constamment sous l’attention d’un adulte, protégé dans son berceau et jamais laissé seul jusqu’à ce qu’il rit pour la première fois. C’est ce jour qui marque la naissance de l’enfant comme être social et une cérémonie spéciale marque ce premier rire. Stimulés par l’environnement, les bébés rient de plaisir et d’excitation parfois dès l’âge de 4 mois, le plus souvent entre 6 et 8 mois, quand les petits commencent à imiter ce qui fait rire les autres. Vers la fin de la première année, les enfants commencent à rire de leur propre chef, avec leurs actions et décisions, et à partir de 18 mois, un réel sens de l’humour (non-verbal) va se manifester dans les situations incongrues et surprenantes.

Quand le sens de l’humour apparaît, il me semble qu’un appareil à penser est en place ; ce qui suppose un appareil psychique en bonne voie d’organisation, une conscience de soi-même et des autres comme pensant aussi ; on attribue aux autres la même capacité de jouer avec les mots, les gestes, l’imagination, capacité que l’on utilise parce qu’elle est source de plaisir ou au moins de diminution de la souffrance. Inventer des situations drôles, prendre une liberté avec les conventions du langage, s’amuser de soi-même et surtout des autres, c’est une formidable source de créativité ; cela ne veut pas dire que l’on rit aux plaisanteries des autres ou qu’on les comprend. Apprécier l’humour des autres, surtout celui des parents, c’est difficile.

L’humour et le rire qu’il engendre peuvent être très “privés” et solitaires ou au contraire faits pour échanger des rires avec les autres, mais sont toujours associés à la capacité de jouer. On peut décliner les phases de l’humour autour des types d’angoisse que l’enfant affronte, depuis la différenciation entre soi et l’autre, la peur de l’étranger, la séparation jusqu’aux enjeux autour du corps et des zones érogènes. Les bébés adorent les jeux en miroir, imiter des grimaces ou des expressions faciales exagérées ; vers un an, mettre des vêtements au mauvais endroit du corps, la chaussette sur le nez ou le pyjama sur la tête, plus tard jouer avec les premiers mots, appelez maman “papa” ou le chien “minou” est source d’éclats de rire. Tout ce qui surprend par rapport au familier est source d’humour. C’est vers 3-4 ans que les blagues deviennent verbales, du “caca boudin” au “Anzieu-les gros z’yeux” ! Mais c’est seulement dans la période de latence que l’humour des enfants ressemble à celui des adultes, on peut alors observer un vrai sens de l’ironie et du sarcasme.

Dans les thérapies analytiques avec des petits perturbés dans leurs premières relations, le développement tardif du langage, de l’affirmation “moi, je” est souvent associé avec l’apparition d’un sens de l’humour. L’humour du thérapeute donne une qualité “comme si” à la situation et aux interprétations, et facilite la fonction transitionnelle du cadre. Quand je dis sur un ton ludique, à un petit de 4 ans qui ne veut pas quitter sa mère dans la salle d’attente “Ah, je vois qu’aujourd’hui, nous allons avoir peur de la sorcière qui dévore les enfants !” et que sa mère se met à rire, je fais à la fois une interprétation du transfert négatif et de la peur de l’étranger et je cherche à faciliter chez la mère la possibilité de laisser partir son enfant pour 45 minutes, tout en instaurant une atmosphère de jeu. Je ne parle pas ici du rire de décharge des tensions et des affects mal organisés, ni des grandes rigolades de la défense maniaque ; je fais plutôt référence à l’association de plaisir et de contrôle qu’il y a dans le sens de l’humour, au lien qui existe alors entre des processus psychiques secondaires et une pensée en train de s’organiser avec le langage.

Le jeu de la bobine chez les petits de 18 mois peut rester une pure répétition nécessaire de maîtrise de l’objet disparu en voie de symbolisation, mais ce jeu peut aussi devenir jubilatoire. Dès que des déplacements sont possibles pour un appareil psychique qui a la souplesse nécessaire pour des jeux associatifs, l’humour apparaît. Une petite fille de 3 ans au langage très pauvre qui ne pouvait que répéter des jeux de cache-cache ritualisés, a commencé à rire en mettant en scène des poupées incapables de retrouver des objets perdus derrière des coussins. J’ai verbalisé les affects d’impuissance et de détresse des pauvres poupées et elle a inventé des noms comiques pour chacune d’elle, “Zaza-bébète, Cracra-nounouille” et dans un mouvement transférentiel, “Anzieu pas d’zyeux” !

