Bion à la Tavistock

Bion à la Tavistock

Wilfred Ruprecht Bion

Editions Ithaque, 2010

Bloc-notes

Bion à la Tavistock

Ce  livre rassemble les huit séminaires de Bion enregistrés entre 1976 et 1979 et retrouvés dans les archives de la Tavistock. Ils font partie de ces derniers travaux qui, dans la période qui va de 1968 à sa mort en novembre 1979, comprennent des récits autobiographiques, des séminaires et la trilogie A memoir of the Future. Les thèmes et la tonalité des séminaires prononcés à la Tavistock consonnent avec les idées de cette période, où Bion a pris ses distances avec les kleiniens, et exprime la fulgurance de ses intuitions dans des dialogues à la fois déroutants et rigoureux, invitant à une méfiance constante envers les systématisations et les certitudes. Il s’agit d’explorer l’inconnu.  Une des affirmations les plus percutantes de ces séminaires est une interrogation critique sévère sur la pratique de la psychanalyse : « Je pense qu’il est rare de rencontrer un analyste qui croie à la fois en la douleur psychique et en la possibilité de cure au sens d’un soulagement authentique » (p. 101). 

La préface à l’édition française, d’Angela et José Luis Goyena, aide à situer les enjeux de ces séminaires, en montrant leur place dans l’œuvre et leur portée théorique. Francesca Bion rappelle le contexte de ces visites à Londres, où Wilfred Bion fut invité à donner des séminaires à la Clinique Tavistock – quatorze au total dont ne restent que quelques enregistrements parfois défectueux. En annexe est donné le texte de Charles Péguy consacré à la devise républicaine auquel Bion se réfère ainsi qu’un entretien d’avril 1976 à Los Angeles, avec Anthony G. Banet Jr, qui revient sur l ’importance des expériences de guerre de Bion, sa vie à l’université à Oxford, ilôt merveilleux qui suscite des réflexions sur les tendances à l’idéalisation et à l’oubli du tragique de la vie, ainsi que sur le langage, les difficultés de l’intercompréhension, le travail avec les groupes et la fonction de la théorie. 

La radicalité des constats et des questionnements coexiste avec un espoir ténu, mais insistant, que les choses puissent avancer. Faire une analyse est une expérience traumatique, et il faut du temps pour s’en remettre, affirme Bion d’emblée dans le premier séminaire. Malheureusement, le champ psychanalytique doit emprunter son langage, il ne dispose pas d’un langage satisfaisant, et nous passons notre temps à colmater notre ignorance par de superbes structures, théoriques, artistiques ou religieuses, qui la plupart du temps manquent de fondement et ne sont qu’un remède à notre perplexité – y compris quand nous parlons de transfert et de contre-transfert. De fait, il est très difficile de savoir quel effet une analyse a sur un individu. En ce qui concerne la vie mentale, nous sommes encore dans l’enfance, sans savoir comment tout cela peut – ou non -se développer. La seule chose que nous puissions faire, plutôt que de ranger les gens sous nos étiquettes psychopathologiques, c’est nous résoudre à écouter ce que dit l’individu – nos exposer à ce qu’il tente de communiquer. Par exemple des sentiments de culpabilité si énormes qu’il faut absolument les rationaliser ou agir de façon à être puni. L’individu doit habiter son propre corps et son corps doit supporter d’avoir un esprit qui l’habite, car il est nécessaire de tolérer de vivre avec soi-même pour pouvoir tolérer de vivre avec un autre. 

Même au bord de la mort, il s’agit de rendre tolérable et disponible cette vie encore à venir. La névrose professionnelle de l’analyste consiste à tellement chercher d’où vient ce qui ne va pas, que l’on oublie de reconnaître ce qui compte vraiment, c’est-à-dire ce qui est possible, les domaines où nous sommes passablement bons. C’est pourquoi, pour observer et déceler ce qui est à remarquer, pour entendre les sons significatifs étouffés sous la masse des bruits, il faut commencer par oublier ce que l’on croit savoir. Le germe de l’idée qui permet de penser ce qui se passe s’enracine dans la relation, mais il n’est pas satisfaisant d’en parler, ou de croire en parler, en termes de transfert et de contre-transfert. Il est en effet extrêmement difficile de dire au patient des mots qu’il puisse comprendre, parce que nous ne disposons que d’un type de communication appauvri et limité. Il faut que surgisse peu à peu une forme tierce permettant de saisir ce qui est en train de se passer et de reconnaître l’existence chez le patient d’idées qui n’ont jamais été conscientes. La plupart du temps, il faut tolérer le sentiment d’être déphasé, d’être dans ce qui n’est pas vrai, car les moments d’illumination sont rares. 

La suite du séminaire II évoque les pensées qui errent en quête de penseur, les possibilités plus riches offertes par les groupes, l’importance de recourir à des formulations exactes, précises et constantes pour parvenir à se faire comprendre. Cette même ligne de réflexion sur « l’illumination » qu’est la compréhension se prolonge dans le séminaire suivant avec des réflexions sur le silence de l’analyste, sur l’origine des idées, les idées sauvages et les conditions de la pensée ainsi que la reprise de l’adage de Blanchot « la réponse est le malheur de la question » (qu’André Green a fait connaître à Bion). Bion en vient ainsi à caractériser le point O, un O, un Zéro ou un rien où se trouve quelque chose d’inaccessible à la compréhension qu’il est cependant nécessaire de postuler. 

