Les nouvelles cartes de la psychanalyse

Les nouvelles cartes de la psychanalyse

Daniel Widlöcher

Editions Odile Jacob, 1996

Bloc-notes

Les nouvelles cartes de la psychanalyse

C’est un message d’espoir et d’ouverture pour la psychanalyse que Daniel Widlöcher nous adresse dans ce livre. Il essaye d’y démontrer que l’interdisciplinarité redonnera toute sa valeur à la psychanalyse, dans le champ de la psychiatrie. Elle contribuera aussi à témoigner de la valeur de la personnalité de Freud et de l’honnêteté, comme de la valeur de ses publications. Daniel Widlöcher montre que les enjeux de la psychanalyse sont actuellement difficiles à accepter : l’engagement dans la cure psychanalytique exige en effet des sacrifices qui ne sont pas tant financiers que coûteux en temps et en énergie psychique. Or, les évaluations des résultats de la psychanalyse sont difficiles à mettre en évidence : aux États Unis, de nombreuses tentatives ont été faites : la plus importante est sans doute celle faite à la « Menninger Foundation » : elle a débuté en 1954 et a duré plus de 20 ans.

A partir de cette recherche, 5 livres ont été écrits et 65 articles ont été publiés. L’évaluation initiale comportait 10 entretiens psychiatriques, un entretien avec les membres de la famille, une batterie de tests psychologiques et un examen physique. Deux groupes similaires furent créés au hasard, 42 patients y furent inclus, dont 22 soumis à une « cure type » et 20 à une psychothérapie analytique. En fin de traitement, deux ans après, les chercheurs ont utilisé les observations des thérapeutes, des superviseurs et des patients. En dépit de ces efforts, les résultats, qui se sont avérés d’une grande banalité, ont soulevé des critiques nombreuses qui tiennent au petit nombre de sujets étudiés et à l’absence de cas de contrôle, aux difficultés d’établir des critères d’analysabilité et enfin à l’utilisation de thérapeutes peu expérimentés.

Les nombreuses recherches conduites depuis cette période n’ont pas apporté beaucoup plus d’éléments (en particulier l’enquête de Luborsky) qui porte sur 91 patients et qui compare les résultats de divers types d’approches psychothérapiques. Une méta-analyse de ces résultats a été conduite par Smith depuis 1980. La conclusion est simple : les psychothérapies sont toutes efficaces. Freud lui-même avait posé le problème dès 1918 au moment où il rappelait que l’or pur de la psychanalyse devrait un jour se mêler au cuivre de l’observation directe. De ce point de vue, Daniel Widlöcher étudie trois formes de la psychothérapies : – Les psychothérapies d’expression directe : je m’étonne d’ailleurs que dans les psychothérapies d’observation directe, il range le psychodrame avec la thérapie non directive de Rogers ou le cri primal. Il a suffisamment pratiqué le psychodrame analytique pour savoir qu’il ne s’agit pas seulement d’une thérapeutique cathartique. – Les psychothérapies d’interprétation : elles visent à substituer à l’hypnose la mémorisation d’éléments oubliés. Elles ont pour ressort l’inconscient ou du moins le sens inconscient de certaines pensées ou de certains actes. – Les psychothérapies comportementales et cognitives : elles ont pour principe l’aide donnée à un sujet pour se libérer de pensées contraignantes, en lui fournissant des règles de conduites nouvelles.

