L’Homme selon le DSM

L'Homme selon le DSM

Maurice Corcos

Editions Albin Michel, 2011

Bloc-notes

L’Homme selon le DSM

« Le fond, c’est la forme ramenée à la surface » écrivait Hugo et, chez Maurice Corcos, depuis longtemps maintenant, le style est le scalpel, le stylet d’une pensée et d’un regard sur le monde dont la profondeur réside dans un mycélium psychique et intellectuel métissé par la psychiatrie, la psychanalyse, la médecine, la biologie, la peinture, le cinéma et la littérature (Cf. les colloques Babel  qu’il organise depuis de longues années).  

Dans L’homme selon le DSM, Le nouvel ordre psychiatrique, ouvrage postfacé par le Pr R. Mises, Maurice Corcos ose courageusement (courage qui lui est propre mais se trouve également être celui de ses illustres maîtres, J. Gillibert, R. Mises, A. Green) apporter, de sa position d’universitaire, une critique autant éclairée, documentée, distanciée, ironique, sur ce(s) DSM(s) dont, on sait maintenant, depuis les ouvrages de Lane (Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé les émotions, Flammarion, 2009) ou de Kirk et Kutchins (Aimez-vous le DSM ? Le Triomphe de la psychiatrie américaine, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998), que la prétendue « objectivité » relève plus de démarches pragmatiques, commerciales et soumises aux lobby sociaux, que d’une démarche scientifique. Avec le DSM en effet, est entériné l’élimination des disciplines que sont psychopatho-logie, psychanalyse, phénoménologie, systémique ayant depuis des années enrichi les connaissances psychiatriques, ceci dans une  Novlangue vouée à l’organicité, le comportement et où, avec la notion de « trouble », « l’essentiel n’est plus distingué de l’accessoire » comme l’écrit C. Hagège (p.10). Ceci relève de ce qu’Hagège appelle «Pensée unique ». Pour ce grand linguiste, celle-ci repose sur « un consensus mou, sur des avantages matériels pleins de promesses illusoires, et sur des schémas intellectuels tout prêts, qui donnent congé à l’esprit critique, au recueillement lucide et à la médiation créatrice » (Contre la pensée unique, O. Jacob, 2012), forme de pensée unique présente dans la « néo-psychiatrie » et qu’en 2010 nous avions appelé « uniforme mental » (Pirlot G. Contre l’uniforme mental. Scientificité de la psychanalyse face au neuro-cognitivisme, 2010, Douin).

L’introduction du livre de M. Corcos donne le ton. Il nous sensibilise, dès les premières pages, aux difficultés pour l’enseignant-clinicien dans son écoute d’exposés  de « cas cliniques » de jeunes    collègues élevés dans la « bible » « dsmiste » et dont les propos se trouvent relevés d’une forme de « notice universelle pour machine désirante détraquée à l’usage de médecins informaticiens phobique de la clinique » (p.12). L’auteur note que le nécessaire apprentissage de la liberté subjective qu’est la théorisation de la pratique se voit ici buter, au départ tout au moins, sur le manque de vocabulaire psychopatho-métapsycho-logique permettant d’échanger sur la compréhension théorique du sens des symptômes dont on sait aujourd’hui, depuis André Green, qu’elle relève d’une « pensée 
clinique » tout à fait singulière et spécifique . 

L’analyse et la critique de M. Corcos s’exerce dans quatorze chapitres : « l’a-théorie à l’a-pensée » des DSM, la ré-interrogation fine sur les difficultés nosologiques (chap.2) que posent l’hystérie et les états-limites dans certains de leurs liens (chap.5), la question de la subjectivité (chap. 3), la dénonciation du « tout bipolaire » aujourd’hui jusqu’aux adolescents et enfants (chap. 6), les « méfaits de la raison déraisonnantes » devant la question de la comorbidité (chap.7), la survalorisation des « évènements de vie » et comportement et sous-valorisation (voir la dénégation) des « évènements intérieurs » et des fantasmes dans la vie psychique (chap.8), jusqu’à la dénonciation de « traitement moral » et d’une surmédicalisation de la population une fois passée au crible du DSM d’une néo-psychiatrie mondialisée rendant de « mauvaise humeur » (chap.14).