C’est l’observation, l’attention aux faits, qui ouvre le séminaire IV : « Quel genre de bâton ou d’instrument utilise-t-on, quand on s’occupe de ce que l’on suppose être l’esprit humain pour qu’il nous délivre des faits susceptibles d’être interprétés ? » La psychanalyse est l’un de ces outils, qui suppose une formation considérable, et propose des théories indispensables. Mais Bion affirme que ce n’est que longtemps après, remis de cette expérience traumatique, qu’il a « eu véritablement l’impression d’avoir une idée de ce dont il s’agissait ». L’analyse individuelle peut prendre appui sur la collaboration de la seule personne  qui sait véritablement : le patient, qui donne à l’analyste cette chance inouïe d’avoir l’occasion d’observer quelqu’un qui n’est pas lui. Pourquoi un patient s’allonge-t-il de telle ou telle façon ? Pourquoi vient-il voir son analyste pendant quinze ou vingt ans en semblant satisfait d’une vie qui pour celui qui l’écoute semble un désastre ? Comment sélectionner les faits ? Il importe de résister à ce que nous savons déjà d’un patient, et de considérer chaque fois que le patient est nouveau, qu’il n’est pas le même que la veille. Nous sommes en présence de débris, de vestiges de ce que fut le patient, et il faut souffler sur les cendres pour qu’une étincelle de vie parvienne à ranimer la flamme. Quelque part au milieu des débris, on peut deviner une souffrance réelle. A force d’entendre parler d’angoisse  et de souffrance, nous risquons de finir par oublier que ça fait mal. L’atout technique tend à dresser une barrière devant la chose réelle et empêche de s’interroger sur les formes et les dimensions de la douleur psychique. Nous croyons écouter la « chose » même, alors que nous n’écoutons que les scories de la psychanalyse. Et pourtant il faut les écouter, et les passer au crible, au cas où dans ce fatras, se trouverait quelque chose qui compte. Ce qui implique que le fait de savoir ce qu’est une personnalité, un esprit, un caractère reste pour l’analyste une question ouverte… Au fur et à mesure qu’un patient parle, une forme (pattern) se dégage, montrant qu’il vit une autre expérience que l’analyste, ou que celle que ce dernier croyait entendre. Ce qui importe, quand on parvient à entendre un petit bout d’histoire de celui qui consulte et tente d’idéaliser son analyste, c’est la force ou la pulsion qui mène à cette idéalisation. C’est là que quelque chose se passe, qu’il y a de la réalité. « Je deviens ces temps-ci de plus en plus convaincu », ajoute Bion, « que les psychiatres et les psychanalystes ne croient pas à la souffrance psychique /…/ Ils vivent en fait dans la plus grande précarité mentale, en essayant de faire ce qu’ils peuvent pour croire en la psychanalyse /…/ Fondamentalement, ils n’atteignent jamais ce point où l’on sent que celui qui se présente au cabinet est concrètement en train de souffrir, et qu’une approche existe bel et bien, qui est sur les bons rails ». La psychanalyse elle-même est peut-être suffisamment proche de la bonne voie, et il vaut la peine de persévérer. Mais pas avec des  « oui, je sais ». 

Le séminaire V part d’une réflexion sur l’importance des activités extra-analytiques du patient, corporelles ou autres, qui peuvent l’amener vers le chemin  de la pensée, ainsi que sur la charge de la famille interne que porte un patient. Le sixième reprend la question de la reconnaissance des faits à partir des « débris » apportés par l’associativité du patient, qui, souvent, parle au bord d’un gouffre. Quelles sont les voies pour considérer la situation analytique dans sa totalité, libérée des préconceptions ? Comment prendre en compte le champ total de la pensée, avec ses zones de remous et de désordre émotionnel ? Chez beaucoup de patients, notamment ceux qui font de longues analyses, apparaît un état d’esprit pas complètement réveillé ni en train de rêver, très précaire, lié à la capacité de se tenir au bord d’un précipice, et qui rend compte de la peur de devenir fous (ou d’être jugés fous) qu’ils ont éprouvée, en particulier à l’adolescence. 
Le séminaire suivant reprend des réflexions sur les fonctionnements de groupe et sur la force de l’establishment pour susciter des comportements conformistes. Il importe de comprendre la culture du groupe et de vérifier si notre propre culture est de celles qui rendent possibles les efforts créatifs. Si quelqu’un a quelque chose à dire, il lui faut quelqu’un qui soit prêt à l’écouter. Les conditions de la communication, la capacité pour le patient de reconnaître ses propres capacités et la question de la dépendance forment la trame du dernier séminaire du recueil. 

Bion conjoint la sympathie pour le philosophe qui pense avec clarté et un extrême respect des faits, si obscurs, cachés et complexes soient-ils. Toute formulation d’une théorie est une cristallisation, qui ne laisse pas d’espace pour le développement psychique, mais qui le provoque aussi… La construction logique ne va pas assez loin, et il est difficile d’amener les gens à avoir envie de penser véritablement. Si la communication par les mots génère les malentendus, reste approximative et pauvre, car s’exprimer avec exactitude est un travail de tous les instants, il est bien d’autres modes d’expression et de transmission de ce qui est essentiel, comme la musique ou l’image ; et il importe de proposer au patient de l’entendre dans sa langue, dans les formes d’expression qui ont pour lui sens et consistance. L’humanité ne fait encore que balbutier, et l’analyse n’existe que si elle demeure inventive, et sort des coquilles vides de ce qui est déjà pensé pour entendre ce qui n’a pas encore été exploré, ce qui est indicible ou particulier à ce patient-là. Bion n’enseigne pas un contenu, mais il éveille l’oreille.