L’amour de la différence

L'amour de la différence

Catherine Chabert

Editions Puf, 2011

Bloc-notes

L’amour de la différence

Est-ce « l’amour de la différence » qui permet à Catherine Chabert de développer une réflexion aussi libre, dégagée des sentiers battus et des affrontements dans lesquels il arrive que nos débats s’enlisent ? Son écriture porte la marque du féminin. Ce n’est pas seulement une question d’ouverture et de sensibilité, une tendance à lier plutôt qu’à opposer ; c’est le fait d’une disposition qui consiste à ne jamais privilégier la doxa par rapport à l’expérience, à ne pas lâcher la proie pour l’ombre, la « chose » pour l’idée que l’on s’en fait ou que l’usage tend à imposer, à laisser place au doute et à l’inachèvement en dépit de l’inconfort qui peut en résulter. Position féminine si tant est que le besoin de maîtrise intellectuelle et la tendance à construire des systèmes clos relèvent plutôt d’un penchant masculin ; position analytique surtout, telle que Freud la définissait en tant que « science édifiée sur l’interprétation de l’empirie » et qui, par là même, « n’enviera pas à la spéculation le privilège de fondements tirés au cordeau, logiquement irréprochables ». De cette liberté qu’elle se donne, de la qualité de son écoute et de la subtilité de son élaboration résulte une grande créativité. 

Son expérience clinique l’amène à considérer que toute analyse est traversée par un double courant : celui qui s’inscrit dans les réseaux du complexe d’Œdipe et celui qui relève du traitement de la perte dans sa version narcissique. Faisant suite à la publication en 2003 duFéminin mélancolique, ce nouveau recueil tisse des liens entre ces deux aspects avec « une centration aujourd’hui plus insistante sur la chose sexuelle ». On ne peut traiter selon elle de la différenciation sujet-objet indépendamment des représentations sexuelles de la différence. C’est aller à contre courant d’une tendance contemporaine qui accorderait à l’un le privilège du précoce et du maternel, tandis que l’autre marquerait l’accession à un état structurellement plus avancé. Suivant le fil d’une évolution linéaire et monoclonale, de telles approches confondent « l’archaïque » avec le précoce et semblent avoir perdu de vue ce qu’il en est de l’après-coup et de la régression provoquée notamment par l’attaque pulsionnelle faisant effraction dans le moi. « La confusion des temps si précieuse en analyse quand elle est comprise comme produit du transfert, perd alors sa dynamique et se réduit à des points de fixation pris dans une temporalité chronologique ». 

Cette perspective est illustrée par un jeu de mots opposant L’entre-deux Winnicottien, creuset de la différenciation moi/non-moi et de la créativité personnelle, à L’entre-eux-deux de la scène primitive qui partant de la solitude de l’enfant non plus seulement en présence de la mère mais entre père et mère, l’installe dans un autre champ largement traversé par la sexualité et les fantasmes originaires, favorisant le passage vers du nouveau par la reconnaissance de la différence des sexes comme représentant de la séparation. L’absence ne signifie pas que la mère a disparu ou qu’elle est détruite mais qu’elle est mue par son désir. Si la linéarité est rompue ce n’est pas tant par l’absence de la mère que par la présence du père dans la différence.

Ce motif déploie ses harmoniques dans trois Portraits de femmes. La figure d’une patiente dont les charmes et la réussite sociale masquent de leur éclat les profondeurs vertigineuses de la mélancolie et du masochisme est associée par l’auteur au personnage mythologique de Pandora qui séduit par sa beauté ensorcelante mais dont la jarre déborde de maléfices. En tant que 1ère femme, elle symbolise l’apparition de la différence des sexes avec toutes les perturbations qui en résultent. Instrument plus qu’agent des troubles qu’elle induit elle figure en même temps la différence entre l’être et le paraître avec les clivages ou les brouillages intérieurs qu’une culpabilité inconsciente dévastatrice est susceptible d’entraîner. « Même dans la clinique des états limites, écrit C. Chabert, même lorsque l’essentiel porte sur les frontières troublées entre le dedans et le dehors, la différence des sexes occupe une place majeure ». 

Vient ensuite sous le titre Scènes de coups un propos fort éclairant sur ce que l’on pourrait qualifier de « traumatisme écran ». Le souvenir d’avoir été battue cède la place chez une patiente à l’évocation de scènes de séduction paternelle. Les contenus représentatifs se déplacent mais la factualité de ces évocations marquées par un surinvestissement du visuel, cherchant à échapper « à ce qui bouge dans les profondeurs du corps pulsionnel, à l’effraction du dedans » provoque chez l’analyste une sorte d’arrêt sur image qui immobilise la pensée. Jusqu’au moment, écrit C.Chabert, où « je sus que cette chambre ressemblait à la mienne, celle de mon enfance ».  C’est à la faveur d’un transfert de l’éprouvé de la patiente sur la scène intérieure de l’analyste, que la fixité des souvenirs cesse d’exercer une emprise défensive sur les fantasmes et que les affects liés, en l’occurrence, à la scène primitive, dégagent l’analysante de cette position de passivité qu’elle avait fait vivre aussi à son analyste, ce par quoi elle redevient auteur et propriétaire de son histoire. 

Le 3ème portrait est placé sous le signe du mépris. D’objet méprisé dans la scène primitive, l’enfant devient sujet méprisant mais ce qui, par là même, conduit l’homme à rabaisser l’objet sexuel, conduit plutôt la femme, comme Freud le faisait observer, à s’interdire une vie amoureuse, mouvement renforcé par l’emprise et l’idéalisation de figures maternelles tutélaires qui conservent jalousement cette place unique de la femme désirée et aimée. Deux figures romanesques viennent remarquablement illustrer ces destins pathétiques marqués par le triomphe d’un masochisme qui assure la pérennité d’un amour idéal. C’est dans l’enclos maternel que les désirs des femmes s’aliènent lorsque fait défaut une figure de «  père libidinal » susceptible d’atténuer la violence d’un surmoi essentiellement héritier d’une seule figure parentale.

