Psychanalyse du libertin

Psychanalyse du libertin

Alberto Eiguer

Editions Dunod, 2010

Bloc-notes

Psychanalyse du libertin

Dans son dernier livre Psychanalyse du libertin, paru en octobre 2010, Alberto Eiguer fait l’éloge du libertinage, un thème peu abordé en psychologie et en psychanalyse. Cette recherche érudite est une première dans ce domaine, à l’exception de quelques études de psychanalyse appliquée à la littérature comme les travaux sur Don Juan. C’est une recherche qui se situe dans la continuité des précédents travaux de l’auteur sur la perversion narcissique, sexuelle et morale et on en trouve une reformulation, mais avec un large développement sur les prédations morale et sexuelle et une recherche sur les frontières entre la perversion et le libertinage. Ce livre revisite aussi des grandes figures de libertins qui s’inscrivent dans l’histoire. 

Pendant des siècles, le libertinage prenait son élan dans l’opposition à une société tyrannique et il y allait de pair pour le libertin du désir de s’affranchir de toute contrainte, de lutter contre la morale oppressante, au niveau des libertés individuelles, de l’action sociale, du droit à la parole, ou au niveau sexuel. Alberto Eiguer nous parle ainsi longuement de l’incontournable Casanova, un amoureux libertin profondément engagé dans les sentiments et dans la relation qu’il favorise. Dans le large éventail du libertinage, nous rencontrons également Catherine, la grande tsarine de Russie et le marquis de Sade, qui ont vécu pendant le siècle des Lumières. Catherine, la grande, est une libertine du côté des aristocrates, version féminine, dont la vie a quelque chose d’exemplaire dans ce sens qu’elle introduit ce qui va devenir la libération féminine. Sade représente plutôt le libertin prédateur, qui ne prend pas en compte les conséquences qu’il va produire ; il privilégie sa jouissance. Mais l’auteur montre que Sade, qui a écrit, notamment en prison, une œuvre conséquente, a une inclinaison révolutionnaire ; il avance un certain nombre d’argumentations intéressantes pour défendre sa posture de libertin, certes, mais en s’inspirant d’œuvres des philosophes de son époque. 

En plongeant dans l’histoire du libertinage, l’auteur remonte à l’Antiquité. Il développe les idées d’Épicure sur l’hédonisme et montre comment la psychanalyse peut s’inscrire dans cette lignée épicurienne, notamment avec la dimension du principe de plaisir dans l’évitement de ce qui fait souffrance. Épicure, prône essentiellement l’hédonisme dans le travail de la pensée, cette jouissance de petites sensations dans la satisfaction et le bonheur de trouver et de découvrir. Cette pensée forte sera reprise notamment à l’époque baroque, où l’on peut dégager deux modalités de libertinage, appelées libertinage des mœurs et libertinage érudit. A cette époque, les philosophes se donnent du plaisir, surtout au niveau intellectuel en bâtissant une œuvre à la fois philosophique et littéraire.

L’auteur fait le lien entre l’épicurisme ancien et son développement moderne dont une des figures de proue pourrait être Freud avec son principe de plaisir, véritable moteur de la vie psychique, sans oublier la sexualité infantile. Alberto Eiguer travaille sur cette parenté entre l’hédonisme et la théorie psychanalytique, mais il souligne que, chez Freud, on obtiendrait principalement le plaisir par la décharge, alors que pour d’autres, on peut l’obtenir « dans la charge », dans la tension au moment d’expérimenter des affects intenses. C’est ce qu’on peut voir à l’œuvre dans la relation mère-nourrisson, dans la pensée réussie et dans l’humour, lors des rencontres où l’on éprouve une jouissance à travers la plénitude et pas forcément à travers la décharge. Une autre idée forte de l’hédonisme est la primauté du corps et de ses sensations. Freud parlera des pulsions étroitement liées à la sexualité qui visent le plaisir, mais aussi du conflit qui oppose pulsion et défense à la base du fonctionnement psychique. 

