Clivages

Clivages

Gérard Bayle

Editions Puf, 2012

Bloc-notes

Clivages

Ce livre est le résultat d’un travail de réflexion menée par l’auteur depuis plus de 20 ans dont voici quelques jalons. Il propose la notion de clivage fonctionnel en 1988 dans un article intitulé Traumatismes et clivages fonction-nels, puis en 1989 Des espaces et des temps pour l’objet, clivage structurel et fonctionnel. Il précise ce qu’il entend par carence narcissique dans deux articles, Trauma sexuel, blessure narcis-sique et carence narcissique (1991) puis La carence narcissique (1992). En 1995, il présente un rapport dans le cadre du congrès des psychanalystes de langue française, Clivages et fonction synthétique du Moi. Il en reprendra les principaux thèmes en fonction d’avancées ultérieures, menant ainsi à l’ouvrage qui vient d’être publié aux PUF. Ce livre traite de sujets complexes tels la métapsychologie du Moi, les défenses, et les différents clivages, avec beaucoup de clarté et de précision. C’est un travail de recherche sur la pratique des cas non névrotiques : psychoses, états limite, somatisations, qui aboutit à de nouvelles hypothèses méritant que les analystes les  interrogent, les confirment ou s’en inspirent. L’auteur a constamment le souci pédagogique de transmettre tous ses travaux d’élaboration et de réflexion depuis de nombreuses années. Il tente d’articuler ce qu’il avance à un niveau théorique avec sa pratique qu’il expose au fil de cas cliniques très divers, donnant toute priorité à la pratique, sous l’égide de la maxime de Charcot : « la théorie c’est bien mais ça n’empêche pas d’exister ». Il propose des formulations très condensées reflétant la complexité de sa pensée, on peut en noter quelques-unes : « Pas de clivage sans collage », «Tu cliveras ton prochain comme toi-même », « Clivage égale déni plus idéalisation », « Il n’y a pas de déni sans refoulement ni de forclusion sans déni ».

Dès l’introduction, Gérard Bayle définit la différence entre clivage fonctionnel et clivage structurel (p.1), « le clivage fonctionnel est une réaction immédiate de défense contre une attaque de la psyché, défense habituellement transitoire. Le clivage structurel est engendré, chez les enfants et avec leur participation, par le maintien excessif d’un clivage fonctionnel des parents ». C’est là l’hypothèse centrale du livre. Le clivage a une fonction : celle de limiter l’extension de la désintrication pulsionnelle qui résulte de l’horreur de la castration dont les effets seraient l’écrasement du sujet par les terreurs des perceptions d’absence ou l’éclate-ment par emballement du déni de ces perceptions. G. Bayle fait la distinction entre fétiche et objet prothétique et il différencie les objets phobiques, fétichiques et transitionnels. Il précise l’écart entre le rejet et le désaveu ; le déni est la somme d’un rejet et d’un désaveu. L’une des fonctions du clivage est de repousser la conflictualité psychique et de protéger des blessures narcissiques par débordement traumatiques (p.7). C’est lorsqu’il y a une alteration des fonctions de synthèse du Moi qu’il se produit un déni. L’auteur s’appuie sur les travaux de Mélanie Klein pour énoncer que le clivage est le produit d’un déni et d’une idéalisation. Le clivage est bien un résultat et non comme souvent on le pense une défense. La seule défense, c’est bien celle du déni du Moi. L’hallucination négative est un mouvement défensif précoce, c’est un précurseur du déni.

Comment se révèle un clivage ? C’est là une question fondamen-tale. L’auteur y répond en s’inspirant des travaux de N. Abraham et de M. Torok dans  L’écorce et le noyau : quand l’analyste est engagé dans un contre-transfert d’une grande pauvreté, il lui arrive de constater des lacunes transférentielles dues au gel de ce qui est clivé, à sa mise hors jeu, donc à son absence dans le transfert. Le risque du contre- transfert est de chercher incons-ciemment à « enrichir » le contenu des séances par des productions venant de l’analyste, d’où un danger de collage identitaire entre le patient et l’analyste. L’analyste constate une compulsion à construire et à entretenir « un refoulement conservateur » qui l’isole du reste de la psyché.