Figures d’hommes s’ouvre par une réflexion sur la jalousie comme moyen de lutter contre la mélancolie. A propos d’un patient dont la régression mélancolique neutralise et désexualise le transfert, ce qui semble avoir pour objectif de limiter les effets de la perte, C. Chabert en vient à souligner par contraste la fonction objectalisante et différenciatrice de la jalousie dans laquelle les mou­vements projectifs et passionnels œuvrent à la séparation et à la différenciation moi-objet (« L’objet naît dans la haine »). La psyché peut alors commencer à re-trouver l’objet et avec lui l’incertain de l’amour. Et puis c’est la figure d’un enfant triste de la tristesse de son père qui vient mettre en question la complaisance avec laquelle la dépression maternelle est souvent mise en cause dans les troubles narcissiques et identitaires perdant de vue ce qui est le ressort essentiel de la séparation et de l’individuation : le tiers, le père, le lien entre le père et la mère dont l’enfant est exclu. Cet effacement du père conduit à une désexualisation du fonctionnement psychique au bénéfice d’un système éminemment narcissique. 

La figure de Dom Juan vient illustrer cette « impersonnalisation » de l’objet comme traitement maniaque de la perte. L’inconstance du héros, ses conquêtes éphémères s’inscrivent dans une série indéfinie de substituts maternels. Il confond l’agitation et le mouvement, il est en vérité pris dans une compulsion de répétition qui sert à traiter la déception et qui conduit à l’autosuffisance dans une logique purement narcissique. Plus d’investissement et donc plus de perte, la série ininterrompue assurant, dans l’inconstance des relations, la constance du lien originaire. En arrière plan la scène insupportable d’un couple d’amants dont il est exclu et qu’il s’est juré de détruire. 
Masculin-féminin constitue la 3ème partie de l’ouvrage. A partir du mythe de Laïos illustrant la passion d’un homme mûr pour un jeune garçon, est posée sous une forme peu commune la question d’un fantasme originaire de pédophilie homosexuelle incarnée par la relation à l’enfant merveilleux, « celui que mon père préfère ». Négatif de la scène primitive, le fantasme de père pédophile ne place plus l’enfant derrière la porte mais le situe au centre, comme maître passif de l’amour d’un père. Pour une fille, développer ses identifications masculines pour séduire un père « homosexuel » c’est conserver le père et la mère, sans jamais choisir, et maintenir en suspens la question du désir de chacun. La cruelle contrainte au bonheur fait écho à l’un des paradoxes de notre culture, soulignant le contraste entre les aspirations hédoniques dont elle se réclame et une inflation simultanée du masochisme. 

Ce chapitre propose une réflexion subtile sur les liens qui se tissent entre les identifications et le surmoi dans le traitement de la perte. A l’identification hystérique qui relève d’une élaboration objectale de la perte, s’oppose l’identification narcissique, laquelle procède d’un mouvement régressif comparable à celui de la mélancolie par la dédifférenciation qu’elle opère entre l’objet et le sujet. Dans l’incapacité de supporter la séparation, le sujet se confond avec l’objet déceptif, retournant la haine contre lui-même dans une opération d’autosabotage qui trahit la culpabilité inconsciente et qui mobilise toute la violence du surmoi constitué à la faveur de ce retournement de la passivité en activité. L’auteur s’engage à partir de là dans un développement particulièrement intéressant et novateur concernant le surmoi féminin dont Freud accusait la faiblesse. Les particularités du complexe d’Œdipe chez la fille rendent plus aléatoire son renoncement aux vœux incestueux dont la confusion est le corollaire inévitable. Si défaillance il y a, elle concerne spécifiquement l’aspect interdicteur, contenant et protecteur du surmoi qui suppose cette reconnaissance d’objets différenciés et qui permet de renoncer sans être détruit. Par défaut la place revient aux débauches primitives du surmoi mélancolique. Le surmoi féminin pourrait ainsi représenter la forme tyrannique et sévère la moins aimante, la plus cruelle, la plus puissante, de la conscience morale. Ce cheminement se poursuit en de nombreuses et très fécondes ramifications qui se rapportent notamment au désir d’enfant mais que nous laisserons au lecteur le plaisir de découvrir.

Le plaisir est précisément le titre du beau chapitre sur lequel s’achève ce livre. Plaisir en l’occurrence de penser et d’écrire, plaisir lié à la recherche scientifique dans les vibrations contradictoires de l’espoir et du désespoir entre l’intime conviction et le doute, dans l’oscillation entre la soumission aux faits et le traitement qui s’efforce d’en maîtriser le sens. « L’idée de vérité, écrit-elle peut alors se déplacer légèrement : à partir de l’adéquation entre l’objet « réel » et la pensée qui s’en saisit, le glissement s’opère vers un affect et la représentation qui lui est attachée. Le mot « juste », la construction « juste » ne sont pas ceux qui restituent une réalité de fait avec l’exactitude qui pourrait en constituer le label, mais plutôt ceux qui assurent la rencontre entre ce qui se dit et ce qui s’éprouve.» C’est à cette place que peuvent se rencontrer dans le discours intérieur de l’analyste les fictions offertes notamment par la littérature, ranimant la trace libidinale laissée par l’objet perdu. Ce livre de Catherine Chabert en est un vivant témoignage et les lecteurs ne manqueront pas de partager ce plaisir.