Dépasser les souffrances institutionnelles

Dépasser les souffrances institutionnelles

Didier Robin

Editions Puf, 2013

Bloc-notes

Dépasser les souffrances institutionnelles

Lorsque Didier Robin avait fait paraître son précédent manuscrit, La violence de l’insécurité, j’avais été très intéressé par son approche anthropopsychiatrique dans la lignée des travaux de Jacques Schotte, et aussi par sa capacité à mailler sa théorie avec la pratique, déployant ainsi de grands talents pédagogiques. Dans ce nouveau livre, il s’attaque aux souffrances institutionnelles pour mieux les connaître et les dépasser. Se référant à la psychanalyse de façon créative, il revisite également les concepts qui vont lui être utiles dans sa démonstration en prenant appui sur des psychanalystes ayant prouvé leurs capacités d’ouver-tures à d’autres champs que le strict champ psychanalytique : Dejours, Tosquelles, Roussillon et quelques autres. Son plan est simple : montrer en quoi les souffrances institutionnelles sont une part importante de la souffrance au travail dans les métiers de la relation, et que, loin de devoir les considérer comme des parasites à éliminer, il est essentiel de se poser la question de leur présence dans cette équation complexe. Pour y parvenir, et après avoir resitué la souffrance comme une des données structurales du travail en général, Didier Robin se penche sur le sujet en psychanalyse, en le délimitant par rapport à l’individu, à la personne et au citoyen. Une fois muni de ces rappels indispensables, il avance vers la notion d’institution, en reprenant dans le détail les concepts et l’histoire de la psychothérapie institutionnelle. Mais plutôt que d’en faire une occasion de nostalgie des temps passés, il en déduit les matériaux pour penser le présent des institutions. 
Il actualise en quelque sorte les invariants structuraux de ce mouvement aux multiples linéaments et aux formes extrêmement diversifiées, pour en faire un instrument pertinent des praxis institutionnelles contemporaines. Il en extrait plusieurs fonctions qui, à ses yeux, revêtent toujours une grande importance : si l’institution est nécessaire à la prise en charge de nombreux patients gravement atteints par la maladie mentale, l’attention que les thérapeutes doivent porter à leur état de santé est fonda-mentale. Nous savons depuis Hermann Simon que si nous ne le prenons pas en considération, alors les effets induits dans les traitements de chaque patient seront pathogènes. Mais non content d’étudier en détail cet aspect trop peu connu des institutions, il tente d’en justifier l’importance en se penchant sur la question essen-tielle de la qualité des relations transférentielles instaurées entre les patients et les soignants. Plutôt que de se cantonner à une application de la cure-type dans les établissements, ce qui n’aurait pas d’intérêt, sauf pour les quelques rares névrosés occiden-taux poids moyens qui y séjournent, il reprend les travaux des pères de la psychothérapie institutionnelle qui ont posé les bases d’une nouvelle métapsy-chologie, et notamment à travers les reprises fécondes à partir de précurseurs comme Imre Hermann, Léopold Szondi et Jacques Schotte. 

Les pédopsychiatres qui continuent de soigner les enfants autistes se sont intéressés depuis longtemps à ces travaux sur le cramponnement, redécouverts par Bowlby, dans une perspective psychopathologique. J’y vois une passerelle avec les post-kleiniens qui ont inventé le concept d’identité adhésive (Bick), en ceci que ce processus d’identification est un mécanisme psychique présent lorsque le bébé est encore dans un monde à deux dimensions, et qu’il utilise de façon réflexe son grasping comme modèle ou figure d’une défense contre la pesanteur, puis l’angoisse archaïque décrite par Winnicott, ne pas cesser de tomber, frayant ainsi une modalité psychique de faire avec ce type d’angoisse. Lorsque tout se passe bien, l’enfant va pouvoir évoluer et découvrir le monde à trois dimensions, utiliser les identifications projectives et ainsi enrichir ses mécanismes de défenses ultérieurs. L’identité adhésive pourra rester présente dans la vie quotidienne sous des formes qui ont été décrites par Schotte dans ses recherches sur le vecteur Contact, et si l’alpinisme devient chez certains adultes un plaisir sublimé, le vertige pourrait en être une présence désagréable tardive. 