Gérard Bayle consacre un chapitre à décrire les différents clivages. Il en distingue trois :
– Le clivage potentiel, en écho aux traumas et aux blessures surmontés.
– Le clivage fonctionnel situé entre blessure narcissique et trauma sexuel.
– Le clivage structurel isolant du Moi la carence narcissique et l’ensemble blessure narcissique – trauma sexuel.
L’auteur se penche sur les signes cliniques d’un clivage dans le contre-transfert. Si le contre-transfert est trop négatif, l’analyste peut s’irriter ou être envahi par un assoupissement, par un ennui qui signe la présence d’un clivage. L’analyste peut également ressentir un trouble désagréable qui le rend perplexe, sa pensée se fige. À l’opposé, quand le contre-transfert est trop positif, l’analyste éprouve un bien-être. Si cet état dure, il doit alors soupçonner un clivage. Ces patients stimulent la pensée de l’analyste qui attend avec plaisir la prochaine séance avec ce « bon patient ». Quand l’analyste ressent certains troubles, telle une légère dépersonnalisation, cela peut être une réaction à la présence d’un clivage. Parfois « c’est l’émergence de ce qui fut forclos des acqui-sitions symboliques du patient qui envahit l’analyste. Il est alors inca-pable de figurer, de symboliser et de représenter ce qui se passe » 
(p. 138).

Le clivage potentiel
Freud l’évoque dans les Nouvelles conférences (1932), le Moi est comparé à la structure d’un cristal qui se cliverait sous l’effet d’un choc. Pour qu’un clivage potentiel, quiescent, se révèle, c’est un problème économique, c’est l’intensité du traumatisme qui aboutit à un débordement. Pour Gérard Bayle, le clivage potentiel n’est qu’un clivage structurel silencieux, bien dissimulé. C’est un clivage masqué. L’auteur ne retient pas ce concept : « pour être pertinente, cette conceptualisation impliquerait la présence d’un clivage ontogénétique. Elle mérite d’être prise en considération en tant que potentialité de révélations des carences de la fonction synthétique du Moi, soit par débordement de celle-ci, ce qui mène au clivage fonctionnel, soit par carence liée à la forclusion, conduisant à la constatation d’un clivage structurel » (p.153).

Clivages fonctionnels
Pour Gérard Bayle, « les clivages fonctionnels sont le résultat d’une force de refoulement associé à un contre-investissement narcissique sur un fond de défaillance ou de débordement de la fonction synthétique du Moi : ils s’opposent aux modifications brusques du narcissisme. Ils répriment l’affect en respectant les représentations, les figurations et les perceptions qui sont alors clivées, isolées, désinvesties ». Le clivage fonc-tionnel maintient séparé une partie du sujet qui a fait l’objet d’une appropriation subjective d’une autre partie qui est dans  l’indistinction sujet-objet primaire, le « jamais subjectivé et le « jamais dénié » qui revient de l’extérieur. Les clivages fonction-nels sont temporaires mais maintenus pour isoler le Moi des blessures irréparables : blessures narcissiques graves, deuils non faits. Ces blessures sont connues mais tenues à distance de tout  investissement. On le sait mais on ne veut pas le savoir ni en entendre parler. « Dans le clivage fonctionnel, les représentations, perceptions, et figurations sont déconnectées de leur charge affective. La seconde censure du Moi, séparant le préconscient du conscient est renforcée de sorte que le surinvestissement néces-saire au devenir conscient est retiré. L’obligation faite à l’entourage de se conformer à un certain nombre d’interdits et de consignes impératives, accompa-gne toujours les clivages fonctionnels, l’excès de ces dispositions entraîne un risque de forclusion et de clivage structurel pour la génération suivante » (p. 159). Les clivages fonctionnels sont réversibles et respectent la symbolisation. Un tiers est toujours concerné par le clivage fonctionnel. « Les clivages fonctionnels font courir des risques somatiques non négli-geables en raison de la répression de l’affect » (p.161). Gérard Bayle aime condenser ses réflexions dans des formules, par exemple :  « l’isolation est au traumatisme pulsionnel ce que le clivage fonctionnel est à la blessure narcissique ». L’isolation écarte le risque d’un trauma pulsionnel ; le clivage fonctionnel écarte le risque d’une blessure narcissique.

