Pourquoi la psychanalyse est une science

Pourquoi la psychanalyse est une science

Guénaël Visentini

Editions Puf, 2015

Bloc-notes

Pourquoi la psychanalyse est une science

Voilà un livre qui devrait être recommandé non seulement à tout étudiant en psychanalyse mais aussi à ceux qui font profession d’enseigner cette discipline, comme à ceux qui la pratiquent. C’est que l’épistémologie de la psychanalyse (et l’épistémologie en général), perspective trop peu souvent abordée par les analystes eux-mêmes – et ainsi laissée aux détracteurs de la psychanalyse – ouvre à une réflexivité disciplinaire tout à fait essentielle et décisive quant à la légitimité de notre champ. Et ce, d’autant plus aujourd’hui, où la psychanalyse est de toute part attaquée. Il était donc urgent de combler cette lacune et qu’un psychanalyste, Guénaël Visentini, puisse rendre toute sa rigueur à Freud, en tant qu’épistémologue.

En effet, en proposant de revenir à une définition scientifique de la psychanalyse rapportée à sa pratique clinique et aux phénomènes qu’elle permet de rencontrer, l’auteur ne se contente pas d’un énième plaidoyer ou manifeste en faveur de la psychanalyse mais propose une claire démonstration de sa positivité effective. Ce livre est en effet une précise leçon quant à la nature scientifique de la psychanalyse, sa portée clinique opératoire et sa méthode spécifique, telles qu’elles furent élaborées par Freud en dialogue avec les autres sciences.
On y trouvera, reprise et réactualisée, une discussion serrée sur les critiques classiques – mais aussi contemporaines – qui sont adressées à la psychanalyse, où Freud, contre toute attente, se révèle, de par son post-scientisme, non seulement en accord avec l’épistémologie la plus contemporaine (Latour, Prochiantz, Stengers, Firestein, etc.) mais également en avance sur de nombreux points. La science n’est ni une fiction postmoderne, ni une idéologie scientiste qui prétendrait à la vérité totale mais, plus simplement, se définit comme une construction se déployant dans le cadre de processus circonscrits et précis par rapport à un objet. C’est la raison pour laquelle plutôt que de parler de la Science, il convient de parler des sciences et d’admettre l’hétérogénéité des régimes de vérités qu’elles dégagent. Mais ce post-scientisme épistémologique, dont l’auteur montre qu’il est partagé par Freud comme par les épistémologues et les scientifiques les plus contemporains, n’échoue pas – faut-il le préciser ? – dans un relativisme où science et non science ne se distingueraient plus.

L’humilité qui caractérise tout véritable esprit scientifique – qui renonce à prétendre rendre compte du « tout de la réalité » – consiste justement à borner l’espace de ce qui est connaissable, de telle sorte que chaque champ disciplinaire puisse précisément trouver sa consistance propre à partir de lui-même et de ses constructions. Comme le rappelle l’auteur en s’appuyant sur Stengers, « la biologie évolutionniste ne peut faire aucune prédiction quant à la sélection naturelle, ni la tester en laboratoire, de même que la biologie moléculaire est incapable de prévoir des mutations génétiques », et pourtant toutes deux rendent compte de phénomènes existants et sont reconnues comme sciences. Il en est de même pour la psychanalyse. Comme la vie de laboratoire permet à la biologie de construire ses expériences, c’est la clinique qui, pour la psychanalyse, constitue le champ de son opérativité et de son efficacité. C’est que toute science se soutient d’un « x », d’un inconnaissable, à partir duquel s’origine un désir de vérité qui ne peut se résorber dans la complétude d’un savoir définitif, à moins d’une dévaluation en idéologie de l’esprit scientifique lui-même.

Guénaël Visentini met donc en relation le texte freudien et sa lente construction épistémologique – à travers le problème princeps que Freud rencontra dans la clinique avec les aphasiques puis les hystériques – avec les réflexions des autres scientifiques et épistémologues (Canguilhem, Bachelard, Kuhn, Lakatos…) et la manière dont les sciences construisent leurs objets et leurs dispositifs singuliers. Même si nous n’arrivons pas toujours à rendre compte convenablement de certains phénomènes, il n’empêche qu’on ne peut pas ne pas les constater. Comme le rappelle l’auteur, il y a un « ça existe » irréductible des phénomènes (la pomme qui réveille Newton lors de sa sieste comme le raconte la légende, ou des paralysies non lésionnelles mais également « non feinte », repérées, au départ, par Charcot : les paralysies hystériques) qui requiert explications et appelle à des formalisations qui, bien entendu, restent ouvertes à la révision possible : c’est cela qui caractérise toute science digne de ce nom. Visentini montre qu’il s’agit précisément de la démarche de Freud.
Parti des faits cliniques (les aphasiques, les hystériques), ce dernier a proposé la métapsychologie comme modèle. Il a tenté de dégager les processus psychiques irréductibles qui peuvent rendre compte de l’« x » ou du « réel » pour ces sujets, là où les sciences concurrentes de l’époque (Broca, Exner…) ou contemporaines (biologie médicale, cognitivisme, comportementalisme, etc.) tendaient/ent à l’arraisonner en en réduisant la complexité. Pour Freud, ce « réel », extérieur au sujet et pourtant en cause dans ses symptômes, c’est l’excitation pulsionnelle qui s’enracine pour une part dans le mystère du bios qu’est son corps (repéré par Lacan grâce au terme de « jouissance »).

