L’écoute de l’analyste

L'écoute de l'analyste

Laurence Kahn

Editions Puf, 2012

Bloc-notes

L’écoute de l’analyste

La forme n’est pas un état mais un acte, et c’est avec elle que travaille le psychanalyste : chemin, pulsa-tion suscitée par la perte, tension de la quête, formes verbales étranges, formes symptomatiques dont la source se dérobe, formes visuelles où se voilent et se dévoilent le plaisir et l’interdit, formes auditives où chaque modulation de la voix signifie l’insistance ou la défense sont au centre de l’expérience analytique. Ce n’est qu’en surface qu’émergent les formes indéchif-frables qui s’offrent à la pensée en quête de l’élucidation des productions inconscientes. L’exer-cice de l’analyse est constamment pris dans une tension entre le plan des formes marquées par la déformation imposée par la censure, et celui de l’action des formes expressives à valeur performative, essentiel à la saisie du transfert. La difficulté tient à l’articulation de ces deux plans, le sous-sol théorique en est la définition freudienne de la pulsion comme « morceau d’activité » (Pulsions et destins de pulsions, 1915).  

Explorant la notion freudienne de « figurabilité », ou mieux de « pré-sentabilité » (Darstellbarkeit), Laurence Kahn, membre titulaire de l’Association Psychanalytique de France, déploie sa réflexion sur la production et le déploiement des formes, c’est-à-dire de la Darstellung, ou « présentation » qui soutient la figurabilité du rêve, mais aussi un très grand nombre d’autres productions de l’incons-cient et de l’ensemble de la réalité psychique. 

Le premier chapitre critique l’idée d’une profondeur qui serait distincte de la forme et sous-jacente à celle-ci. Laurence Kahn y examine la manière dont se manifeste l’attention à l’excitant d’une conscience que Freud définit comme un organe sensoriel et s’intéresse au traitement de la surface de la vie psychique. C’est toujours à partir du destin des formes que s’invente la repré-sentation des forces. Dans un rêve, la force présentante concourt avec la forme censurante à la création de la forme déformée. Ces formes sont inventées et deviennent des puissances à partir des signes perceptifs qui affectent le sujet – signes visuels du rêve remémoré, signes affectifs de son oubli ou de son souvenir, signes objectifs ou subjectifs de la résistance. C’est toujours à partir de la surface que se conçoivent ensemble les opérations de la figuration et la constitution de l’appareil à figurer, les opérations de l’interprétation et la méthode qui permet l’interpré-tation. L’attention, flottante et mobile, dissout l’illusion d’une cohésion ou d’un scénario, conglo-mérat suscité par l’élaboration secondaire et les exigences elles-mêmes perceptives de la conscience : il n’est pas de fond à saisir derrière la forme du rêve, mais les représentations refoulées, soumises au travail du rêve, ont été fragmentées en morceaux tordus, compactés et morcelés, désarti-culant une surface pour la recomposer autrement. De sorte que la censure, en faisant obstacle à l’expression des représentations refoulées, est en même temps ce qui permet la création des formes rendant possible le devenir conscient. 

Ce paradoxe manifeste clairement l’écart entre la représentation (Vorstellung, traduit par idea dans l’édition anglaise de Strachey), qui désigne un contenu idéationnel et référentiel – donc la médiation d’une reproduction réflexive –, et la présentation (Darstellung, traduit en anglais par representation) qui est immédiateté perceptible. Le refoulement, qui fonctionne comme un détourne-ment par dégoût de ce qui suscite du déplaisir (l’autre modèle étant celui de la fuite devant le déplaisir), suscite la scission entre la présentation et la représentation et place ainsi au centre de son opération l’action même de la forme : elle fait être en faisant méconnaître. La notion de rejetons de l’inconscient met un terme à tout regret métaphysique par rapport à un au-delà de l’apparence. Ce qui se présente n’est pas un leurre, mais la chose même qui entretient la méprise en se tenant sous nos yeux. Telle est la leçon du traitement de l’effroi, comme dans Œdipe-Roi : la condition de la vision, c’est d’avoir perdu la vue. Ce qui parvient à se représenter avec les mots grâce à la fragmentation en petites quantités d’excitation permet de dire que la surface du langage désintensifie ce qui se présente à la surface de la perception. Le discours du patient qui effectue cette élaboration est avant tout un acte d’énonciation ; rythmes, timbre, prosodie y participent de la figuration et concourent aux intensités et flexions qu’y perçoit l’écoute de l’analyste, donc aux formes avec lesquelles il travaille. 

