L’impossible enfant

L'impossible enfant

Géraldine Jumel-Lhomme

Editions Érès, 2013

Bloc-notes

L’impossible enfant

L’impossible enfant est le récit du parcours d’Assistance Médicale à la Procréation (AMP) d’une femme qui s’est engagée tardivement dans un projet de maternité. A travers cet ouvrage, Géraldine Jumel-Lhomme souhaite apporter le témoignage rare de ceux qu’elle nomme la « minorité silencieuse, solitaire, meurtrie et honteuse » qui sortent de ce parcours sans être parvenus à devenir parents. Ce récit est à la fois éminemment singulier, lié à l’histoire de l’auteur, mais aussi emblématique des étapes traversées par les couples dans un parcours d’AMP : le choc de la découverte de l’infertilité, l’intrusion des examens médicaux, le sentiment d’impuissance associé au recours à l’AMP, la réactivation du trauma à chaque échec, l’alternance entre espoir et désespoir, le repli, la mise à l’épreuve du couple, et puis le difficile renoncement à l’AMP. Ce dernier point est tout à fait intéressant car si beaucoup d’études s’intéressent au vécu de ces couples devenus parents, peu d’études offrent la possibilité de comprendre comment les couples engagés dans un parcours médical parfois très long et éprouvant parviennent à s’en dégager. Une réflexion sur le don d’ovocytes, sur la loi de bioéthique et sur l’accompagnement des couples qui se rendent à l’étranger pour ce don, est également proposée. 

En introduction, G. Jumel-Lhomme revient, dans l’après-coup de son parcours, sur ce qui aurait contri-bué à son engagement tardif dans un projet de maternité. Cet engagement tardif préoccupe de plus en plus les équipes médicales qui voient régulièrement arriver dans leur service des femmes qui sont à la limite de l’âge où il est encore biologiquement possible de concevoir un enfant. Cette situation contribue à l’augmen-tation de demandes de prise en charge en AMP, et notamment pour un don d’ovocytes. Depuis une quarantaine d’années, le bouleversement des circonstances de la procréation a entraîné des changements dans la façon dont les femmes appréhendent la maternité. La contraception et la dépénalisation de l’avortement ont donné aux femmes la liberté apparente de maîtriser la survenue d’une grossesse : plus aucune place ne serait laissée au hasard. 
La décision d’avoir un enfant s’inscrirait alors, le plus souvent, dans un projet d’enfant où le couple exprime consciemment son désir de devenir parents. Or, toute la complexité s’inscrit dans ce changement : désirer un enfant. Comme le souligne J. André (2009), « si la liberté politique est réjouissante, la liberté psychique est angoissante. Il ne suffit plus de « faire » un enfant, il faut encore le désirer ». Parallèlement à cette révolution, l’âge de la conception recule, ce qui est souvent mis en lien avec des contraintes sociales. Géraldine Jumel-Lhomme nous explique ainsi son désir de s’épanouir d’abord dans sa vie professionnelle après de longues études et sa difficulté à trouver un homme de confiance avec lequel elle pourrait concevoir un enfant ; autant d’obstacles mis au service de l’ambivalence de son désir d’enfant. Elle décrit ainsi ce qui, de son histoire, l’aurait conduite à repousser ce projet, à mener sa vie « en évitant soigneusement la question de l’enfant à un âge où il est encore possible de le faire ». La décision tardive des couples de s’engager dans un projet d’enfant constitue un pari risqué, souvent méconnu ou dénié en raison notamment de la médiatisation des techniques d’AMP qui peut donner l’illusion d’une maîtrise quasi intemporelle de la procréation.

C’est à l’âge de 42 ans, peu de temps après la rencontre de son compagnon, que Géraldine Jumel-Lhomme s’engage dans un projet d’enfant. Elle apprend alors qu’ils n’ont que 4% de chances de donner naissance à un enfant vivant. Au choc de l’annonce, succède « le secret espoir de figurer dans l’infime groupe des élues ». Elle découvrira également qu’elle a été exposée in utero au Distilbène, ce qui réduit la fertilité, augmente les risques de grossesses extra-utérines, les fausses couches et le risque d’accouche-ment prématuré. A l’issue de stimulations ovariennes infruc-tueuses, Géraldine Jumel-Lhomme est orientée à près de 45 ans vers un don d’ovocytes qui ne pourra avoir lieu qu’à l’étranger en raison de son âge. Elle expose les multiples renoncements impliqués par la non transmission de sa filiation génétique. Comme la plupart des femmes dans sa situation, la mise en avant de l’importance de la grossesse dans la conception d’un enfant lui a permis de minimiser celle de la donneuse et des ovocytes donnés. Ce travail de dénégation a favorisé la mise à distance du fantasme de revendication de l’enfant par la donneuse et de la crainte de ne pas être reconnue comme mère par son enfant. 