Le Moi-Peau décrit une expérience de la surface du corps dans le corps à corps des débuts, expérience qui devrait permettre, si l’objet est suffisamment contenant et actif, d’organiser les événements sensoriels, de construire une forme qui contienne l’espace mental sur lequel apparaîtront les représentations puis les pensées. Avec les tout petits, la place du corps et de son expression directe est partie intégrante des thérapies et le travail de figuration des limites est un enjeu durant les séances, par exemple les contacts physiques recherchés ou évités par l’enfant ou le besoin de tracer des traits sur une feuille ou de créer un squiggle pour gérer les interfaces avec l’analyste.

Comme l’a montré Winnicott, le jeu par lui-même est une thérapie, dans la rencontre avec l’objet qui s’offre alors ; et l’interprétation de l’analyste aura ensuite pour but de traduire en signifiants linguistiques l’expérience de l’enfant. C’est d’autant plus important avec les tout petits pour qui sensations, perceptions, affects et fantasmes sont intriqués sans pouvoir être différenciés. La notion de signifiant formel qu’a proposée Didier Anzieu correspond à la capacité de représentation qui se met en place à partir des expériences corporelles de l’enfant et du pouvoir de l’environnement à réduire les angoisses et confusions qui y sont associées. Des représentations de choses se forment tout d’abord avec la représentation de contenants psychiques. Je cite (Les Enveloppes Psychiques) : “Ces signifiants s’originent de la petite enfance et peuvent être antérieurs à l’acquisition du langage ; leur “poids d’imprégnation” est considérable sur le fonctionnement psychique. Ils permettent la mise en mémoire d’impressions, de sensations, d’épreuves trop précoces ou trop intenses pour être mises en mots. Pour reprendre la distinction sémiotique du sens et de la signification, ce sont eux qui donnent sens à la communication non verbale. Ils s’imposent à la psyché comme ineffables, ils peuvent prendre après coup valeur de signe par fixation à un signifié donné et acquérir ainsi des significations”. Ces supports de la représentation sont partie normale du développement quand le “contenant maternel”, pour reprendre la pensée de Bion, a été suffisamment actif et organisateur, et a permis d’opérer des transformations des éléments psychiques associés à des expériences d’angoisse, de violence ou au contraire de vide. Cette “peau mentale” comme la nomme Bion (1967, Réflexion faite) rend possible l’introjection dans un espace psychique des éléments pensables. Mais les angoisses archaïques, trop intenses et non transformées, sont des freins à l’acquisition des premiers systèmes sémiotiques, aux représentants de mots, perturbant l’accès au langage et au processus de symbolisation.

L’activité de penser est un processus qui associe la constitution d’un “appareil pour penser les pensées” (Bion) et la transformation d’expériences émotionnelles primitives en pensées. La fonction de métabolisation de la mère et de sa capacité de rêverie est ce qui permet d’intégrer une émotion hors du désordre chaotique, dans une cohérence qui va soutenir l’activité de penser. C’est aussi la fonction de holding dont Winnicott fait dépendre l’intégration du Moi : “L’intégration est étroitement liée à la fonction de maintien (holding) exercée par l’environnement. Une intégration réussie est l’unité. Tout d’abord vient le “Je” ce qui inclut que “tout ce qui est autre n’est pas moi”. Puis vient le “Je suis, j’existe, j’accumule des expériences vécues, je m’enrichis, j’ai une interaction d’introspection et de projection avec le non-moi, le vrai monde de la réalité partagée”. (La théorie de la relation parent-nourrisson, 1960)

Les peurs infantiles modifiées grâce aux qualités de stabilité et souplesse du contenant maternel, les étapes de constitution de soi et de différenciation, et les enjeux de la sexualité infantile, sont non seulement associés à la constitution de la pensée, mais aussi, dans la foulée, à l’humour des enfants. Ce qui va amuser les petits qui inventent des situations drôles puis des jeux de mots, ce sont des comportements cruels, des jeux sadiques, des blagues sur la peur de l’étranger ou de la différence des sexes, des jeux avec l’aspect métaphorique ou le caractère arbitraire du langage : les clowns manifestent parfaitement cet univers de méchanceté et de grâce associées.