Ainsi, tandis que le DSM-II – l’édition de 1968 – comptait 180 catégories de maladie mentale parmi lesquelles une seule forme générique de « névrose d’angoisse » -, le DSM-III-R en dénombrait finalement 292, un nombre que le DSM-IV, publié en 1994, porterait à 350 ! En 26 ans seulement, le nombre total de troubles mentaux qu’une population ordinaire est susceptible de présenter a presque doublé. 
La Novlangue a également permis de « médicaliser » certains traits de personnalité : la timidité est  devenue : « anxiété sociale » et    la paresse, « dysfonctionnement neuro-développemental », ces  « troubles » relevant évidemment de médications… Pour le futur DSM-V, de nouveaux syndromes (rebaptisés « addictions ») vont être ajoutés, tels que l’activité  sexuelle libertine, l’apathie, l’amour de la gastronomie ou encore le plaisir de se promener pendant des heures sur Internet et les seuils de diagnostic dans ce DSM V sont abaissés (!).C’est le cas par exemple du syndrome d’hyperactivité avec déficit de l’attention, en divisant par deux le nombre de symptômes nécessaires à son diagnostic. Ainsi presque tout le monde pourrait, avec le DSM-V, se voir attribuer une étiquette de trouble mental… et relever de… psychotropes..

Comment en est-on arrivé là, à désigner des actes, des gestes, des comportements, des conduites humaines, fussent-ils « fous », dans un langage administratif et une codification chiffrée, les enfermant dans un contenant (de pensée mathématisée) si serrés qu’on les a vidés de leurs contenus ? (p.186). Et l’auteur de rappeler que Cl. Bernard, dans son Introduction à la médecine expérimentale (1865), soulignait déjà qu’« en se fondant sur la statistique, la médecine ne pourrait jamais être qu’une science conjoncturale » (p.70), propos renforcés par ceux d’A. Trusseau écrivant dans son Introduction aux cliniques médicales de l’Hôtel-Dieu (1861) que « (la méthode numérique) est le fléau de l’intelligence : elle fait du médecin un comptable, serviteur passif des chiffres qu’il a superposés », Corcos poursuivant « Et de fait, si on accorde à la tension artérielle le statut d’une « constante » extrêmement variable y compris sous l’influence de l’affect, que ne s’autorise-t-on à penser de même pour la tension psychique ? » (idem).
Ecoutons alors la parole de l’auteur dans son Epilogue : « A quoi peuvent bien servir ces misérables vertiges de listes avec leurs monceaux de codifications et de sous-codifications à rallonges ? Non à évaluer l’homme qui est tout sauf un schème ou une abstraction, et encore moins un objet mathématique idéal comme un logarithme. Il est un corps hanté par une  histoire pleine de questions sans réponse sur son origine et sa fin… ce qui ne semble préoccuper aucun robot (à part HAL 9000 dans 2001, l’Odyssée de l’espace) et aucun animal (à part ceux qui fréquentent les films de Walt Disney). C’est pourquoi tous les modèles informatiques ou animaux (et le DSM, qui n’étudie que les faits et les comportements d’un « homme-machine », est un modèle animal en soi) ne sont guère transposables à l’homme, parce que, en plus des variations génético-biologiques, l’espèce humaine, si elle est animalité, est entre autres animalité déraisonnable (Levinas) et falsificatrice (Nancy Houston). Ce qui devait suffire à mettre de côté le système DSM… » (p.200)

