On agite un enfant. L’état, les psychothérapeutes et les psychotropes

On agite un enfant. L'état, les psychothérapeutes et les psychotropes

Yann Diener

Editions La Fabrique, 2011

Bloc-notes

On agite un enfant. L’état, les psychothérapeutes et les psychotropes

Ce que fait aujourd’hui l’analyste en CMPP n’est pas fondamentalement différent de ce qu’il y faisait hier : il est à l’écoute du symptôme, sans se hâter de le comprendre, pour lui permettre de se dire, et, de surcroît, d’en guérir. Ce qui change est autour de lui, dans les discours qui environnent une pratique aujourd’hui séculaire, et pourtant sommée de refaire incessamment la preuve de sa pertinence. L’affaire n’est pas nouvelle. On peut même penser que le doute sur la psychanalyse est coextensif à la psychanalyse elle-même : comment croire en effet sans réserve, ou autrement que par méprise, une doctrine qui a pour objet ce qu’on ne veut surtout pas savoir ? Reste que cela prend aujourd’hui un tour inédit, sinon inattendu, et que le CMPP, situé historiquement à la croisée des discours médico-social, politique et analytique, s’y révèle comme un lieu privilégié pour en analyser les modalités.

Yann Diener nous prend ainsi à témoin d’un conflit qui n’est pas moins frontal, mais avance désormais masqué, en opérant essentiellement par glissements de sens et de mots, sur le modèle (politique) de la LQR (Lingua Quintae Respublicae, langue de la Ve République), où on rebaptise « plan social » un plan de licenciements. Il en appelle ainsi à notre vigilance, rappelant en épigraphe la parole de Freud : « On cède d’abord sur les mots et puis peu à peu aussi sur les choses »

Le symptôme de l’enfant qui présente par exemple une difficulté de lecture disparaît en effet comme tel du discours institutionnel. Ce qui s’exprimait là y devient le signe d’une anormalité qui n’est plus à interroger, mais à rectifier, par quelque molécule appropriée. Que cette difficulté s’accompagne, comme souvent, d’un peu d’agitation dans la classe, et c’en est fait du sujet qui s’y désignait comme tel : c’est désormais un « usager », atteint de TDAH (« trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité »), pathologie parfaitement circonscrite par les circulaires administratives, et passible de Ritaline par un « contrat de soin » approprié. Qu’une « auxiliaire de vie scolaire » lui soit en plus prescrite par l’école pour le protéger de son asocialité naissante, et l’usager devient « handicapé », le dossier de demande devant être déposé auprès de la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées) ! Comme le souligne l’auteur, le souci affiché par cette « langue médico-sociale » de « mettre l’usager au centre » a surtout pour effet premier de mettre le sujet de l’inconscient de côté… et d’ouvrir toutes grandes les portes aux laboratoires pharmaceutiques, qui s’entendent depuis bien longtemps à « créer des malades », selon la formule déjà revendiquée par Karl Pfizer. La détection de l’hyperactivité de l’embryon et la diffusion de la Ritaline aux adultes souffrant de manque d’attention sont d’ores et déjà sous presse. Et le DSM V fourmille d’inventivité pour créer des pathologies aux contours suffisamment flous (« syndrome de risque psychotique », « trouble mixte anxio-dépressif », etc.) pour être soulagées par un flot de molécules d’autant mieux appropriées qu’on ne sait plus très bien si elles traitent la santé mentale, ou simplement la paix sociale. La notion nouvelle de « bientraitance », garantie à grand bruit par ces « évaluations » qui s’entendent à confondre rigueur et minutie, exhale un parfum étouffant de correction politique, bien plus que de souci clinique.

C’est ainsi qu’aujourd’hui la psychanalyse se « médico-socialise » à coups de « nouvelles pathologies », après s’être « psychologisée » durant les années 50. Car un autre mouvement, parallèle et plus préoccupant, n’est-il pas en train de l’attaquer de l’intérieur même de sa communauté, en accréditant un autre glissement, opéré par le récent statut de psychothérapeute, et considérant la psychanalyse comme une psychothérapie parmi d’autres ?

Rappelant ici le fossé infranchissable qui sépare une pratique visant la « normalité » d’une autre qui travaille essentiellement par et pour le désir inconscient, l’auteur s’alarme ici d’une confusion qui, en d’autres circonstances, aurait sans doute moins fait débat. La      « psychothérapie psychanalytique » a toujours été une désignation de compromis, notamment pour s’attirer les faveurs de l’opinion et de l’institution, et permettre encore ainsi d’entendre le désir sous l’apparence d’une visée d’adaptation. Mais l’équivoque n’est plus soutenable, s’il s’avère que la visée elle-même, à son insu, a effectivement changé, et que c’est désormais la psychothérapie qui y avance sous le masque de la psychanalyse.

En sommes-nous là ? Yann Diener prend ici une position radicale, en dénonçant le compromis défendu par tous ceux qui se sont ralliés-certains dès le premier instant, d’autres par stratégie ultérieure-   à ce statut de psychothérapeute incluant le psychanalyste « régulièrement inscrit dans son annuaire ». Il défend, non sans motif, la « logique asphérique » du sujet contre la « logique sphérique » du marché, qui contribuera toujours à entretenir un clivage entre normal et pathologique, sur l’abrasion duquel s’est précisément 
fondée la démarche freudienne. Il en appelle à un « renversement de la sphère », en maintenant, face au glissement insidieux des termes du discours, les signifiants d’origine qui ont fondé la voie du discours analytique. Le combat n’est plus au niveau des idées, il est porté là où s’est retranché l’adversaire lui-même : sur les mots.

En un peu plus de cent pages, ce petit ouvrage décapant offre un panorama des difficultés actuelles du monde analytique dans son rapport au monde tout court, et permet de saisir la profonde unité des enjeux et des stratégies de conflits qui pouvaient paraître éloignés. En dénonçant haut et fort une épidémie de TDHA analytique (« trouble de l’attention   analytique avec hyperactivité politicienne »), il constitue une excellente piqûre de rappel qu’on peut conseiller à tous ceux qui, sous l’empire de la « raison », sont aujourd’hui sur le point d’oublier qu’en psychanalyse, accepter le compromis, c’est céder sur le désir. C’est-à-dire sur « la chose même ».