La psychanalyse à l’épreuve du bébé

La psychanalyse à l'épreuve du bébé

Albert Ciccone

Editions Dunod, 2012

Bloc-notes

La psychanalyse à l’épreuve du bébé

Dans son dernier ouvrage, Albert Ciccone propose de sérier les apports considérables de la connaissance du bébé à la théorie et à la pratique de la psychanalyse, ainsi que dans le soin psychique auprès de l’ensemble des patients, quel que soit leur âge et le type de dispositif (individuel, groupal ou familial). Autrement dit, il s’agit d’interroger les fondements de la pratique clinique à partir de l’expérience acquise auprès des bébés. Comme l’indique le titre du livre, la psychanalyse est ainsi mise à l’épreuve des connaissances sur le bébé, tant à partir d’autres champs de savoir, que de l’observation des bébés selon des méthodologies cliniques.


L’auteur dégage d’emblée les enjeux, eux aussi considérables,  de cette perspective articulée autour de la prise en compte de ce   qu’Albert Ciccone désigne comme « les aspects bébés du soi » : en premier lieu, l’approche du bébé et de la petite enfance est formatrice pour la pratique clinique et sa théorisation, le second enjeu concerne la prise en compte essentielle des « aspects bébés », au sein de toute personnalité, dans le soin psychique et le troisième enjeu consiste à s’appuyer sur la connaissance des conditions de développement du bébé et des particularités de la parentalité mobilisée par les besoins du bébé pour pouvoir construire des modèles pertinents de soin psychique.
 Cette réflexion s’enracine dans l’histoire de la psychanalyse : l’auteur note que Freud avait insisté sur la nécessité d’analyser les expériences infantiles, mais que de nombreux analystes ont souligné l’impératif de prendre en compte les expériences précoces, infantiles et archaïques, autrement dit pas seulement l’infantile oedipien mais les expériences primitives. À l’appui de son propos, l’auteur convoque en particulier les travaux des psychanalystes de filiation kleinienne ou post-kleinienne, qui, à l’instar de M. Klein, mettent en lumière les processus psychiques les plus archaïques, ainsi que leurs effets dans le fonctionnement psychique et la psychopathologie, tels Bion, Herbert A. Rosenfeld, D. Meltzer, S. Resnik, H. Segal, F. Tustin, D. Rosenfeld… Il rappelle aussi la façon dont  Winnicott cherchait le contact avec les aspects infantiles précoces et les souffrances du nourrisson. 


L’auteur postule que la souffrance psychique la plus intolérable est toujours celle éprouvée par la partie infantile du soi. Pour définir « les aspects bébé » du soi, la première partie différencie parmi les expériences précoces l’archaïque et l’infantile : les aspects bébé recouvrent les traces des expériences archaïques et concernent l’infantile, qui représente une expérience subjective jusqu’au début du langage et de la constitution d’un sentiment d’individuation. À la suite de René Roussillon qui distingue un infantile précoce et un infantile oedipien, A. Ciccone propose de différencier un « infantile bébé », un « infantile oedipien » et un « infantile préadolescent ». Il n’en reste pas moins qu’on peut s’interroger sur la pertinence d’une telle dissociation de « parts bébé du soi » dans l’ensemble de la vie psychique, dans la mesure où le sujet procède tout au long de sa vie à un travail de métabolisation et d’appropriation subjective des expériences précoces, sans cesse remodelées et intégrées à la vie subjective.  

A. Ciccone met en garde à juste titre les cliniciens contre les modèles de la faillite des interactions précoces, proches des mythes de la mauvaise mère, de la mère schizophrénogène ou déprimée, qui risquent de devenir omniscients et adaptables à toute forme de psychopathologie. À partir de l’observation des bébés et de leurs parents – on connaît la formule fameuse de Winnicott : « un bébé tout seul, ça n’existe pas »- l’auteur donne ensuite plusieurs exemples tout à fait éclairants de modélisation possible du soin psychique, comme le modèle de la rencontre, de l’intégration pulsionnelle, de la réanimation psychique et de la consolation.

