André Green. Les grands concepts psychanalytiques.

André Green. Les grands concepts psychanalytiques.

Dominique CupaGérard Pirlot

Editions Puf, 2012

Bloc-notes

André Green. Les grands concepts psychanalytiques.

’ouvrage que D. Cupa et G. Pirlot, tous deux universitaires, psychana-lystes et grands connaisseurs de l’œuvre d’André Green, consacrent à ce dernier était très attendu. Aussi, après s’être montré plus que bienvenu, il s’est imposé comme un outil indispensable. Commencé du vivant d’André Green et en collaboration avec ce dernier, il offre une vision exhaus-tive et claire du considérable travail que cet immense théoricien et clinicien de la psychanalyse effectua, de ses jeunes années jusqu’à sa récente disparition, en ne se résignant jamais à passer une seule journée sans écrire. Les psychologues, psychiatres, psycha-nalystes impétrants ou chevronnés ainsi que tous les universitaires enseignant les sciences humaines, trouveront un formidable outil dans cet Abrégé greenien de psychanalyse qui, davantage qu’une simple recension linéaire, leur permettra de se repérer aisé-ment au sein d’une œuvre si vaste et si spectaculaire. Une œuvre parfois complexe, mais toujours stimulante car tissée de para-digmes évolutifs (C. Botella). Une œuvre offrant sans cesse de nouveaux prismes à l’appré-hension et à la compréhension de la clinique des cas-limites. 

Les auteurs consacrent une première partie aux conceptua-lisations établies par Green jusqu’en 1996. Toutefois, leurs constantes références faites aux ouvrages récents, par un procédé fort bien construit d’allers et retours, montrent, à l’instar du parcours freudien, que cette œuvre doit être appréhendée comme une construction spatiale faite de strates successives, telle une composition temporelle complexe traversée de sédimen-tations conceptuelles, de compléments et de renoncements partiels. Parmi les avancées théorico-cliniques dépliées dans cette partie, nous retiendrons : 

– L’affect, qui est développé en contrepoint des théories struc-turalistes des années 60-70 et à partir de la clinique des états- limites laissée vacante par Freud. L’affect est une affectation énergétique régie par le principe de plaisir/déplaisir, doublée d’une expérience corporelle ouvrant à une expérience psychique : « Le corps est ici agi et non agent… l’affect est regard sur le corps ému » (p. 221). Il est « la chair du signifiant et le signifiant de la chair » (p. 332). Green définit le représentant-délégation comme un mixte entre affect et repré-sentation et, à partir de là, postule l’existence d’affects inconscients (affects du ça) qui deviennent de véritables représentations pulsion-nelles par l’acte et le corps propre, connexes au discours. Il s’agit du discours vivant. L’intrication des racines somatiques de la pulsion aux représentations de chose et de mot sera reprise et modifiée en 1988 et 1995 dans Propédeutique.  Elle est très finement détaillée par les auteurs dans leur chapitre La pulsion entre langage et représentation de chose.

– La psychose blanche (concept co-fondé avec J.-L. Donnet à partir de l’enfant de ça) est définie cliniquement par un sentiment de vide et de détresse, des hallu-cinations négatives et une dépression froide. Cette clinique ouvre vers une pensée métapsy-chologique des troubles des limites dont le phénomène de décussation est une pierre angulaire. Il traduit un inversement – en croix – des mouvements pulsionnels centrifuges et centri-pètes et de l’attente de la réponse de l’objet interne ou externe. 

– Le narcissisme, n’est pas uniquement un état, selon Green, mais aussi une structure dans laquelle est niée l’altérité. Il est « l’effacement de la trace de l’autre dans le Désir de l’Un. » (p. 127), mais peut se transformer en force du Moi grâce à trois mécanismes : l’autoérotisme, le double retournement de la pulsion et l’unification des aspects partiels de l’objet. 

– Le complexe de la mère morte, révélé par une dépression de transfert, met en lumière une dépression précoce de l’analysant consécutive au brusque désinves-tissement maternel. L’impossible investissement des objets d’amour est sous-tendu par une haine froide à l’encontre de la mère et par un fantasme de scène primitive singulier dans lequel la mère ne peut être négativée par le mécanisme normal de l’halluci-nation négative, soit par l’effacement de la perception dégageant une surface de projection de la repré-sentation. Dans le complexe de la mère morte, la mère ne peut ainsi pas se constituer en structure encadrante. Les auteurs soulignent avec grande finesse la place centrale de ce complexe dans le développement du négatif pour Green. Ce dernier est « indis-pensable à tout processus de subjectivation » (p. 55), mais revêt une forme pathologique chez le futur état-limite lorsque « le manque et le deuil deviennent objets d’identification et d’inves-tissement au détriment de l’objet manquant lui-même » (p 103). 