Le petit texte de Freud de 1927 qui s’intitule L’humour montre l’aspect de triomphe narcissique et d’invulnérabilité du Moi qui préside au comique. Il présente l’humour comme une défense du Moi face aux blessures infligées par la réalité. Alors que le rêve aurait pour but d’éviter le déplaisir, le mot d’esprit est pour Freud un accomplissement de désir dans le but d’éprouver du plaisir, dans un retour à l’inconscient infantile. Freud considère 3 stades dans le développement du sens de l’humour :

– Vers l’âge de 2-3 ans, le jeu. C’est le plaisir de jouer avec les sonorités de la langue, de faire des actions incongrues avec des objets et de rendre drôle ce qui est familier en le jouant de façon absurde. Ce à quoi les adultes ne rient pas forcément. “Au revoir Madame Caca” me disait un petit de 4 ans qui venait d’acquérir le langage au sortir d’une dépression, ce qui était à la fois une preuve d’amour, une façon de pouvoir me quitter sans être triste et la source d’un grand rire qui choquait beaucoup sa mère.

– Plus tard de 4 à 6 ans, ce sont les railleries et plaisanteries qui demandent d’être faites en présence d’une audience. Le sadisme et la sexualité infantile y sont la règle : les blagues à l’école maternelle portent surtout sur les clowneries, le “pipi-caca”, et les démonstrations phalliques. Les histoires de Toto en sont un bon exemple.

Dès l’école primaire, les jeux avec les mots et les expressions verbales donnent du contrôle sur le pouvoir des adultes.

– “La Maîtresse : Comment a-t-on signé l’armistice du 11 novembre 1918 ?

– Les élèves : avec un stylo !”

– C’est un petit nuage et sa maman. Le petit nuage dit : Maman, maman, j’ai envie de faire pluie pluie.

– Qu’est-ce-qu’un légume sous l’eau ? Un chou marin.

Enfin à partir de l’âge de 7 ans, le stade de la blague, du mot d’esprit, de la farce, qui permettent l’expression de ce qui est d’ordinaire réprimé ou refoulé, débute par des expressions assez crues d’agressivité ou de sexualité.

Le sadisme :

Quelle différence y a-t-il entre un sapin et toi ? le sapin est un conifère et toi t’es con et on peut rien y faire.

La sexualité :

Les blagues assez crues de Melon-Melèche : Melon et Melèche achètent une vieille maison. Melon la répare, et Melèche l’habite.

Et toutes les catégories de blagues qui occupent les cours de recréation :

Les différences : Quelle est la différence entre un ascenseur et une cigarette ? Il n’y en a pas, tous les deux font des cendres !

le Fou : il n’arrive pas à lire ce qu’il y a écrit en haut du poteau, alors il grimpe après, c’est dur, il s’accroche et quand il est en haut, il lit : Peinture fraîche.

Monsieur et Madame :

Monsieur et Madame Nana ont un fils comment l’appellent-il ? Juda.

Dès la période de latence, l’art de raconter des histoires drôles se cultive, les blagues des Carambars en témoignent.

“De quel côté le chien a-t-il le plus de poils ? À l’extérieur.” Une belle blague pour illustrer le Moi-peau !

Mais l’humour adulte avec le jeu de deuxième sens des blagues verbales n’est pas accessible aux enfants. Ceux de 8-10 ans qui rient réagissent en fait directement au fantasme qui est révélé par la blague et non au jeu de plusieurs sens. C’est le sens latent qui les touche. L’ambiguïté du langage est utilisée par les enfants pour manifester leur hostilité à son aspect formel, arbitraire, rationnel. Prendre les mots au pied de la lettre est un “jeu d’enfant” ! La poésie aussi permet de jouer avec les multiples sens des mots et leurs associations et de communiquer des émotions fortes ou subtiles, mais ce sont des blagues qui ont un effet de décharge et de libération des affects qui fait d’ailleurs qu’on les oublie facilement.

Freud réserve le mot Humour pour les comportements qui permettent de surmonter des situations qui d’ordinaire suscitent de la peur, de la tristesse ou de la colère ; et il voit dans l’utilisation de l’humour une capacité à surmonter ce qui est menaçant, que ce soient des peurs infantiles ou un savoir récent mais pas très bien assuré. Le sens de l’humour manifeste que l’enfant est capable de repérer ce qui est incongru et de le trouver drôle, car le risque est grand de déclencher de l’angoisse si la situation n’est pas assez claire. De même qu’un nourrisson de 4 mois chatouillé par sa mère rit, mais pleure si c’est un étranger qui le fait, un bébé de 8 mois rira s’il peut anticiper ce qui va se passer et se mettra à pleurer s’il est réellement surpris et pris de court. Car ce qui fait rire, c’est d’être à la limite d’avoir peur, de savoir que le jeu des parents est pour de faux et pour le plaisir même s’il ressemble à une attaque (Chéri, fais-moi peur).