Les psychanalystes estiment qu’ils ont à lutter contre les formes diverses de psychothérapies en particulier comportementalistes : vouloir adapter un sujet au système de vie dans lequel il est plongé risque en effet d’étouffer ses potentialités de vie. Et pourtant on continue à pratiquer la psychanalyse !!, Wildlöcher nous rappelle que le nombre de psychanalystes augmente régulièrement : l’Association Psychanalytique Internationale, fondée en 1910 par Freud, comptait 4000 membres en 1975 : son nombre a, actuellement, doublé, en particulier du fait du développement de la psychanalyse en Amérique Latine. Dans les pays occidentaux, la demande de la psychanalyse diminue, mais non les psychothérapies dont la plupart sont très proches de la psychanalyse. Il est de toute façon difficile de dire ce qu’est la psychanalyse et surtout ce que le psychanalyste fait. De toute façon, on ne doit pas s’attendre au cours de la lecture de ce livre à ce que son auteur se livre à une comparaison, difficile d’ailleurs, entre la psychanalyse et les sciences cognitives. Son travail d’élaboration est plus subtil : Daniel Widlöcher fait le bilan de la psychanalyse à partir des connaissances générales acquises actuellement. Il commence par attaquer le mythe biologique de la pulsion et affirmer que sa révision est nécessaire. Selon lui, la théorie de l’action permet de rendre compte du pulsionnel. Mais il affirme aussi que les sciences cognitives contemporaines peuvent aider la psychanalyse à se dégager de la théorie de la pulsion. Pour savoir si la question de l’inconscient psychanalytique peut avoir un sens dans le cadre de l’approche cognitive, il faut, Widlöcher nous le rappelle opportunément, renoncer à l’explication passe-partout de l’énergie pulsionnelle d’origine somatique. Daniel Widlöcher propose que le débat interdisciplinaire soit mené selon la règle de l’intelligence artificielle et propose comme icône, la réflexion de J-R. Anderson, spécialiste de l’intelligence artificielle. Ce dernier « se demandait ce qui arriverait si l’instruction confiée à l’ordinateur était de se représenter comme déjà réalisée, ce qu’il connaissait comme un événement à venir » (p. 285). Il convient peut-être d’inscrire la psychanalyse parmi les sciences cognitives comme la psychologie, l’anthropologie, les neurosciences.

La recherche psychanalytique porte sur la différence entre pensée consciente ou inconsciente, ce qui est certainement différent de la recherche en psychologie : il s’agit d’un travail d’investigation sur la vie mentale. La psychanalyse tend à dévoiler des significations individuelles méconnues, c’est-à-dire, les découvertes du sens. C’est la théorie de ce travail qu’il définit comme le cadre de la métapsychologie. Cette dernière est une théorie de la cure psychanalytique très différente de la psychologie analytique. Mais il existe un programme commun aux sciences cognitives. Cette épistémologie commune repose sur le traitement de l’information. On va voir à partir de là, Widlöcher décrire le travail du côté de l’esprit, du locuteur, et du côté de l’inconscient. Vu du côté de l’analyste, ce travail permet de parler de l’empathie que Daniel Widlöcher appelle « co-pensée ». Il s’agit là, sans doute, du chapitre le plus original de son travail. La lecture en est quelquefois difficile et je vais ici essayer de donner les impressions d’un lecteur qui écoute l’auteur parler des conditions de l’écoute de l’analyste. Les conditions de l’écoute sont caractérisées par le fait suivant : la construction des influences à partir d’un message de l’interlocuteur est en partie automatique comme dans la communication affirmative.

Dans la communication interactive de l’analyste et de son analysant, l’analyste ne peut pas ne pas se situer dans le scénario de l’esprit de l’analysant. Il se dégage aussi grâce à l’attention flottante des intentions de son locuteur et à l’attention qu’il porte aux sens cachés, « les intentionnalités latentes que révèle la dynamique de l’association de penser de l’analysant » (p. 134). Pour révéler les sens de l’intentionnalité latente, il faut que les deux interlocuteurs partagent la même théorie de l’esprit : «l’analysant découvre une pensée impromptue, en rupture partielle ou totale vis-à-vis des pensées qui la précèdent. Il constate le hiatus et s’interroge sur les raisons de sa survenue. L’analyste, de son côté, communique à l’analysant une pensée qui aurait pu succéder à celle qui l’occupait précédemment. Il y a identité des processus de pensée. L’interprétation répond à la pensée impromptue et lui propose un développement immédiat. Ceci implique que l’activité de l’esprit du psychanalyste soit très proche de celle de l’analysant»(p. 135.). C’est à ce sujet que Daniel Widlöcher propose le terme de « co-pensée ». Cette situation suppose que le psychanalyste, détaché autant que possible du rôle que cherche à lui faire jouer l’inconscient de l’analysant, soit attentif à la pensée impromptue comme si elle était un rêve.