Le second chapitre soutient avec fermeté que la présentation ne représente pas. Dans le terme allemand Darstellung et ses composés, s’il y a bien potentialité réalisable, il n’est nulle trace de la racine latine de figura ni de l’idée d’une figuration à partir de l’image (Bild ). La Darstellebarkeit renvoie aux conditions de possibilité d’un acte, celui de présenter de manière sensible, par un moyen approprié. Rien n’y subsiste de l’ambiguïté de la figure qui, en théologie, manifeste l’invisible dans le visible, ni de la force poïétique roman-tique, comme magie de l’âme universelle conduisant au mysticisme ou à l’idée d’une transfiguration. L’inspiration a cédé la place au processus, c’est-à-dire au conflit. 

Dans le travail psychique, présenter est un mouvement engendré par la poussée du refoulé qui cherche à trouver une expression. La présentation n’est nullement le propre du rêve : l’acte manqué, le lapsus ou le symptôme sont aussi des présentations. S’il y a des images dans le rêve, elles ne sont pas signe d’une chose représentée, mais le résultat du traitement d’un matériau psychique qui n’est pas une traduction. L’original n’existe pas, la référence est disloquée ; le processus primaire ne sait que désirer et présenter la satisfaction comme accomplie. La présentation est immédiate, déliée des contraintes du temps, de l’espoir, de l’attente ; elle fait être en faisant percevoir. C’est en termes d’actualisation, donc d’agir (y compris dans le symptôme en agissant à la fois deux volontés contradictoires) et de reviviscence hallucinatoire qu’il faut penser le pouvoir de la force présentante. Les rapports de la forme et de la force se retrouvent donc au centre de la réflexion (chapitre trois) ; tout est processus. En appui explicite sur la pensée de Jean Paul et son cours d’esthétique, Freud retrouve dans son ouvrage sur le mot d’esprit l’entrecroisement entre le mot d’esprit et le rêve. L’effort pour décomposer la présentation met en évidence la fonction hallucinatoire de la dramatisation. L’examen des embûches de l’affect porte au premier plan la question des relations entre quantité et qualité, ainsi que les discordances de l’intensité. Les variations sensorielles de l’écoute et les conditions formelles de l’énon-ciation amènent à penser une clinique du rythme et à réfléchir sur la valeur. C’est alors la relation entre l’esthétique et l’économique dont il faut rendre compte, ce qui amène à traiter de l’expression et de l’affect. Ce qui implique des préformes de la forme…

L’incarnation transférentielle s’effectue à partir d’une déformation par transfert, et conduit à penser les effets de la présence mais aussi le nécessaire fond hallucinatoire actif dans le langage. La réincarnation n’est ni image, ni figure, ni signe. Le traitement de l’agir transférentiel conduit à souligner le double réglage de l’attention. Le dialogue de Freud avec Lipps met en évidence le facteur quantitatif de la représentation et aide à penser les voies motrices de la qualification du transfert et les conditions de la perlaboration.

Méditant sur les rapports entre l’échafaudage et le bâtiment, la conclusion réinterroge la philo-sophie et la conception de la vérité sous-jacentes aux élaborations freudiennes, ainsi que le détour-nement de Kant auquel Freud se livre par sa conception de la Darstellung. Le rêve, le perceptif et l’hallucinatoire nous conduisent à l’ultime lisière, celle qui distingue la présentation de l’hallucination. Dans ce livre très dense, Laurence Kahn nous entraîne dans sa lecture exigeante du texte freudien dont elle dégage des enjeux essentiels tant pour la pratique de la psychanalyse, l’écoute de l’analyste, que pour son épistémologie. Nous n’avons pas fini d’explorer et de digérer la révolution freudienne ; c’est dans le traitement de la surface que se manifeste le sens, et celui-ci est une force, donc une action. 

En étudiant « l’action de la forme » et son caractère essentiel pour rendre compte de l’écoute de l’analyste, Laurence Kahn nous présente la pensée freudienne sous une forme qui exclut toute édulcoration. Néanmoins, tout est ramené à la forme, ses déformations, ses transformations, écartant l’idée d’une réalité psychique informe ou hors formes. On le voit, ce livre qui soutient une thèse anti-métaphysique, aux antipodes de l’ouverture à l’Être,    « antidote à toute velléité ontologique » (p. 234), mérite une discussion serrée, car il ouvre la question en elle-même ontolo-gique de savoir si l’être -ou du moins la réalité psychique- est réductible aux formes en acte. Laurence Kahn nous dit elle-même soulever la question des rapports entre l’économique (le quantitatif de l’énergie psychique) et les formes, qui relèvent fondamen-talement d’une aisthesis, d’une esthétique.