Déjà en 1995, dans La Causalité psychique, André Green, faisait une critique des tentatives « régressives » des neurosciences et de la psychiatrie biologique contemporaine tentant d’invalider la découverte freudienne au profit du retour en force de l’hérédité et de la constitution, credo de la médecine du XIXème siècle : « l’approche des sciences cognitives est une lobotomie théorique ».  Comme les temps ne sont plus à la peur du ridicule, y compris dans le champ scientifique, « l’a-théorisme » revendiqué des DSM se voit devoir être le parangon d’une « scientificité » alors que dans les sciences physique, mathé-matique, biologique (Darwin), la théorisation n’est pas synonyme d’un abaissement scientifique mais le fruit d’une réflexion basée sur des faits/résultats issus d’observations empiristes ou expérimentales, dont il faut tenter de comprendre et interpréter les lois générales de causalités sous-jacentes par la construction d’un « appareil » fictionnel dont la cohérence a été édifiée, partagée et solidifiée par des (générations de) chercheurs du même champ disciplinaire. « Théorisation » n’a donc jamais été, dans toute discipline scientifique confondue, synonyme de charlatanisme, sauf chez les psychiatres « DSMistes » pour qui l’activité de l’esprit théorisant est synonyme de délire, preuve s’il en est d’une phobie mentale et intellectuelle (inquiétante) qui sous-tend la nouvelle orientation, toute « chimiatrique », de leur discipline.

Cet « a-théorisme » « DSMiste » se conjugue, remarquons-le, avec l’ « asexuel » propre à cette approche « froide » statistique, bien pratique pour les RIMP (Recueil d’Informations Médicalisées en Psychiatrie), ex PMSI (Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information), ce qui tendrait à accréditer l’idée freudienne selon laquelle l’activité sublimatoire théorisante relève bien de la pulsion sexuelle… et qu’à vouloir éliminer l’une, on éliminerait l’autre… 

Le terme « pervers » connoté par trop avec la psychanalyse et la justice a ainsi été éliminé du DSM (comme celui de « névrose ») et remplacé par « paraphilie » : il y a d’un côté l’homme « sain » et de l’autre les paraphiles (!), comprenant ceux qui ont des comportements sexuels « déviants » mais aussi – et c’est un comble depuis l’abandon, pour Freud, de sa Neurotica, ceux qui ont des « fantaisies » « déviantes »… Soit une bonne partie de l’humanité… ceci en niant l’existence d’une réalité psychique demeurant à côté de la « réalité du réel » et confondant (comme nombre d’états-limites) fantasmes et « réalité du réel ». 

Et si ont été éliminés du DSM les concepts d’homosexualité ou de transsexualisme et que les défaillances sexuelles et conflits entre désir/amour/sexualité se sont vus n’être appréhendés qu’organiquement (avec médicaments à la clé, loin d’être toujours efficaces), l’impuissance, dont l’étiologie est la plupart du temps psychogène, a été remplacée par le « dysfonctionnement érectile » et chez les femmes par le « dysfonctionnement sexuel féminin » (p.105), choix sémantiques qui permettent beaucoup plus facilement la médication chimique…

Dans cette présentation de ce livre, nous ne pouvons étendre l’inventaire des points d’intérêts que nous y avons trouvé, conseillant au lecteur de se précipiter pour le lire. Et puisqu’il faut conclure : un très grand merci à Maurice Corcos pour avoir enfin donné à la psychiatrie française cette critique éclairée du DSM qui manquait tant à ceux de notre génération élevés avec Henri Ey, et surtout à ceux des jeunes générations qui disposeront enfin, avec ce livre, de l’outil intellectuel leur permettant de construire une réelle distance avec cette « classification » déshumanisante et assez proche du « degré zéro de pensée » inimaginable dans une discipline, la psychiatrie, qui, depuis plus d’un siècle, se propose de comprendre et traiter l’humain en tentant de saisir, à partir de ses souffrances psychiques, et modes-tement, ce qui en fait toute la complexité, voire l’hypercomplexité (E. Morin).