Les tout petits font des grimaces, des bruits incongrus, jouent à tomber par terre, font des farces ; les jeux d’imitation et de différence sont essentiels à ce stade. Les miroirs déformants sont sources inépuisables de rigolade, quand enfin l’image du corps et le sentiment de soi sont bien constitués. Dès que le langage est acquis, c’est une source inépuisable de plaisanteries si l’enfant va bien. Mais ce sont les jeux symboliques et la capacité de faire semblant qui signalent l’entrée dans le registre du double sens et de l’humour sur soi-même, même si se moquer des autres est la première façon de rire. Je parle d’humour car l’enfant s’amuse de quelque chose qu’il crée sans forcément le comprendre, mais qui lui offre une possibilité de maîtrise. L’humour est un jeu avec les limites, limites de ce qui est socialement acceptable dans l’humour mature, mais limites du corps, limite entre la réalité et le fantasme, limites de soi et de la différence avec les autres, limites avec l’angoisse comme avec la décharge pulsionnelle. Le rire est d’ailleurs beaucoup plus fréquent si l’humour a lieu dans un groupe.

Les bébés rient dans de nombreuses situations, mais ils sont très intéressés à déclencher le rire de leur entourage, et peuvent répéter à l’infini un comportement qui a fait rire les parents ou les frères et sœurs. Certains bébés sont de vrais clowns familiaux. Entre 8 et 11 mois, la plupart des bébés cherchent à déclencher le rire de leur entourage. Il existe deux principales causes du rire, ce qui est absurde et transgresse les lois de la familiarité et ce qui donne à l’enfant un sentiment de supériorité ou de contrôle sur l’adulte en le surprenant.

Faire des grimaces ou marcher de travers, inventer des sons étranges, éclabousser, sont des jeux fondés sur la surprise et la répétition. Mais faire sentir ses pieds sales à maman, imiter la grande mère qui éternue, retirer brutalement le jouet que l’on tend à papa, mettre son assiette sur sa tête pendant le repas ou cracher la soupe sont des façons de prendre position par rapport aux adultes et de les provoquer.

Si comme Freud l’affirme, l’humour est le triomphe du Moi qui se prétend invulnérable tout en révélant ce qui fait souffrir, l’apparition de cette formidable capacité à rester vivant requiert que le Moi soit en place avec une conscience de ce qu’il éprouve. Une petite fille de 16 mois qui entre dans une pièce où est sa mère avec un morceau de pain sur le pied et annonce fièrement “Chaussure” en éclatant de rire, fait preuve d’une jolie capacité de jouer avec la réalité et les premiers mots qu’elle connaît. C’est aussi une identification avec une mère qui a de l’humour et joue avec les mots. Mais la veille, elle avait été blessée de ne pas savoir faire le lacet de ses chaussures !

La capacité de maintenir une ambiguïté, de l’incertitude, de se regarder soi-même gérer ses propres contradictions, ce qui est pénible, douloureux et d’en rire, est une propriété des adultes. (Vous vous souvenez peut-être de Pierre Desproges atteint d’un cancer et disant dans ses derniers spectacles : “Plus cancéreux que moi, tu meurs !”).

Dans les cures analytiques, on observe l’apparition du sens de l’humour chez les patients ; de même dans les cures d’enfants, l’apparition de cette joie à se surprendre soi-même à non seulement être drôle, mais à être malicieux devant l’adversité, est le signe d’une bonne qualité du Moi-peau ! Et l’analyste doit rester vigilant et très empathique pour partager cet amusement sans être trop séduit.

Quand je le rencontre pour la première fois, Pierre est un petit garçon triste et maigre de 2 ans et demi, il marche difficilement, est maladroit, ne parle pas. Il a vécu des journées vides avec une baby-sitter très angoissée par des problèmes personnels tandis que ses parents se consacraient à leur carrière, et c’est la perspective de l’entrée en maternelle qui détermine la demande de consultation. Il est anorexique, en retard dans son développement, ne joue pas. Mais si ses expressions sont tristes, son regard est attentif et je vais avoir très vite une relation facile avec lui.