Alberto Eiguer explore l’hédonisme durant le XVIIème siècle et notamment chez Spinoza avec ses idées sur l’épanouissement de la personne en quête de bonheur. Spinoza est un philosophe proche de l’hédonisme ancien qui crée un vaste système de pensée, notamment dans L’Ethique. Il souligne que l’être humain est géré par les affects, appelés les affections, qui visent également à atteindre la joie et à fuir la tristesse. Dans son système de pensée le conatus : désir, évitement de la tristesse et recherche de la joie nous rappelle curieusement le narcissisme primaire, dans ce sens qu’il s’agit d’un noyau qui vise à la perpétuation de son soi, dans la défense de ses intérêts personnels et son désir de vivre. On peut rapprocher ce noyau de désir du désir freudien.

Le libertin a traversé les époques en s’inscrivant dans ces courants de pensée ; il reste un acteur, voire un inspirateur des idées nouvelles de démocratie et de refus de toute oppression. Il se donne lui-même comme exemple de quelqu’un qui veut se défaire d’un certain nombre d’interdits et de toute contrainte, mais également, il ne supporte pas l’attachement. Il prône toutes les libertés pour lui-même et pour les autres en souhaitant vivre au jour le jour. Il a le désir de s’amuser, d’être près de ses sensations, de ses plaisirs, tout particulièrement en ce qui concerne sa vie sentimentale. Ayant une formule unique sur la jouissance, il se projette complètement imaginant ce que pourrait être le plaisir pour autrui, même si parfois, cela ne coïncide pas tout à fait. Le temps d’une rencontre, et notamment par l’effet de sa capacité de séduction, il suscitera chez l’autre l’envie de partager ses moments de plaisir avec lui. Il peut tomber amoureux le court moment d’une rencontre, mais peut-être aimer au-delà. Chaque fois, il s’implique pleinement dans cette passion, mais il fuit la dépendance. 

La différence entre le libertin et le pervers, c’est que ce dernier aime difficilement et qu’il est dans une perspective qui est celle de l’emprise sur autrui sans penser à l’autre, et sans prendre en compte les conséquences de ses comportements. Le pervers éprouve de la jouissance à faire du mal, le mal pour le mal. Il dénie l’altérité de l’autre et le dépouille de son désir et de ses rêves, alors que le libertin va tenter de donner du désir à l’autre. Parfois le libertin glisse vers des comportements qui s’exercent au détriment d’autrui. Car si le libertinage a un versant du côté du plaisir, de la joie, du bien être et de la recherche du bonheur, il y a aussi un autre versant le côté sombre du libertinage, celui de l’emprise, de l’anéantissement d’autrui, de la privation de la liberté chez l’autre, qui se retourne alors contre le sujet, car celui-ci n’est plus libre. Dans cet assujettissement, il s’agit de prédation avec la jouissance de dominer autrui et de lui faire du mal. On rejoint curieusement dans ce cas le libertinage féodal, jouissance à faire sentir sa supériorité privant autrui de ses droits élémentaires. Toutefois, d’un point de vue structurel, les différences entre libertinage simple et le libertinage prédateur sont profondes. Le prédateur ne peut et ne sait jouer. Il jouit de l’emprise plus que de la sexualité. 

