Les mangas pour jeunes filles, figures du sexuel à l’adolescence

Les mangas pour jeunes filles, figures du sexuel à l'adolescence

Joelle Nouhet-Roseman

Editions Eres, 2011

Bloc-notes

Les mangas pour jeunes filles, figures du sexuel à l’adolescence

Joëlle Nouhet Roseman dessine devant les yeux d’un lecteur non initié les contours et les formes d’un panorama jusqu’alors insoupçonné : celui des mangas et plus spécifiquement les mangas au féminin, mangas shôjo. Entre­croisant aux entretiens d’ado­­lescents, une analyse historique, anthropologique et psychanalytique des mangas, l’auteure décrypte, traduit et interprète les codes d’une « pure » culture adolescente. Son questionnement sur l’engouement suscité par les mangas chez les adolescents ouvre à une fine analyse de ces communautés formées autour d’un néo-langage et de codes vestimentaires inédits représentant une nouvelle manière d’être au monde, au-delà des générations, au-delà du sexe. L’auteure aime à rappeler son expérience du Japon, expérience « de la perte (…) de ses repères spatiaux, temporels, corporels, linguistiques, affectifs, sensoriels ». Cette perte, c’est l’assurance d’un gain qu’elle met au service de sa réflexion : celle d’une sensibilité nouvellement acquise. 

Il y a une franchise dans les entretiens recueillis et analysés par l’auteure, celle du fantasme qui ne s’interdit pas de sortir « des cases » du genre et de l’identité sexuée conférées par les sociétés à la manière dont se l’autorisent les auteures japonaises de mangas. Telle une psyché qui viendrait donner forme aux questionnements, aux angoisses et aux désirs pubertaires, le manga renferme l’exil fondateur du sujet en quête d’une nouvelle langue pour se dire, de nouvelles impressions pour se sentir et de nouvelles théories pour se comprendre. Sur papier, en noir et blanc, dans une effusion de sons, d’images et de sensations, vivent des êtres indéterminés et lisses sur lesquels se dessinent l’amour et la haine, la passion et l’angoisse, en un mot les signes d’une pulsionnalité crue. La bisexualité se saisit de cette efflorescence pour s’exprimer et pour dévoiler la permanente oscillation de ces êtres, de leurs pensées et de leurs affects qui nourrissent tant le manga que la pensée de l’auteure.

Au cœur des mangas, l’ambiguïté et le polymorphisme du sexuel infantile (Freud) s’entremêlent pour créer l’image floue et allégorique d’un sujet hybride ouvert sur l’ensemble des possibles : ni homme ni femme, femme et homme à la fois, anges et démons… Transformations, travestissements et mascarades dévoilent un corps pubertaire « plastique », surface malléable de transformations, soumis aux aléas et à la complexité du parcours de subjectivation dont l’auteure spécifie avec subtilité le « remaniement permanent » au travers d’expressions nouvelles et modernes. De la lolita Kawaï, figure emblématique du mignon asexué représentée par cette petite chatte rose qui frôle l’inquiétant, aux figures horrifiques et monstrueuses nées de l’ambiguïté indistincte de l’archaïque, les mangas sont un guide utilisé par l’adolescent dans les méandres du sexuel « toujours et déjà » infantile. Les personnages poreux, informes et « fluctuants » retranscrivent l’angoisse pubertaire d’une réintégration corporelle et psychique au creux d’un univers prégénital autant qu’ils la conjurent dans une réappropriation salvatrice et nourricière de l’identité fluctuante. 

Sous les oripeaux de l’infantile mêlant l’humour et l’horreur au sexuel se joue la possible mise en œuvre d’un mouvement interne et créatif, point d’émergence d’une femme/d’un homme. Joëlle Nouhet-Roseman dévoile avec finesse le travail d’intrication incessant du sexuel infantilepolymorphe à la sexualité adulte « génitale » ou plutôt le jeu subjectivant nécessairement entretenu entre ces phases que l’on distingue abusivement. Pour faire la part belle à la synthèse : une œuvre moderne qui aborde avec finesse et humour les objets culturels pubertaires et qui puise sa force du « sexuel infantile « source vive, à jamais tarie » source de désirs et de créativité.