Dans l’écoute psychanalytique, le psychanalyste est conduit à des anticipations dont la valeur s’affirme peu à peu et qu’il va communiquer. Tout cela est précédé de la « communication en creux » . A ce sujet, Daniel Widlöcher va étudier le silence de l’analyse : il est d’abord fait du silence de l’analyste qui évite de répondre à une communication narrative ou interactive. Ce faisant, il cherche à construire avec son patient un monde cognitif commun : il entend ceux qui s’adressent à lui de la part de son patient mais aussi l’influence des actes psychiques inconscients dans la prédiction des actes psychiques conscients. Tout cela, il l’entend dans le silence de l’analysant dont l’activité mentale induit une forme obligée de silence. Lorsqu’un patient se tait et qu’ on se demande à qui il pense, on peut répondre de deux façons. On peut se représenter son mode hallucinatoire et son mode imaginaire du passé ou de l’avenir. Il n’est pas possible qu’il soit représenté sur un mode hallucinatoire. C’est après-coup qu’il peut décrire verbalement la scène vécue. La seconde réponse se réfère à un néant de penser : il s’agit d’un état mental chaotique. Il dit : cela me fait penser que, car il se trouve en présence d’un réseau complexe de pensées. Avec le cognitiviste Fodor, on peut se référer à ce sujet au « holisme sémantique ». Cet auteur estime, en effet, qu’une attitude propositionnelle est liée à la totalité de ses liens épistémiques. Le silence est en tout cas un état mental dégagé du plan discursif. Après coup, le patient n’est pourtant pas en état d’en dégager un énoncé. Il n’y a pas de perception interne chez lui, car le sujet n’observe pas la pensée comme un objet; « L’insight résulte de l’extraction d’une idée, susceptible d’être traitée par le langage, à partir d’un état mental marqué par l’activation complexe et chaotique d’un ensemble de pensées » (p. 139). C’est l’écoute de cet insight qui définit pour Widlöcher la nécessité et les limites de l’empathie.

On va le voir, il s’agit-là d’une conception très particulière de l’empathie qui mérite d’être lue avec soin. Les théoriciens de l’empathie, fidèles aux origines romantiques de ce concept, tiennent à l’idée que la connaissance  » de l’émotion d’autrui peut être tenue pour pri- maire et indépendante des contenus de pensée. » Widlöcher s’essaye à justifier le terme de « co-penser », parce que dans la communication interactive et intersubjective qui s’installe, l’analyste réagit avec son corps et ne peut l’éviter. Il s’agit d’un situation commune où les notions de transfert et de contre-transfert sont bien dépassées. Dans de tels cas si dramatiques qu’évoque Daniel Widlöcher, l’analyste perd ses limites. Le discours du patient active en lui des associations d’idées qui peuvent, bien entendu, tenir à sa propre histoire et aux conflits qu’elle a générés. Ainsi, se trouve-t-on proche de la situation, étudiée par Ferenczi, sous le nom d’analyse mutuelle. Il ne s’agit pas toutefois de penser ici à la situation qui égaliserait les positions entre un analyste et son patient, mais de se rappeler qu’un analyste voit ses associations d’idées engagées dans un monde commun à son patient et à lui. On devine sans peine ce que cette situation particulière doit à l’étude du processus de subjectivation, telle que Kohut l’a décrit. On y reconnaîtrait aussi la place de la théorie kleinienne des identifications projectives et on se rappelle que Bion a pensé que la mère qui les contient joue un rôle détoxiquant grâce aux rêveries auxquelles elle est capable de s’adonner et permettrait ainsi à son bébé de penser. Widlöcher ne voit de son côté aucun ressort thérapeutique dans cette situation dont j’ai rappelé le rôle dans le développement. Elle est probablement aussi favorisée par le conjoint qui la « tiercéise  » et par là, la contextualise .