Le déploiement des clivages fonctionnels
L’auteur envisage cinq cas de figures :
1- Le patient ou l’analyste met en place un clivage fonctionnel rejetant ou désavouant la perception de certains éléments venus de l’autre protagoniste.
2- L’intégration du retour du « jadis dénié » ou de l’émergence d’un « jamais subjectivé » peut se produire à certains moments de la vie, telle l’adolescence ou à la faveur de circonstances favo-risantes, comme ce qui submerge Freud quand il a « un trouble de mémoire sur l’Acropole » (1934).
3- Dans une cure, lors de la levée du refoulement, il peut se produire une légère dépersonnalisation.
4- Lors d’une activité narcissique très investie, il est nécessaire d’avoir recours à un clivage fonctionnel pour écarter les éléments perturbateurs venus de l’intérieur ou de l’extérieur du sujet.
5- Lors de pertes objectales et d’épreuves exceptionnelles, dan-gereuses, il peut se produire un rejet de la perte ou un désaveu de ce qui est vécu ; ce qui conduit à un clivage fonctionnel indis-pensable à la survie.

Les clivages fonctionnels dans le contre-transfert
Les patients porteurs d’un clivage structurel tendent à se remplir vampiriquement au détriment de leurs analystes qui se protègent en créant un clivage fonctionnel. Ce dernier est révélé par les failles de la perception du contre-transfert. L’analyste est confronté aux limitations de sa pensée et de son associativité. Il est exposé aux risques d’actes contre-trans-férentiels portant sur le cadre.

Le clivage fonctionnel dans la perte d’objet 
Parfois on a recours à un clivage fonctionnel pour atténuer une douleur trop intense. Il est urgent de se protéger pour éviter de disparaître avec l’être cher. Le sujet a recours à un double déni : déni de l’absence et déni de la douleur pour colmater la fuite libidinale à faire comme si l’objet disparu est encore là. Une partie du Moi s’offre au Ça comme objet d’amour substitutif. Elle va être fonctionnellement isolée de l’en-semble du Moi. La disparition intempestive d’un tel clivage fonctionnel entraîne une reprise intolérable de la douleur. Il est nécessaire de respecter ces formations de déni de la perte et de ne pas interpréter à tout prix.

Destins du clivage de deuil

Les sujets porteurs de certains clivages ne guérissent jamais de la blessure liée à la perte. Ils passent leur temps à colmater. Ils ne peuvent pas faire un travail de deuil, isolant un objet mort-vivant. Ils bannissent de leur vocabulaire et de leur comportement tout ce qui pourrait réveiller la partie clivée. Leurs enfants ne doivent pas poser certaines questions et adoptent des contre-investis-sements qui ne s’opposent à aucun contenu. Ces enfants sont porteurs d’une crypte vide. Ce qui se transmet c’est l’isolation, la forteresse des contre-investis-sements narcissiques. Ces défenses sont transitoires sans que soit nommé ce contre quoi elles sont destinées. Il y a un manque de sens, une carence, pour l’orga-nisation symbolique du Moi, une forclusion.

