Dieu la mère

Dieu la mère

Patrick Mérot

Editions Puf, 2014

Bloc-notes

Dieu la mère

Le titre de l’ouvrage de Patrick Merot, « Dieu la mère », pourrait éveiller chez le lecteur l’attente d’un combat titanesque entre ce dieu et son homologue masculin. Mais ce serait négliger les guillemets qui signalent qu’il s’agit d’une citation, empruntée en l’occurrence à une mystique anglaise du XIVème siècle, et ce serait oublier le sous-titre, Trace du maternel dans le religieux. Or la notion de trace est ici essentielle car elle appartient à la définition même du « maternel » tel que l’évoque l’auteur, comme une ombre de la première liaison à la mère de l’origine qui n’était pas encore qualifiable comme telle ni connaissable autrement que par son secours apaisant la détresse primordiale du tout petit humain. La question à la fois évidente mais surprenante dans laquelle on se trouve dès lors entraîné est de comprendre où est passé ce maternel dans la théorie psycha-nalytique. Freud avait reconnu d’emblée, dès l’Esquisse (1895) le moment fondateur qu’est l’« action spécifique » dans ce qu’il a appelé ensuite une organisation sous l’empire du principe de plaisir, constituée par « le nourrisson, pour peu qu’on y ajoute les soins de la mère ». Cependant il n’en a finalement pas fait la source logique du besoin religieux envers un dieu de bonté incommensurable ;  pourquoi donc cette « toile de fond installée à l’origine de la psychanalyse, (disparaît-elle), de livre en livre, derrière les praticables dressés pour l’entrée en scène du père », jusqu’à ce développement en 1939, dans L’Homme Moïse et le monothéisme où s’énonce sous sa forme la plus radicale la thèse que le progrès dans la spiritualité est lié à l’abandon du sensoriel maternel ?

On voit bien que le projet pour  l’auteur n’est pas de désigner une sorte de point aveugle chez Freud ; bien au contraire, il s’attache à une lecture approfondie des quatre grands textes « culturels », depuis Totem et Tabou (1912-13), L’Avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la civilisation (1929) pour arriver à L’Homme Moïse et le monothéisme (1939). Or chaque fois le maternel y apparaît, mais comme un « contrepoint suspendu », une considération prise en compte, et cependant laissée hors cadre. Et l’on s’aperçoit qu’il s’agit chaque fois d’une décision théorique de Freud, d’une tentative de situer analytiquement cette première liaison et cette attraction vers la fusion qui risquent de tendre vers l’insaisissable. A l’époque de Totem, en mettant en avant le meurtre et la projection, c’est pour se démarquer de la mystique de Jung qui rêve d’un temps de promiscuité matriarcale que Freud insiste pour affirmer la fécondité  de la découverte du complexe d’Œdipe et de l’interdit de l’inceste. Puis, dans l’Avenir, il semble ressaisi par l’évidence de la détresse infantile de l’homme devant la cruauté de la nature. Mais l’attraction vers le recours au maternel se trouve de nouveau arrêtée par une considération théorique qui le désigne comme  relevant du registre du manifeste : l’analyse ne devrait-elle pas se fonder sur une compréhension qui lui soit propre, comme celle de l’inconscient ? C’est donc le complexe paternel latent qui sera retenu comme étant la motivation profonde servant d’explication, avec à la clé un enjeu important puisqu’il ne s’agit de rien moins que du Surmoi. Et c’est un argument du même ordre qui reviendra dans Malaise (que l’auteur situe en diptyque avec L’Avenir puisque là encore la détresse humaine originaire figure en bonne place, dans la lignée de l’Esquisse) : en plein débat avec Romain Rolland qui désigne le  sentiment océanique comme source du sentiment religieux, Freud répond par la considération sur la culpabilité et la religion constituée avec laquelle le sentiment  ne serait mis en relation qu’après-coup. Vient enfin L’Homme Moïse où tout concourt à donner toute la place au père dans l’invention de la religion. 