La théorie du rôle de l’empathie pourrait apparaître comme la preuve du caractère non scientifique de la psychanalyse. J’ai cru pouvoir montrer que le co-penser est voisin du « co-sentir » et du « co-créer », une situation que les géniteurs pourraient aussi ressentir et qui leur conférerait, comme à l’analyste un pouvoir métaphorisant grâce à « l’enaction » que crée un tel moment privilégié. Qu’on se rappelle, en effet, que le corps de celui qui « empathise » ne saurait être exempté de ce processus : tout se passe alors comme si les limites du temps et de l’espace, auxquelles il est habituellement confronté étaient mises en cause; je me demande si nous sommes alors très loin des observations dites objectives des sciences « dures » : tout indique que de telles observations sont interactives. D’ailleurs, le mot « enaction » (enactment ») vient après mes remarques – et sans que j’y voie plus qu’une coïncidence. Il a le mérite de signaler l’urgence du recours théorique qui associe, comme on le sait, une interprétation analytique, un passage à l’acte contenu et limité à un éprouvé corporel d’une part, et à une interprétation cognitive proposée par F . Varéla d’autre part, à savoir la mise en jeu coordonnée de plusieurs modules en vue d’une action décidée et « promulguée ».

Cette tendance actuelle condamne les analystes à une grande prudence dans leurs commentaires, puisque « la théorie de l’interprétation serait considérée comme fusion partielle de deux cours de pensée… C’est ce mode de pensée partagée qui constitue l’objet spécifique de la psychanalyse, son champ scientifique propre » (page 149). En proposant de différencier la psychologie analytique et la métapsychologie, Daniel Widlöcher nous propose aussi de séparer le processus d’abord préconisé par Freud, à savoir la restitution du refoulé pour connaître le rôle de l’inconscient, puis, dans sa deuxième topique, de concentrer nos efforts à la mise en évidence des résistances au changement liées au transfert : ainsi la métapsychologie nous condamne-t-elle à une grande prudence dans nos prétentions quant à la valeur scientifique de la psychanalyse. L’auteur nous propose d’inverser l’ordre habituel en cette matière où il voit plusieurs recours métapsychologiques possibles : il s’agit en tout état de cause de passer à une confrontation entre la psychologie psychanalytique et les neurosciences. Il prend pour exemple la comparaison entre l’oubli et l’étude du refoulement. Les mécanismes de l’oubli peuvent être précisés par des recherches :

– sur l’oubli dans la cure analytique, par exemple une désorganisation qui le précède et qui met en évidence l’importance désorganisatrice du transfert et

– l’étude du refoulement qui cherche à élucider les raisons de l’oubli. Les limites de cette confrontation apparaîtront vite en faveur de la neurobiologie, si l’on veut admettre que l’homme est dominé par le fonctionnement de son cerveau, une idée que l’on ne saurait entièrement, selon moi, partager.

Des questions fondamentales subsisteront, car l’extrême intrication des structures mentales à l’ouvre, leur insertion dans le cours d’une destinée individuelle, le rôle de l’histoire personnelle et de l’environnement rendront fort difficile, sinon impossible, que nous puissions agir par des médicaments spécifiques sur ces structures » ( page 245).

Nous terminerons par ces remarques relativement optimistes qui concernent nos notes de la lecture de ce livre passionnant pour moi, puisque Daniel Widlöcher nous familiarise avec son approche du « co-penser » qui m’a permis de le comprendre avec empathie et de m’accorder en grande partie avec lui : son livre nous apporte « de nouvelles cartes  » pour et « de la psychanalyse ».