Clivages structurels

« Ils sont le résultat de défenses contre une carence narcissique par défaut de symbolisation et de subjectivation » (p.195). Ils tendent à isoler le Moi du sujet des manifestations de la carence narcissique. Le sujet doit se protéger du retour du clivage. La défaillance de la fonction synthétique du Moi, qui est à l’origine de la carence narcissique, infiltre toutes les défenses qui luttent contre elle. Les processus défensifs les moins évolués – déni, idéalisation- prennent le dessus en s’inféodant les plus évolués comme le refoulement ou la sublimation. Le clivage structurel n’est pas une barrière étanche créée une fois pour toutes, il nécessite un entretien. La zone de rencontre du monde du Moi organisé et de celui de la carence narcissique est à « l’image de ce lieu de rencontre entre terre et mer : l’estran » (p. 197). Chez les psychotiques, l’estran est mince, étroit, abrupt, friable et dangereux comme l’aplomb et le rebord d’une falaise. Chez le pervers il est géométrique, bétonné, net et massif comme une digue. Dans les états limites, il est large, étalé comme une plage. Le clivage est poreux. Le clivage structurel est engendré par un défaut de constitution du pare-excitation du sujet et une carence des processus de symbolisation. Sur le plan économique, le clivage peut être stable si la carence narcissique est obstruée par un objet ou par une prothèse. Le clivage peut-être exposé si les obturations disparaissent. G. Bayle décrit les clivages structurels en fonction des pathologies.

Clivage et psychose
Les clivages ouvrant au monde de la psychose « sont induits par une abolition symbolique mise en jeu et incestuellement investie, portant sur certains signifiants capables de détruire l’ordre symbolique dans son ensemble ». Ils constituent la carence narcissique qui est comblée par les rebuts des objets transmetteurs. L’énergie du Ça du sujet alimente ces débris : le délire. Pour protéger ses objets le psychotique doit porter toutes les haines dont la sienne.

Clivage et perversion

Les clivages sont induits par une abolition symbolique. Ils isolent la carence narcissique de départ du reste du moi afin de lutter contre l’extension de cette abolition symbolique. Les pervers alimen-tent leurs propres carences narcissiques à partir des pro-ductions psychiques d’objets interchangeables, sur lesquels ils projettent leur haine. La haine maintient la différence sujet-objet. Les pervers réduisent les objets à un rôle d’ustensile ou de déchet quand ils ne leur servent plus à rien.

Clivage et désorganisation somatique
Le contenu de la carence narcissique est pauvre ou vide. Leur Moi est également pauvre comme le recours au refoulement est rare. C’est le corps qui reçoit l’impact de la pulsion de mort et la maladie comble la carence narcissique des objets.

Clivage et états-limites 
Les clivages sont induits par les dénis de l’entourage, faits de rejets et de désaveux portant sur des absences ou des présences intolérables dans une réalité bien symbolisée. Les dénis constituent la carence narcissique de départ qui est comblée par une recherche de complétude du sujet, l’ouvrant à des destins multiples. Les clivages protègent de la desubjec-tivation qui induit la carence narcissique et permettent le déploiement d’une aire transition-nelle qui relance une reprise de la conflictualité œdipienne.

En conclusion 
G. Bayle insiste à plusieurs reprises dans son livre sur les indices qui peuvent nous faire soupçonner un clivage, d’autant plus que le clivage infiltre les formes du refoulement. La souffrance identitaire se masque derrière la souffrance névrotique qui l’abrite. C’est la résistance au changement, la nécessité des attachements qui doit faire soupçonner que le refoulement sert aussi à maintenir un clivage. G. Bayle partage l’avis de B. Rosenberg qui déclarait lors d’une conférence à ETAP en 1998 que le psychodrame était le meilleur outil pour traiter le clivage dans les psychoses. On peut aller un peu loin en énonçant que le psychodrame est l’outil spécifique pour traiter les clivages dans toutes les pathologies, narcissiques, psychotiques ou états limites. L’ambition de l’analyste n’est pas de supprimer les clivages mais de les aménager pour relancer la croissance psychique.