Je le reçois en présence de sa mère durant les 6 premiers mois et ensuite seul pendant plusieurs années. C’est une thérapie qui m’a fait beaucoup de soucis et qui a finalement bien marché. Il est maintenant un gaillard qui joue au foot avec passion ; après avoir été maintenu 1 an de plus en maternelle avant l’entrée au CP, il est à l’école primaire, bon élève, et écrit des poèmes. C’est l’apparition de son sens de l’humour qui a été remarquable. Les premières relations avec lui ont été autour de jeux d’échanges de ballons où j’ai évoqué son vécu de perte de ses parents pendant leurs longues absences. Pierre a développé un profond intérêt pour le langage, lui qui n’avait pas joué avec sa bouche depuis un sevrage brutal à l’âge de 2 mois quand sa mère a été envahie d’angoisse de mort ; il n’a pas non plus fait l’expérience du plaisir à fabriquer des sons qu’ont la plupart des nourrissons, il a été un bébé inerte et passif, déprimé et mal contenu par son environnement indisponible. Mais plutôt que des terreurs, il rapportait dans les séances un intense besoin de sentir en relation, tant dans le besoin de contact physique quand il demandait que je lui lise un livre ou dans l’accrochage œil à œil dans les jeux. Le langage est apparu quand, après une semaine de séparation. Il a retrouvé un bout de papier qu’il avait laissé en partant dans une boîte vide, et il a été surpris et soulagé dans son besoin de continuité. C’est ce jour-là qu’il a découvert que les wagons du train en bois tenaient attachés ensemble par des aimants. Il a répété plusieurs fois le jeu de les défaire et les raccrocher ensemble. J’ai expliqué : “oui, tu vois, ils sont bien attachés, ils restent ensemble, comme toi et ta maman, comme nous ici, même après les vacances.” Il a répété “Attache” et c’est le mot qui a ensuite présidé à chaque début de séance pendant plusieurs semaines. Tout ce qui pouvait correspondre au sentiment d’être contenu, enveloppé, tenu, a donné lieu à de multiples jeux.

Les premiers rires ont commencé quand il a joué à me nourrir avec une dînette et à retiré la cuillère qu’il me tendait, juste au moment où j’ouvrais la bouche pour faire semblant de manger ; j’ai joué alors la rage et l’impuissance. Ce jeu de contrôle sadique l’a rempli de joie et a bien sûr correspondu à la reprise de l’alimentation chez lui. La période de cruauté a été suivie de jeux de cache-cache et de grandes difficultés à terminer les séances ; les enjeux de séparation ont fini par trouver une solution : il a construit des chats en papier et en tissu pendant les séances et a décidé que son métier futur (car le temps s’est mis à exister pour lui) serait “fabricant de doudou”. Il a demandé à ses parents d’apprendre à coudre.

Pendant cette période de réalisations très concrètes, c’est remplir des enveloppes vides qui l’a intéressé : avec des feuilles de papier chiffonnées, nous avons joué à deviner de qui ces formes confuses pourraient être le corps abîmé ; une fille toute cassée, un bébé tombé par terre, un animal blessé, comme des squiggles en volume. Et nous avons rempli de pâte à modeler ces contenants vides et vulnérables, de façon à créer des individus de plus en plus colorés que nous attachions ensemble avec maintes ficelles, et qui ont fini par avoir des noms. Ce jeu de constitution d’enveloppes de plus en plus solides a été associé avec une affirmation de lui-même. Il a commencé les séances en disant “Moi je veux” ou bien “Est-ce qu’une personne comme moi ça peut fabriquer une sculpture ?”. Il dessinait alors des animaux dont la surface était toujours recouverte d’une double ligne, comme une enveloppe parfaitement ajustée, une double peau ; j’ai interprété le besoin d’avoir une protection solide et il a répondu : “tu sais, c’est contre les trous qui vident tout, tu comprends ?” J’ai compris qu’il s’agissait là d’un significant formel et qu’il communiquait une expérience de terreur ancienne, lui qui avait peur de fondre dans l’eau quand il allait à la piscine.