Au détour de ces lectures, c’est le fil du religieux que Patrick Merot vient reprendre, en s’appuyant sur cette accumulation de traces en pointillé qu’il a pu suivre dans les œuvres de Freud.  Selon lui, « Il y a chez Freud deux théories de la religion, l’une explicite, l’autre qui se laisse aisément reconstruire à partir de ce contrepoint et qui est une théorie du religieux ». Et cette théorie du religieux est précisé-ment l’endroit où s’observe la force du maternel, non pas dans une pure sensorialité en-deçà des représentations, mais dans la présence continue d’une série complémentaire. Ceci permet à l’auteur de poser la thèse qui nourrit sa réflexion : « Comme la religion, le religieux a profondément à faire avec la culture ». Car dans un champ d’illusion qui vient répondre à la détresse se déploient des expé-riences où l’idéalisation et la sublimation tiennent une place considérable. Ce trajet le mène à travers un cas clinique d’abord, puis au rappel des débats sur la place qu’ont pu tenir les grandes divinités féminines dans l’histoire et le matricide dans la tragédie, à  la figure de Madame Guyon, grande mystique du XVIIème siècle. Là se rencontre le paradoxe troublant, à travers l’aspiration à l’union avec l’autre ou avec Dieu, de « vouloir dire quelques chose qui ne peut se dire ». En prolongeant ce questionnement vers l’époque contemporaine, l’auteur peut aussi s’interroger sur les démarches qui se détachent des trois monothéismes pour s’engager vers le bouddhisme, ou sur les vagues marquées  de retour  au religieux qu’on observe dans certains mouvements communau-taires.

Mais il faut parler aussi de ce qui dans ce livre peut venir troubler le lecteur au-delà de la question religieuse proprement dite. L’analyse méticuleuse de ce geste répété de Freud, qui écarte le lien à la mère au profit d’une théorie paternelle, montre bien qu’il ne s’agit pas d’une inadvertance ou d’un simple préjugé banal de l’époque. On est amené à suivre pas à pas les arguments – parfois contradictoires – qu’il a avancés en faveur de ce choix, comme si chaque fois était pesée la fécon-dité d’une notion théorique. En mettant en lumière cette démarche, et qui plus est  dans des textes « culturels », Patrick Merot oriente forcément la réflexion vers une autre énigme, qui est celle de l’invention de la théorie. Il l’annonce d’ailleurs d’entrée de jeu : « La difficulté, sur le plan métapsychologique, dès lors que l’on parle du maternel, est d’aller au-delà d’une simple phénomé-nologie ». Cette remarque engage implicitement tout le rapport de l’observation clinique et de son récit avec la théorisation qui peut en être faite, et suggère que ce rapport, pas plus que celui du sentiment religieux avec la religion, n’est peut-être pas aussi  linéaire qu’on pourrait le croire.   Un enjeu essentiel de ce livre est donc de souligner le poids de la décision dans la construction théorique. Mais cela n’implique pas qu’on ne trouve pas de traces des choses abandonnées et c’est ce territoire que l’auteur ré-explore. Or ceci est rarement mené avec une telle précision dans notre paysage analytique français où la théorie paternelle a largement été renforcée par les développements de Lacan sur le Symbolique et le Nom-du-Père, ce qui n’empêche pour autant que des théories « maternelles », comme celle de Winnicott, la côtoie avec une égale implantation. Le travail de Patrick Merot n’impose pas de choix ni non plus de syncrétisme en ce domaine. Mais il exige qu’on définisse ce dont on parle, à commencer par la notion de maternel et le « changement d’ordre » que constitue le passage  de la mère au père, qu’il s’agit pour lui de penser « non comme un effacement du maternel mais un dégagement ». 

Cette démarche théorique trouve son répondant sur le plan de la clinique, car là encore ce qui est en jeu ne dérive pas de façon linéaire du récit. Le détour par l’illusion religieuse maternelle engage la dimension d’attente qui nourrit le transfert, et l’ouverture est alors donnée vers une forme possible  d’analyse du narcissisme. Le terrain qui se découvre ainsi se situe entre l’accueil du plus archaïque, obscur et indicible, et la reconnaissance de l’idéal du moi qui peut être parfois dans l’excès même des mots sublimés. Et le cas clinique rapporté indique bien qu’il s’agit d’un vrai tourment. 

Last but not least : l’amour de la musique, qui est souvent une profonde connaissance sensible. Patrick Merot l’évoque en passant, du côté de la puissance de la sublimation dont le maternel  serait la source. C’est un argument qu’on n’a pas envie de mettre de côté, contrairement à Freud, peut-être…