La nature de la cure peut dès lors être précisée. Elle n’est pas d’abord cognition, reconnaissance, ni non plus étayage imaginaire à partir de la personne du clinicien, pas plus qu’intervention directe sur la molécule ou l’organe cause du quantum d’affect « gênant » pour le patient, mais, grâce et par la parole, possibilité offerte au sujet de vivre une expérience performative – voire même de faire une « performance », suggère l’auteur –  qui transforme son rapport à lui-même et au monde, en provoquant des bougés subjectifs et des remaniements psychiques qui touchent à sa jouissance. Comme toute science véritable respectueuse du réel et de sa complexité, la psychanalyse ne peut viser l’éradication du symptôme mais permet de procéder, en quelque sorte, à la possibilité d’un redécoupage du bios par le champ de la parole, en proposant à son sujet l’expérience du dire dans la cure.

Comme on le voit, la psychanalyse et sa portée sont ramenées ici à une stricte et juste mesure pragmatique et replacées dans le champ des sciences en général. Mais ne nous trompons pas, cette approche limitative que propose Visentini n’est pas sans implications majeures. Désormais, il conviendra non seulement de distinguer ce qui relève de la science analytique – soit la métapsychologie dans son rapport à la clinique – de ce qui relève des autres sciences (et de respecter les logiques scientifiques hétérogènes) comme on l’a vu, mais, selon cette définition stimulante, il conviendra également de la distinguer de la structuration psychique d’une séquence historique donnée. C’est là une avancée supplémentaire décisive dans la pensée de l’auteur que la définition positive qu’il propose de la psychanalyse puisse non seulement permettre de délimiter plus clairement son champ de légitimité dans son rapport externe aux autres sciences, mais également qu’elle puisse avoir une portée critique quant à son rapport à elle-même.

En effet, force est de constater que la psychanalyse, elle aussi, a été marquée au fer rouge des normes propres à chaque époque qu’elle a traversée et que certaines de ses constructions théoriques en portent l’évidente trace passée, voire les stigmates. Il convient donc que les analystes eux-mêmes, convoqués par la rigueur inhérente que requiert leur discipline, révisent et renoncent à certaines constructions théoriques datées qui ont prétendu illégitimement rendre compte de l’inconscient. Il en est ainsi, d’après l’auteur, du complexe d’Œdipe, du primat du phallus, de la question du père, de la différence masculin/féminin, etc. Car, si dans la clinique nous pouvons effectivement rencontrer des normes, ces dernières n’indiquent pourtant rien quant aux mécanismes qui structurent les processus psychiques inconscients, et l’analyste n’a pas à se prononcer à partir d’elles selon des jugements de valeur. Ces normes sont d’abord le résultat de l’Histoire et il convient dès lors de se tourner vers les sciences humaines les plus à même d’en rendre compte (sociologie, anthropologie, histoire, etc.). Si la psychanalyse peut faire science, ce n’est qu’au niveau des mécanismes d’assomption de ces normes. En d’autres termes, la psychanalyse, en tant que science, ne peut pas être prescriptive. La psychanalyse appliquée comme la prétention psychopathologique ou la nosographie sont également rendues caduques.
La vérité scientifique dont s’occupe la psychanalyse telle que redéfinie par l’auteur (la localisation, dans le discours, d’un « x » hors discours et la possibilité offerte au patient d’une réinvention de sa manière de « faire avec » ce réel) est sans rapport avec la psychopathologie et les jugements normatifs dont elle se soutient plus ou moins implicitement. Ce faisant, Visentini propose à la communauté des analystes ni plus ni moins qu’un audacieux programme de reformalisation scientifique de l’expérience psychanalytique (dont son ouvrage constitue, en quelque sorte, le préliminaire) à partir des enseignements de la clinique contemporaine et des avancées des autres sciences, dans la perspective d’une réévaluation des œuvres psychanalytiques afin de savoir « ce que l’on conserve tant de Freud, que de Ferenczi, d’Abraham, de Klein, Rank, Winicott, Kohut, Lacan, etc. ».

On mesure ici le gain immense de ces quelques propositions très claires et pleinement assumées. En se tenant, stricto sensu, à cette approche épistémologico-clinique, la psychanalyse, en tant que science, peut enfin être délestée de ses tenaces préjugés. Car c’est peu dire que ce lest lui était dommageable. Il ne faisait pas qu’inutilement l’alourdir dans une sorte d’accumulation baroque ou de thésaurisation insensée qui menaçait l’équilibre de l’ensemble de l’édifice. Il était aussi la cause des critiques et des soupçons incessants plus que légitimes, qui, in fine, pouvaient aller jusqu’à l’hypothéquer dans son statut de science.

Ce retour à un « Freud épistémologue » permet, non seulement à la psychanalyse, de quitter sa « minorité » en procédant à sa propre critique interne afin de sortir de l’impasse du psychanalysme et de ses obscures confusions, mais permet, de plus, de retrouver le soc tranchant de la vérité freudienne qui la fonde, en tant que science de l’expérience clinique. Gageons avec Alain Vanier, qui salue ce livre dans une belle préface où il n’hésite pas à considérer que « l’adresse » de Visentini « puisse réveiller les analystes de leur sommeil dogmatique », qu’il se trouve, dans cette perspective nouvelle proposée par l’auteur, une boussole dont la direction, suffisamment précise et élaborée pour être sûre, puisse permettre d’orienter de manière plus claire et distincte les analystes et leur pratique. Il s’agit là, ni plus ni moins, d’une possibilité de
revitalisation du champ analytique lui-même pour aujourd’hui et pour demain.