C’est alors que Pierre a trouvé un grand plaisir à jouer avec les mots, en prenant au pied de la lettre certaines expressions surtout si elles évoquaient le corps : il mettait les mains autour de son cou et éclatait de rire en me disant “Je tiens le coup !” au moment de partir. C’était une expression apprise de son père qui voulait de lui qu’il devienne un garçon courageux. Jusqu’au jour où il a entendu l’expression “tomber amoureux” et s’est mis à jouer devant moi des chutes que j’ai mis du temps à comprendre comme des déclarations d’amour.

Je suis alors devenue “Madame Caca” et son humour a été pris dans l’analité et autres blagues sur ses dégoûts alimentaires ; j’ai été pendant longtemps un “vieux poisson pourri” ! La sexualité infantile a repris ses droits quand la sécurité d’un Moi-peau solide a été constituée.

Quand il est entré en CP, les attentes des adultes étaient pesantes, et la possibilité de faire des blagues ou d’en raconter a permis de manifester son ambivalence par rapport aux images parentales. Son sentiment d’être inadéquat et d’être rejeté, comme de perdre le contrôle ou d’être en échec ont donné lieu à des répliques qui lui apportaient un grand soulagement : dans la phrase, “le voleur a volé les pommes”, où est le sujet ? “En prison”. Il rapporte des blagues de l’école, très fier. Certaines sont directement transférentielles : “dans l’océan, une petite vague est amoureuse du vent. Celui-ci lui demande : “tu veux que je te fasse une bourrasque ou un ouragan ?
Oh non, je veux juste une petite bise”.
D’autres sont associées à sa jalousie pour le petit frère né récemment : “deux mères de famille qui discutent :- “Alors, et votre bébé, comment va-t-il ?” – “Hé bien, il marche depuis deux mois.” – “Ho ! hé bien, il doit être loin à l’heure qu’il est.”
Son humour était à la fois une affirmation de son narcissisme et de son contrôle sur moi comme sur les mots, il a été associé aux différentes étapes où nous avons abordé ses peurs et ses conflits, comme un moyen de faire face à l’impuissance et de jubiler quand une peur était surmontée. Dans un jeu de miroir, je dois reconnaître que je me suis beaucoup amusée avec lui et qu’il le savait.
L’humour de Pierre était à la fois une défense et une capacité de penser. Il s’est mis à composer des poèmes sur l’ordinateur, et à écrire sur sa dépression et ses souvenirs de quand il n’avait pas envie de vivre. Il a écrit enfin les questions qu’il se posait : Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui n’est plus aujourd’hui ? Pourquoi est-ce que dans l’espace, on est complètement détaché ? Pourquoi est-ce qu’on parle plusieurs langues ? Sa pensée s’est développée autour des thèmes du temps, de la différence, des séparations.
Je termine avec quelqu’un dont l’humour avait beaucoup séduit mon père et pour vous remercier d’avoir été si attentifs alors qu’il est tard et de m’avoir écoutée parler pour ne rien dire, je vais lire un extrait d’un sketch de Raymond Devos Parler pour ne rien dire :

“Mesdames et messieurs, je vous signale tout de suite que je vais parler pour ne rien dire.
Oh, je sais ! Vous pensez : s’il n’a rien à dire… il ferait mieux de se taire ! Evidemment ! Mais c’est trop facile !
Vous voudriez que je fasse comme tous ceux qui n’ont rien à dire et qui le gardent pour eux ? Eh bien non ! Mesdames et messieurs, moi, lorsque je n’ai rien à dire, je veux qu’on le sache ! Je veux en faire profiter les autres !
Et si, vous-mêmes, Mesdames et messieurs, vous n’avez rien à dire, eh bien, on en discute ! Je ne suis pas ennemi du colloque.
Mais, me direz-vous, si on parle pour ne rien dire, de quoi allons-nous parler ? Eh bien, de rien ! De rien !
Car rien, ce n’est pas rien ! La preuve, c’est qu’on peut le soustraire. Exemple : rien moins rien= moins que rien ! Si l’on peut trouver moins que rien, c’est que rien vaut déjà quelque chose !
On peut acheter quelque chose avec rien !
En le multipliant !
Une fois rien… c’est rien !
Deux fois rien… ce n’est pas beaucoup !
Mais trois fois rien ! Pour trois fois rien, on peut dejà acheter quelque chose… et pour pas cher !
Maintenant, si vous multipliez trois fois rien par trois fois rien :
Rien multiplié par rien= rien
Trois multiplié par trois= neuf,
Cela fait : rien de neuf !
Oui… Ce n’est pas la peine d’en parler !”

 

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Didier Anzieu et le Moi-Peau