Gisela Pankow. Un humanisme au-delà de la psychose

Gisela Pankow. Un humanisme au-delà de la psychose

Marie-Lise Lacas

Editions Campagne Première, 2014

Bloc-notes

Gisela Pankow. Un humanisme au-delà de la psychose

Marie-Lise Lacas, en collaboration avec Pierre-Paul, nous offre un remarquable livre dont  le monde psychiatrique et psychanalytique avait besoin sur l’œuvre de Gisela Pankow. Une forte préface de Pierre Delion introduit à l’œuvre. Le prologue de Marie-Lise évoque  la mort de Gisela, le service religieux à sa mémoire à Paris et le clivage rigoureux qu’elle maintenait entre sa vie professionnelle et sa vie familiale et amicale.

La première partie évoque « une vie bien remplie » avec un premier chapitre sur la famille et les études en Allemagne. On y voit les difficultés de sa famille – son père, militant démocrate, était un pédagogue moderniste éliminé par les Nazis  et, dans le contexte confus de l’après-guerre, les difficultés qu’elle a encore rencontrées  personnellement, son avenir ayant été préservé en particulier par l’amitié pour son père et sa famille de Théodore Heuss, futur président de la R.F.A. D’intelligence supérieure, peu après s’être installée comme médecin, elle veut partir à la conquête du monde. Elle vient au premier Congrès Mondial de Psychiatrie à Paris, en 1950 et  présente une communication à partir du test morphologique de la base du crâne qu’elle a travaillé chez Kretzschmer. Elle rencontre le Dr. Martiny qui lui fait connaître Jacques Decourt qui s’intéresse à la morpho-endocrinologie. Sa rencontre avec Decourt va être l’occasion à la fois d’un doctorat es sciences à partir de ses travaux sur la base du crâne, et de l’accueil de premiers patients en difficulté psychologique. Elle s’inscrit à la Société Française de Psychanalyse. En 1954, elle se fait remarquer  au Congrès international de psychothérapie de Zurich par une communication sur Le transfert dans le traitement analytique d’une malade paranoïaque ». Son rapport de titularisation au sein de la Société Française de Psychanalyse intitulé La structuration dynamique de l’image du corps chez une malade hébéphrène (le cas Suzanne) la fait entrer dans le cercle psychanalytique français. Elle tient brièvement un séminaire à la Société Française de Psychanalyse qui sera écarté du cursus : en effet, elle appelle au travail psychanalytique en face à face au début de la cure des psychoses alors que la majorité pense que sans divan, pas de psychanalyse. Elle est tentée tour à tour par une installation aux U.S.A. et en Australie qui ne se réaliseront pas mais elle rencontrera Allan Stoller en Australie et N.D. Rosen aux U.S.A. Elle aura également des échanges fructueux avec F. Fromm-Reichmann et Hélène Flanders-Dunbar, mais toutes deux devaient mourir prématurément avant la réalisation de projets communs. Installée définitivement à Paris, elle va au 2ème Congrès mondial de psychiatrie à Zurich où elle rencontre Jean Oury qui restera son ami jusqu’à la fin de sa vie. Elle a tenu un séminaire privé chez elle ainsi que des rencontres d’été dans son chalet. Dans les facultés de médecine, elle a pu tenir longtemps un séminaire public officiel grâce à l’appui d’André Bourguignon et de Jean-Marc Alby. Puis, elle enseignera à Sainte-Anne jusqu’en 1992. 

La deuxième partie est consacrée aux sources de sa pensée. D’abord dans la phénoménologie et la psychiatrie allemandes. Elle s’appuie sur un des grands textes de Heidegger, Bâtir, habiter, penser. Elle s’appuie aussi sur Jaspers et, fondamentalement sur Freud dont elle retient en particulier la conception de l’organisation du psychisme en strates. Ses quatre maîtres sont Kretschmer, Guardini, Siewerth et Fessard. Elle a gardé du premier l’intérêt pour la constitution physique mais aussi une conception multifactorielle des troubles psychiques, enfin la distinction entre psychose nucléaire et psychose marginale reliée à son élaboration des fonctions de l’image du corps. Le philosophe et théologien catholique allemand, d’origine italienne, est une des personnes qui ont contribué à sa conversion au catholicisme. Guardini propose une philosophie du vivant concret, proche de Husserl. Concernant la cure des psychotiques, elle conduira Pankow à proposer la Mittleiblichkeit, un être-dans-le-corps en communication avec l’être-dans-le corps de l’autre. Un chemin est ouvert, à partir de Cézanne, pour proposer à un délirant de façonner une forme dans l’espace – un modelage à trois dimensions – qui exprimerait quelques manières dont le producteur habite secrètement son corps. Siewerth, dans son livre Mot et image, déploie les relations entre mot et image en trois parties : la forme essentielle extérieure au sujet connaissant ; la forme intentionnelle agissant à l’intérieur du sujet connaissant ; la forme expressive  résultant des deux informations précédentes se concrétise dans une parole proférée ou écrite. Le champ symbolique s’incarne dans l’image-qui-fait-sens. On est dans la ligne d’une pensée aristotélo-augustinienne. Gaston Fessard a été pour elle un guide, en particulier avec sa conception du signe et du symbole, en tant qu’ils animent la relation intersubjective concrète, ce qui fait lien avec la conception pankowienne de l’image du corps. On distingue les symboles symbolisants qui sont la source de la liberté, des symboles symbolisés qui sont les purs produits de conventions arbitraires entre savants. La question du signifiant et du signifié est reprise : si le Sa conditionne matériellement le Sé, il ne le détermine pas, c’est au contraire le  qui donne au Sa son sens intelligible. Les symboles symbolisés servent dans l’étude des processus naturels mais seuls les symboles symbolisants peuvent déterminer des vérités d’ordre historique grâce aux catégories de personne et de temps. C’est ici qu’il y a une différence fondamentale avec les conceptions de Lacan, malgré les points de contact. 