Ce récit illustre aussi la dimension traumatique de l’expérience d’infertilité qui vient faire effraction dans le psychisme en débordant ses capacités de liaison. Si le recours à l’AMP peut être, dans un premier temps, protecteur en réintroduisant de l’espoir, la répétition successive des échecs amplifie la douleur de l’infertilité. Géraldine Jumel-Lhomme décrit ainsi l’euphorie liée au premier don d’ovocytes. Dès son retour de Madrid, elle s’imagine enceinte et n’envisage absolument pas de se retrouver, selon ses termes, « dans le groupe des échecs ». L’échec de ce premier don réactivera alors la douleur de l’infertilité. Les transferts d’embryons infructueux se succèderont dans un temps très rapproché. L’intensité de l’effrac-tion et de la douleur liée à ces échecs a été telle que son sentiment de continuité d’exister s’est mis à vaciller. Un cinquième transfert permettra la survenue d’une grossesse qui s’interrompra un mois plus tard. 

Alors que le couple s’était fixé un an de tentatives, Géraldine Jumel-Lhomme s’est trouvée dans l’impossibilité de renoncer et de protéger son intégrité et celle de son couple. Elle a refusé d’en-tendre ceux qui l’invitaient à renoncer à ce projet. Les regrets et la culpabilité liés à l’interruption volontaire d’une grossesse à l’âge de 28 ans, et ceux de s’être engagée trop tardivement dans un projet de grossesse ont contribué à cet acharnement. Il lui était impossible de s’encombrer du regret de ne pas être allée jusqu’au bout, et ce malgré le désaccord de son conjoint qui a souhaité interrompre leur démarche après cette grossesse. Elle garde la conviction de pouvoir être enceinte : comment être certaine que la prochaine tentative ne sera pas la bonne ? Comment réussir à se dégager de ce projet devenu exclusif au profit duquel un désinvestissement du reste s’est opéré ? Bien qu’insup-portable, l’attente était devenue une façon de prolonger ce projet, ce qui lui semblait moins angoissant que d’en sortir : « attendre maintenait aussi l’illusion d’une maternité ».

A l’issue d’un huitième transfert, elle sera de nouveau enceinte. C’est au moment où elle s’autorise à investir cette grossesse, à rêver ce bébé à venir qu’elle apprend, lors d’une échographie à 12 SA, l’arrêt de sa grossesse. Une période d’accablement, de dépression et de deuil succède à cette perte prénatale. Le renoncement s’impose à présent. Un triple deuil est à l’œuvre : celui du futur bébé perdu, celui de sa maternité, et celui de la personne qu’elle était avant la découverte de son infertilité. Cette ultime fausse couche a renforcé l’atteinte narcissique de son corps : « je ne peux supporter mon ventre-cercueil où tant d’embryons ont transité, sans jamais parvenir à vivre au-delà de neuf semaines et demie. À moi seule, je suis devenue un cimetière ». Sa douleur devient l’une des seules façons de témoigner de l’existence de ce fœtus : « je savais que je devrais vivre le reste de mon existence avec cette douleur que rien n’apaiserait, qui ne se partagerait pas. Elle serait ma compagne, mon ultime lien à cet enfant jamais-né envers lequel j’ai un devoir de mémoire ». L’écriture semble avoir soutenu un processus de deuil, de remise en lien de ce qu’elle a vécu, et de mise en mot des affects et des représentations mobilisés par l’expérience de l’infertilité, celle de l’AMP et de la perte d’un bébé à venir. L’écriture semble également lui avoir permis de se dégager d’une identification mélancolique à ce futur bébé perdu. Grâce à la publication de son histoire, le maintien de la douleur n’est plus le seul moyen d’honorer la mémoire de cet enfant jamais-né. Elle conclut son récit sur le long travail de reconstruction néces-saire et sur son refus de se « laisser emporter par ce parcours pathétique ». 

Cet ouvrage constitue un témoignage précieux non seulement pour les couples engagés dans ce type de parcours médical long et tortueux mais aussi pour les professionnels qui les accompagnent. Le propos de Géraldine Jumel-Lhomme est parfois militant, l’anonymat des donneuses et l’absence d’indem-nisation de ces dernières sont remis en question. Elle n’épargne pas les cliniques étrangères. La somme de 50 000 euros engagée dans ce parcours est colossale. L’auteur récuse l’expression de « tourisme procréatif » qui méprise et nie le vécu des couples qui doivent se rendre à l’étranger pour réaliser leur désir d’enfant. Le lecteur ne peut être que frappé par la solitude de ces couples et convaincu qu’un accompagnement pluridisciplinaire de ces derniers reste encore à penser.