Cliniques du sujet âgé.

Cliniques du sujet âgé.

Benoît Verdon

Editions Armand Colin, 2012

Bloc-notes

Cliniques du sujet âgé.

Benoît Verdon, professeur de psychologie clinique et de psycho-pathologie à l’Institut de Psychologie de l’Université Paris Descartes, présente l’ouvrage qu’il a dirigé en commençant par relever les dangers qui pèsent aujourd’hui sur le statut, les conditions de travail et l’éthique de la profession de psychologue clinicien. En gériatrie comme ailleurs, plans, crédits et évalua-tions menacent de déformer une démarche aux assises institution-nelles encore mal assurées. En axant son introduction sur ces difficultés et les résistances qu’elles révèlent, il ne fait pas seulement preuve de militantisme mais aussi de lucidité, puisqu’il place d’emblée les questions de l’identité et de la subjectivité au cœur de ces cliniques.

Il est louable d’avoir su borner ici Les problématiques psychiques du vieillissement à un bref chapitre. La psychologie individuelle échappe aux notions théoriques qui prétendent cerner le vieillissement psychique. Dans une société qui tend à l’objectivation des personnes, des situations existentielles et des pratiques professionnelles, cette psychologie est trop souvent réduite à la triade de la perte, de la détérioration et de la dépendance. Or plus la connaissance du grand-âge progresse, plus il devient difficile de lui assigner une spécificité. La démarche clinique commence avec l’abandon du général pour aller vers le singulier, avec l’assu-rance que l’approfondissement du cas particulier l’emportera toujours sur le raisonnement théorique.

Dans la partie suivante intitulée La rencontre clinique, C. Mure-Petitjean, V. Rocard, M.C. Gély-Nargeot, S. Raffard et B. Verdon présentent l’entretien clinique, le bilan neuropsychologique et psychomé-trique et les épreuves projectives. A contre-courant d’une certaine représentation de l’évaluation attendue du psychologue, ces praticiens montrent comment la complexité de leur démarche et du sujet qu’ils rencontrent peut faire du doute une qualité, en particulier quand ils s’efforcent d’intégrer la vie affective et la vie cognitive, et de respecter les principes éthiques du consente-ment du patient et de la restitution de ses épreuves.

Si les psychanalystes s’en étaient tenus aux contre-indications que Freud posait en 1904 à la psychothérapie dans la deuxième moitié de l’existence, ils n’auraient jamais reçu de sujets âgés, comme l’ont fait, les premiers, ses propres élèves. On comprend qu’à une époque où il était soucieux d’installer sa conception de la psychothérapie sur des principes et des résultats convaincants, prendre le risque de laisser passer la cure pour la panacée eut été scientifiquement et politiquement ruineux. Mais plus personne ne discute aujour-d’hui ces indications et rares sont les psychanalystes qui n’ont pas un patient âgé de plus de soixante ans. Ils ont appris à adapter leur cadre à la structure et aux besoins de chaque patient, et surtout à approfondir l’analyse de leur contre-transfert.

Cet esprit inspire la partie intitulée Pratiques thérapeutiques qui réunit deux chapitres de C. Caleca sur la psychothérapie psychana-lytique, un de B. Verdon sur les groupes de paroles et un d’I. Cantegreil sur l’approche cogni-tivo-comporte-mentale. Alors que la présentation des T.C.C. s’attarde d’ordinaire davantage sur les résultats que sur  les techniques proprement dites, ce chapitre a l’originalité de présenter chaque type d’inter-vention en mettant en valeur le rôle de l’aidant, au point de les présenter dans certains cas comme de véritables thérapies du couple vivant en relation de dépendance.

Avec ses réflexions sur la Psychothérapie individuelle de l’adulte âgé présentant des troubles démentiels, C. Caleca s’inscrit dans la lignée des cliniciens français qui défendent depuis près de trente ans les bénéfices qu’un sujet atteint de la maladie d’Alzheimer peut attendre d’une écoute psychanalytique. Citant les travaux de G. Le Gouès et M. Péruchon sur le déman-tèlement de la pensée symbolique, elle relève, pour sa part, le vécu contre-transférentiel transgressif du clinicien acceptant que la rencontre avec ces patients se déroule quasi exclusivement dans le pré-verbal. Ce sentiment de travailler « en dehors de toute norme » n’exprime pas seulement l’angoisse d’anéantissement de nos processus symboliques, en commençant par nos interdits professionnels. Il est aussi révéla-teur du déni, du fait que la rencontre ne peut avoir lieu sans la participation de l’environ-nement familial ou institutionnel du patient. Le vécu de trans-gression peut donc prendre le sens d’une tentative de dégagement vis-à-vis de cette dépendance inhabituelle.