Alberto Eiguer nous montre que des patients qui se définissent comme des libertins ressemblent beaucoup plus aux névrosés qu’aux pervers, et pourtant ils exercent et utilisent une sexualité qui dans les ouvrages classiques est considérée comme de la pratique perverse (sadomasochisme, triolisme). Pourquoi structurellement ne fonctionnent-ils pas comme des pervers ? Dans le libertinage simple, qui n’est pas pervers, il existe néanmoins une difficulté au niveau de l’attachement. Leur angoisse ne peut se définir comme une angoisse de perte, comme une angoisse dépressive, comme cela pourrait être dans le cas de l’addiction sexuelle, mais elle est associée au sentiment qu’ils ne parviennent pas à posséder l’autre, à l’impliquer dans un lien suffisamment intime. Ils redoutent que l’attachement consomme le feu de l’érotisme et en fasse perdre l’enchantement. En échange, toute l’énergie se déploie du côté de l’activité érotique et sexuelle. Comme si être proche de l’autre, se sentir attaché à lui ne peut être durable et attrayant ; alors ce sera court et très intense. La relation érotique le permet, que l’on agrémente de nouvelles formes qui deviennent des néo-besoins et le point de départ d’autres jouissances. Dès lors, les problématiques se complexifient, mais tout cela ne viendrait-il pas là pour pallier une difficulté d’attachement qui s’origine pendant la petite enfance, une faillite des identifications primaires et une carence de la contenance réciproque ? La joie de la rencontre qui implique de la tendresse ou du jeu, ne paraît pas envisageable, sauf sur le versant de la simulation. Car les libertins peuvent jouer sexuellement et y trouver la possibilité de symbolisation. Ils ont peut-être compris que leur sexualité adulte leur procure des sensations inédites qui se substituent à une certaine impotence à se lier. Aujourd’hui le libertinage est, à l’exemple des couples qui participent à une sexualité plurielle, facilité par la libéralisation des mœurs et de ce fait il s’inscrit dans un vœu de vivre et de partager le plaisir dans le jeu. Dans la société actuelle, la sexualité ne suscite plus d’interdits et les personnes peuvent donner libre cours à leurs plaisirs dans des rencontres sans lendemain via Internet, ou bien ils fréquentent le club, le bar ou le lieu où on pratique une sexualité non traditionnelle. Entre le libertin et le pervers les limites sont parfois difficiles à établir, car l’on peut glisser de l’un à l’autre. Des modalités cliniques se dégagent néanmoins : on trouve le libertinage simple qui fait l’objet de la première partie du livre, mais également l’addiction sexuelle. Et enfin les formes perverse et prédatrice dont Alberto Eiguer avait déjà exploré la psychopathologie dans Le pervers narcissique et son complice. 

La prédation morale est une des composantes essentielles de la perversion narcissique, avec la séduction narcissique et l’utilitarisme. Dans ce nouveau livre, l’on voit apparaître le prédateur sexuel, un cas clinique et social, comprenant le violeur et les différentes formes de pédophilie. Pour atteindre sa jouissance sexuelle, il agit en capturant sa proie dans le filet de liens psychologiques le plus fréquemment, mais parfois la gardant prisonnière concrètement. Il s’agit de priver l’autre de sa liberté, mais aussi d’essayer de l’éloigner de son objet interne et de sa subjectivité. L’emprise et la prédation restent une forme de relation entre deux personnes qui annule leur subjectivité, l’un la vide chez l’autre et l’autre se « vide lui-même » de sa subjectivité. De nos jours, la notion de prédation mérite une attention particulière au niveau intra-familial ; cet ouvrage explore le profil de ce prédateur qui agit dans la famille par séduction, contrairement au prédateur qui, à l’extérieur de la famille, agit lui, plutôt par surprise. Mais tous les deux cherchent la même chose : posséder l’autre et se servir de lui. Le prédateur adulte exerce une emprise sur sa victime à l’intérieur de la famille, commet l’inceste ou instaure l’incestualité en se prévalant de son ascendant, de sa force psychique, voire physique. Les conséquences sur sa victime sont délétères avec des effets immédiats : la confusion, la dépression, l’incompréhension, ainsi que la déstructuration de la parenté et du lien parental-filial. L’enfant est catapulté dans une position d’adulte ; cela peut le flatter, alors que c’est une grande tromperie. A plus long terme, le désordre de la parenté entraîne des désordres de la pensée logique. Nombre de ces enfants auront du mal à émerger. Et si l’abus est gardé secret, cela produira même des effets sur la génération suivante. Alberto Eiguer montre un autre aspect particulier en famille : la question de la loi et de la place du père que l’auteur étudie dans le chapitre La crise du paternel. A l’époque actuelle, l’autorité parentale est en véritable déclin alors que la famille bonifie trop l’enfant. Il ne suffit pas de dire que dans la famille du prédateur il n’y a pas ou pas eu de père. S’il est présent, il apparaît comme « un père pour la galerie », qui fait de la simulation. On lui souffle sans arrêt ce qu’il faut dire ou faire pour s’imposer aux enfants. Le père symbolique est inexistant dans ce contexte. L’enfant futur pervers ou prédateur qui vit cela aura lui-même une prédisposition au simulacre et à la mythomanie. 