Les auteurs insistent également sur la place accordée par Green au négatif après 1996, alors qu’il introduit l’idée d’une intério-risation du négatif et qu’il lie la positivité du négatif à la fonction objectalisante de la pulsion. A contrario, il définit la pulsion de mort par sa fonction désob-jectalisante, dont les effets sont visibles dans le champ du somatique, du psychique et du comportement. Ils soulignent également comment le méca-nisme du négatif permet à Green de critiquer l’effet d’identification projective (M. Klein) pour expliquer les phénomènes d’éva-cuation de la psyché chez les patients limites et introduit la notion de syndrome de désengagement subjectal du Moi. 

La théorie du langage, qui est différente de celle de Lacan, se voit chez Green adjointe du concept de processus tertiaires comme agents liant les processus primaires et secondaires. Il situe l’échange de parole à l’intérieur du psychisme dans le cadre du dedans/dehors que représente le concept de double limite. Ce modèle lui permet également de caractériser les cas-limites chez lesquels il met en évidence l’existence d’un double clivage dedans/dehors (relationnel) et dedans/dedans (intrapsychique).

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux travaux d’A. Green de 1996 jusqu’à sa disparition. Ainsi les auteurs explicitent les notions suivantes : 
– La pensée clinique. Elle « cor-respond au travail de pensée à l’œuvre dans la relation de la rencontre psychanalytique. » (p. 11). Le cadre est, pour Green, constitué d’une matrice active (attention flottante et association libre), elle-même contenue dans une fraction variable (modalité de paiement, rythme des séances etc.). À partir du concept de pensée clinique, Green reprend les travaux sur les névroses pour les élargir à la lumière des états- limites. Il développe ainsi les notions de chiasme entre hystérie et cas-limites, de position phobique centrale où « l’évitement porte sur la fonction analytique avec le souhait d’échapper à toute inves-tigation » (p. 163), et d’analité primaire dans laquelle un axe anal rigide et central se voit adossé à un narcissisme meurtri et non cicatrisé pour contrôler, voire réprimer, toute transaction libi-dinale avec l’objet.

– La notion de tiercéité est travaillée à partir des travaux de linguistique non structuraliste (C.S. Pierce). Pour Green, l’autre de l’objet est constitutif d’une tiercéité avec le sujet et l’objet.Sa présence dissipe en partie celle de l’investissement pour l’objet et vice-versa. « Nous passons constamment d’une forme de présence à une autre (…). Chacun des modes d’existence est absent de l’autre » (p.24). 

– ans Les chaînes d’Eros la critique est portée au signifiant (Lacan) et à la séduction généralisée (Laplanche) risquant de mettre à mal le concept fondamental de pulsion en lui faisant perdre son ancrage corporel et sa dimension psycho-sexuelle. En effet, si pour Green l’objet révèle la pulsion, il se trouve aussi à l’intérieur même de la chaîne érotique. Celle-ci comporte deux extrémités : la pulsion comme matrice subjective en quête d’objet (fonction objectalisante) et la sublimation offrant aux pulsions un destin métaphorisant (la culture).

– L’hétérochronie, ou Temps éclaté, est fondée sur l’hétérogénéité des temps psychiques : après-coup, intemporalité de l’inconscient, fantasmes originaires, amnésie infantile due au refoulement, développement de la libido, vérité historique, répétition, etc. 

Avant de terminer leur ouvrage sur l’auto-réflexivité et sur les extensions du négatif, les auteurs abordent un des aspects les plus féconds de l’œuvre de Green : le concept de lignée objectale/lignée subjectale/théorie des gradients. La lignée objectale concerne les relations d’objets, et à l’objet, ainsi que les fonctions objectalisantes et désobjectalisantes des pulsions de vie et de mort. La lignée subjectale concerne le Moi, le Soi et le Je qui sont les topos du sujet. Y domine la transformation pulsionnelle, le travail psychique, comme exigence, moyen de trouver des solutions pour sortir des situations de mise en tension. Le but ultime en serait l’appropriation subjective comme moyen de réguler la poussée pulsionnelle constante, matrice originaire du sujet. 

Ainsi, comme le soulignent D. Cupa et G. Pirlot, grâce à cette notion, la théorie pulsionnelle est enrichie par celle « des relations entre éléments à l’intérieur d’une lignée et ceux qui correspondent dans la lignée complémentaire. » (p.233). Il s’agit en effet d’un nouveau paradigme pour penser l’ensemble des phénomènes cliniques.

En refermant cet ouvrage, le lecteur sera certainement partagé entre le désir de se plonger de nouveau dans l’aventure greenienne afin d’en approfondir sa propre connaissance, et celui de guetter avec impatience la parution du second volet qui portera sur les apports de Green en psychanalyse « appliquée » (anthropologie, littérature, neuros-ciences) et sur ses dialogues avec Lacan, Winnicott et Bion. Second volet qui sera à n’en pas douter à la hauteur du premier.