Le refus de C. Caleca des interventions « orthopsychiques » visant à ramener d’autorité ces sujets dans la réalité appelle une remarque sur un forçage d’un autre ordre. Au-delà de la réfé-rence au surmoi et à l’idéal du moi du psychothérapeute, la notion de transgression marque l’incapacité du langage à rendre un sens qui n’est pas issu du symbolique mais du pré-verbal : celui du proche ou du lointain, du lumineux ou de l’obscur, du vertical ou de l’horizontal, du silence ou du cri. Le déploiement de ces directions de sens, pour la plupart corporelles et nécessaires au surgissement de la parole, passe par la restauration d’un espace potentiel, au sens de Winnicott.

Alors que les notions de relance par l’affect ou de réanimation mentale nous orientent du côté du pôle symbolique, le terme poten-tiel signifie que cet espace est ouvert à toutes les expressions possibles du patient, qu’il s’agisse d’un geste, d’une parole ou de la suspension inattendue d’un cri. L’ouverture d’un espace potentiel dans la rencontre avec le patient se reconnaît à ce qu’il s’y produit quelque chose que l’on n’attendait pas.

Les Pratiques institutionnelles recouvrent un ensemble de missions aussi diverses que problématiques, dans la mesure où le psychologue ne saurait poser seul le cadre adéquat à chacune. Or, à la différence de l’institution psychiatrique, l’institution géria-trique est une institution encore jeune, en recherche de sa tâche primaire entre les deux pôles de l’hébergement et du soin. En praticien chevronné, J.-M. Talpin offre une excellente analyse des     « glissements de tâche » auxquels les interpellations de l’équipe ou de la hiérarchie exposent le novice. Face à ces glissements qu’il qualifie d’ascendants ou de descendants, selon qu’ils tirent ce dernier du côté de l’organisation ou de l’animation, s’impose l’idée que le pouvoir symbolique conféré au psychologue par sa formation et son supposé savoir ne s’use que s’il renonce à l’exercer.

En plaçant ici l’intervention du psychologue auprès des couples et des familles, J.-M. Talpin fait un choix judicieux. Rien n’est plus difficile, en effet, que de définir le sens et le cadre du « travail avec les familles ». Poser le principe qu’il ne s’agit pas d’une thérapie familiale ne suffit pas. Tant que le clinicien n’a pas admis les repré-sentations-buts sous-jacentes à sa démarche, l’équivoque demeure.

Dans le cadre institutionnel, qu’il soit gériatrique ou psychiatrique, le travail en question est toujours sous-tendu par le terme à mettre à un maintien à domicile, la réussite d’une admission en EHPAD ou la guidance d’un aidant en  crise. Dire que l’on fait avec ces couples ou ces familles « un travail analytique » suppose au contraire une ouverture à l’attente et une réceptivité à la régression ne privilégiant pas la capacité de décider mais celle de penser et de mettre en latence.

J.-L. Noël analyse L’accompagnement du projet de vie en service de soin de longue durée, en EHPAD et en maison de retraite en distinguant les obligations réglementaires et les fantasmes d’identification ou de contre-identification qu’elles font naître dans les équipes. Sous le titre Les incidents de parcours, S. Noël présente l’intervention du psycho-logue dans le cadre des crises provoquant l’hospitalisation dans l’urgence et les questions éthiques qu’elle soulève.

Dans la dernière partie intitulée Pratiques cliniques dans la cité, S. Kihlgren et M. Jouannet traitent de l’intervention du psychologue à domicile dans le cadre du travail en réseau et au sein d’une équipe multidisciplinaire, et A. Moscato de l’écoute téléphonique dans un dispositif départemental de lutte contre la maltraitance, s’appuyant sur la conception freudienne de la haine inhérente à la condition humaine pour parler d’acte et non de « personne maltraitante ».

Le premier intérêt de cet excellent ouvrage est de rappeler qu’en toute situation, l’écoute du psychologue ne vise pas à ajuster la clinique à la théorie mais à se laisser guider par son patient en sachant faire abstraction des fausses évidences dictées par son âge. La seconde est de montrer que la clinique du sujet âgé ne se soustrait jamais complètement de la clinique de la relation avec lui et du contre-transfert qui anime cette dernière, parce que, pour le praticien comme pour le soignant, être à ces patients est une manière d’être à soi-même en tant qu’adulte destiné à la vieillesse et à la mort.