L’enfance prend une voie déviée et les prédations, les perversions diverses, les agressions sexuelles augmentent. La faillite de l’identification paternelle semble être en rapport avec les violences adolescentes de notre époque, accompagnées de transgression, d’autodestruction, d’automutilation ou de conduite à risque. Cela ne serait plus tellement le mal pour le mal, mais le désordre pour le désordre. Le pédophile, qui a une grande difficulté à reconnaître l’enfant, semble ne pas avoir quitté l’enfance. Il se vit par rapport à l’enfant dans une continuité entre sa propre enfance et celle de sa victime. Mais en même temps, il veut souiller cette enfance qu’il envie profondément. Il aimerait arrêter le temps afin de refonder l’ordre de la vie, comme celui de la parenté et du social. C’est l’exemple de la mode des « lolitas » qu’adoptent de petites filles avec le consentement de leurs parents. On les déguise en grande fille en leur imposant des régimes alimentaires, comme si elles étaient des adultes ; certaines deviendront anorexiques. L’adultification d’enfant est source de nombre d’équivoques ; bon nombre de ces filles peuvent être l’objet d’agresseurs sexuels. Statistiquement les signalements d’abus sexuels sont en augmentation dans notre pays. On note cette jouissance de la prédation à propos des viols collectifs en réunion, les tournantes, sur des sites Internet ou dans l’exhibition entre adolescents qui compètent dans des concours de performance sexuelle. Le testing est une pratique qui se répand entre jeunes amoureux consistant à envoyer par voie de portables des messages photos et vidéo où l’on s’exhibe ; mais cela peut finir mal s’il y a séparation. La souffrance de la solitude, serait-elle à l’origine de ces exhibitions collectives ?

A la fin de l’ouvrage, Alberto Eiguer apporte des perspectives thérapeutiques pour traiter ces situations d’emprise et de prédation, où la reconnaissance, le respect d’autrui et la responsabilité sont rares, voire absents. L’auteur avance l’importance du travail en équipe ou en groupe, surtout s’il s’agit d’agresseurs sexuels intra-familiaux. En parallèle avec la thérapie individuelle, il propose d’autres formes de soins, comme la thérapie familiale. Les alliances s’avèrent essentielles avec la justice ainsi qu’avec les éducateurs ou les assistantes sociales. La fonction de la justice est d’appliquer la loi et celle du thérapeute est de favoriser, pour l’essentiel, une relation de transfert en face duquel le contre-transfert jouera un rôle très important. Le thérapeute ne doit pas être un juge, mais il va plutôt travailler à propos de la difficulté chez ces libertins prédateurs de reconnaître l’autre, de le voir dans sa spécificité et dans sa souffrance. A partir de cette reconnaissance, ils sauront admettre qu’ils font du mal à autrui. Par ce travail sur l’autre, émerge la possibilité de dépasser ce narcissisme tout-puissant qui les anime, qui les autorise à tout se permettre. Peut-être chercheront-ils dorénavant à savoir ce qu’est le plaisir chez autrui et accéder au plaisir de la rencontre véritable ? Celui-ci attend-il de lui un geste dans le registre de la reconnaissance et de la responsabilité ? Dans la mesure où le groupal s’étaye par l’attachement réciproque, on parvient à construire le cas échéant une néo-trans-subjectivité ou une néo-groupalité. Dans le travail thérapeutique de ces personnalités, les deux mots-clés seraient bien reconnaissance et responsabilité. C’est un long travail, mais l’auteur témoigne d’un certain nombre de réussites, expérience qu’il a eu envie de transmettre.

Si en exergue de l’ouvrage, l’auteur évoque la phrase d’un de ses oncles, personnage exceptionnel, amoureux et voyageur, qui dit à la naissance de son neveu Alberto : « Il est né pendant la guerre pour lutter pour la paix, pour donner l’amour de la vie et l’espoir pour la fin de toute guerre », Alberto Eiguer montre en conclusion de l’ouvrage, que le libertinage renvoie aux idées du bonheur et de la joie de vivre, qui sont liés à l’amour de la vie et à l’amour de la paix. Et à la fin de ce livre, nous sommes d’accord pour qualifier du beau mot de libertin, cet oncle épris de liberté.