Le centre du livre est occupé par une série de photos à tous les âges de la vie avec sa famille et ses amis, à Paris, Bonn, Berlin et au chalet de Saint-Jean d’Arves. La troisième partie présente les concepts cliniques fondamentaux. Tout part du concept d’image du corps qui suppose, à la manière d’Aristote, une unité substantielle de l’humain. Elle déclare en 1981  que le corps peut garder des « secrets » et empêcher tout refoulement en enterrant le traumatisme comme un corps étranger. Elle distingue deux fonctions de l’image du corps. La première concerne uniquement la structure spatiale du corps en tant que forme ou Gestalt, c’est-à-dire en tant que cette structure exprime un lien dynamique entre les parties et la totalité. La seconde porte sur le sens et le contenu de ce même rapport structurel. Elles expriment une loi immanente du corps. Cette partie fondamentale est si condensée que l’on ne peut que renvoyer à sa lecture lente et réfléchie. Je remarquerai seulement que, comme chez Nicolas Abraham, la symbolisation unit sensations-perceptions, images, affects et potentialité d’action, cette dernière se trouve testée dans la participation corporelle de l‘analyste et du patient dans la cure ainsi que dans les réalisations du patient, tels ses modelages. Quant au patient plus régressé, l’analyste peut l’amener à retrouver les sensations tactiles et autres d’une partie de son corps. Ce sont deux modalités pour parvenir à réaliser une greffe de transfert à partir de laquelle un travail symbiotique psychique peut se mettre en place. Un phantasme structurant ne peut surgir que de l’intervention de l’analyste qui établit un lien associatif pertinent. La pâte à modeler, mettant en jeu les trois dimensions, la forme et la couleur, la possibilité de constructions, de destructions et de réparations rapides, apparaît le meilleur médium thérapeutique.

La conclusion insiste sur la personnalité exceptionnelle de G. Pankow avec à la fois une certaine rudesse et une profonde humanité. Il ne fait pas de doute pour moi que les traumas qu’elle avait subis dans sa jeunesse la laissaient hypersensible à toute nouvelle attaque vraie ou redoutée, avec des mouvements dépressifs ou persécutifs limités mais vifs. Elle tenait avant tout à l’authenticité. Nos différences de position par rapport à la politique et à la religion n’empêchaient pas une profonde estime mutuelle. Nous partagions la religion au sens étymologique, le souci du lien interhumain, l’établir, le conserver et tenter de le rétablir dans les cas   où les troubles mentaux l’ont endommagé.

Une post-face de Jean Oury insiste sur l’importance de travailler ce livre. Il rappelle les échanges du groupe appelé GTPsy (1960-1966) autour de F. Tosquelles avec Gisela Pankow et leur attachement commun à un diagnostic précis et à une logique multiréférentielle. Il souligne les liens entre les sensorialités et l’affectivité, les liens de l’âme et du corps et l’intersubjectivité. Des annexes présentent des textes de G. Pankow. Une lettre touchante d’hommage à son père pour le centenaire de sa naissance alors qu’il est mort à 68 ans dans des conditions troubles à l’hôpital de Berlin en 1943 après une vie de militant pour la paix et les droits de l’homme. Un texte sur « structures rigides et structures souples dans les psychoses », produit comme intervention sur le rapport de D. Lagache sur la structure de la personnalité à un Colloque de Royaumont en 1958 apparaît comme une ébauche des développements ultérieurs. Une lettre de L. Weizsäcker au sujet d’une patiente, est suivie de la réponse de G. Pankow. Elle y indique que le modelage ne prend sens que si le thérapeute demande au patient de modeler pour lui. Elle propose dans ce cas la méthode d’exploitation du modelage où l’on demande au patient de bâtir une histoire à partir de son modelage. Le commentaire de M.L. Lacas est remarquable et ces pages (142-143) doivent être marquées d’une pierre blanche pour les méditer. A propos de l’expérience du miroir dans la névrose et la psychose (1958) est un article publié dans L’Evolution psychiatrique lui aussi précédé d’un remarquable commentaire. Une observation traite d’un cas limite de névrose obsessionnelle avec hallucination unique d’une double image dans le miroir. Dans une autre circonstance, face à la glace, elle avait ressenti deux personnes en elle comme si son corps était divisé en deux. La thérapie l’a aidée à guérir de la fracture dans l’image du corps et de la fracture dans sa vie sociale liée à sa naissance hors mariage : elle a porté le nom du second compagnon de sa mère jusqu’à 14 ans où elle apprend que ce n’est pas celui de son père réel. Avant ce cas, G. Pankow avait examiné deux nouvelles tragiques, l’une de Rodenbach, L’ami des miroirs et l’autre de Carl Zuckmayer, Une histoire d’amour, dont les deux héros se suicident, pris dans un jeu d’images où leur être se trouve méconnu. 

Le livre se termine par des repères chronologiques, une bibliographie détaillée des publications, des conférences et des congrès.