Pour les identifications projectives, autres formes de la théorie de l’esprit ou de l’empathie, d’autres mécanismes sublimatoires et pathologiques vont survenir dans le développement de l’enfant. Chez certains enfants et adultes, ces mécanismes du développe-ment vont fonctionner principa    lement sur le mode psychopa-thologique. Les souffrances psychiques qui vont en résulter seront plus ou moins compensées par l’environnement familial et social. Dans quelques cas, la pathologie va se figer sous la forme de maladies mentales avérées et les soins indiqués pourront comporter des prises en charge par des équipes soignantes à temps plus ou moins partiel. Et c’est dans ces circonstances que ces mécanismes de fonction-nement psychique viendront au contact des soignants qui les accueillent, qu’ils soient enfants ou adultes.

En ce qui concerne les patients adultes schizophrènes notam-ment, la question se pose de façon sensiblement différente sur le plan phénoménologique mais requiert les mêmes approches institu-tionnelles pour accueillir les formes spécifiques de transfert. Dans les équipes, il est intéressant de se poser la question de savoir si une connaissance de tous ces éléments est présente et cultivée institutionnellement, ou absente et considérée comme inutile, voire comme de la désinformation. 

Dans le premier cas, les soignants sont considérés comme les responsables accueillant des patients pris en charge, et les relations transférentielles aux formes pré-objectales, ou dissociées (Oury), ou multiré-férentielles viendront se déposer dans leur appareil psychique, avant de vouloir dire quoi que ce soit. La réunion des soignants « touchés » par ces phénomènes aura la lourde mission de construire la constellation transférentielle de ce patient-là, quitte à débusquer les effets induits par les formes non finies de relations à l’objet sur son fonc-tionnement d’équipe : clivages, paranoïa institutionnelle. Les travaux de Stanton et Schwartz repris en détail par Didier Robin sont à cet égard très instructifs. 

Dans le deuxième cas, la priorité est à la réduction symptomatique et les soignants sont considérés comme les agents interchan-geables de cette stratégie normative. Point n’est besoin de développer des groupes de supervision ni de réunions sophis-tiquées pour que chacun des soignants parle de son contre-transfert si tant est que l’on accepte le concept forgé par Tosquelles à cette intention, celui de contre-transfert institutionnel. 

L’ouvrage de Didier Robin s’inscrit dans une perspective de transformation de la souffrance institutionnelle en autant d’éléments de la clinique contre-transférentielle, afin de donner du sens à l’insensé. Dans nos métiers de la relation, le sens est un puissant médicament de l’entropie professionnelle. Nous sommes prêts à souffrir pour autrui, à la condition que du sens surgisse au détour de ces relations avec des êtres en déshérence psychopa-thologique. Et à la condition que ce travail très spécifique soit reconnu pour ce qu’il est : un travail engagé. Les propositions d’intelligence des situations cliniques et thérapeutiques proposées par Didier Robin dans son texte, sont de nature à aider toutes les personnes engagées dans une relation humaine avec un autre en souffrance, non seulement en prenant un peu de cette souffrance d’autrui sur leurs propres épaules psychiques, mais surtout en sachant que cette connivence permettra aux soignants de comprendre ce qu’il en est des angoisses du patient, et ainsi d’en modifier profondément les formes d’expression et de partage, ainsi que les effets dans la vie quotidienne. 

Une fois encore, Didier Robin va au cœur des problèmes abordés et nous aide à axer nos pratiques et nos réflexions sur l’essentiel. A un moment de notre société centré sur des valeurs qui nous éloignent de l’humain, son livre rappelle l’importance de penser les institutions qui accueillent les souffrances psychiques comme autant de repères solides pouvant faire pièce à ce monde tourbillonnaire.