L’originalité de la seconde partie de l’ouvrage consiste à articuler l’observation du bébé dans le champ de la psychanalyse, notamment les méthodes d’E. Bick et de M. Harris, à la méthodologie de l’observation clinique en général. On pourrait souligner que ces caractéristiques de la position clinique ne sont pas seulement mises en travail par la clinique des bébés mais l’auteur précise justement que d’autres expériences, auprès de patients limites ou dans le contexte de situations extrêmes, permettent aussi de dégager ces exigences de la position clinique, comme la construction d’un cadre interne, l’implication dans la situation clinique, le repérage des éléments contre-transférentiels, la mise en suspens de tout savoir préconçu etc… La pratique auprès des bébés a influencé certaines mutations dans l’abord du soin psychique.

Dans cette perspective, l’auteur traite ensuite du développement psychique du bébé et de ses implications dans les modèles du soin. Il insiste sur la place de l’inter- subjectivité, de l’émergence du ludique dans les interactions précoces, ainsi que de la rythmicité et propose un modèle paradigmatique et transversal du soin psychique articulé par le partage d’affect et l’implication rythmique du soignant adapté aux besoins du patient, notamment l’implication rythmique de la parentalité dans le soin selon D. Thouret. Il relève la fonction essentielle des expériences d’accordage (D. Stern), d’ajustement, de partage émotionnel, tant dans l’approche psychanalytique que dans les modèles cognitivistes, développementaux et interactionnistes. L’auteur aborde aussi la question de l’émergence de la vie psychique et de la pensée en articulant différentes épistémologies. 

A. Ciccone décrit ensuite les enjeux de la parentalité, en situant le bébé dans les enjeux narcissiques et oedipiens des parents. Il dégage notamment, dans la continuité de ses précédents travaux sur La transmission psychique inconsciente (Dunod, 1999), les fantasmes de transmission destinés à remplir différentes fonctions par rapport à la filiation, comme confirmer la filiation, innocenter des désirs coupables et traiter des expériences traumatiques comme celle du handicap. Il avance aussi de nouvelles perspectives sur la fonction paternelle, en partant de l’idée, à l’appui de la psychologie du développement et des recherches sur l‘attachement, que le père est présent et perçu d’emblée par le bébé comme un objet de relation, contrairement à ce que la psychanalyse a pu avancer, en présentant souvent le père comme d’une importance secondaire après la mère et servant surtout à interdire l’inceste et à énoncer la loi. Au contraire, avant de séparer, le père réunit la mère et le bébé, ainsi que l’a montré S. Resnik, évoquant « la fonction pont » du père. 

La fonction paternelle assure la continuité, la permanence et la modulation des formes de présence dans les expériences de discontinuité. Les fonctions maternelles et paternelles s’articulent en chaque sujet, et au sein du couple, qui articule aussi l’érotique au parental. Enfin, de façon originale, l’auteur met en perspective la notion de bisensualité psychique primaire ou bisexualité primaire, dégagée à l’appui des travaux de F. Tustin sur les intégrations sensuelles primaires, avec les notions de biparentalité psychique et de bigénérationnalité psychique, qui relèvent de la combinaison chez le sujet des aspects parentaux et des aspects infantiles. L’ouvrage s’achève par l’évocation de nombreux contextes cliniques d’émergence des aspects bébés du soi, qui se manifestent beaucoup dans des scènes ou des théâtralisations corporelles. Parmi la richesse des exemples cliniques proposés, l’auteur donne une lecture très intéressante des automutilations en privilégiant les aspects infantiles et archaïques : il décrit notamment les automutilations dans les états autistiques mais aussi dans les zones autistiques des personnalités limites.

Cet ouvrage s’inscrit dans le fil de publications récentes sur la clinique du premier âge qui ne concerne pas seulement le bébé mais reste active tout au long de la vie et constitue le noyau de nombre de pathologies. Il s’agit moins pour A. Ciccone de défendre l’idée d’une psychanalyse des bébés que de mettre en évidence les apports de la clinique des bébés dans la modélisation et la pratique du soin psychique, quel que soit le type de psychopathologie. Le psychanalyste comme le psychologue clinicien gagnera à s’ouvrir à la prise en compte de cette autre scène, tant de la petite enfance que des traces en tout sujet de l’infantile précoce.