Sandor Ferenczi. La psychanalyse autrement.

Sandor Ferenczi. La psychanalyse autrement.

Luiz Eduardo Prado de Oliveira

Editions Colin, 2011

Bloc-notes

Sandor Ferenczi. La psychanalyse autrement.

Sandor Ferenczi. La psychanalyse autrement est un ouvrage qui faisait défaut dans la bibliographie de l’histoire de la psychanalyse qui apparemment, au cours des dernières années, semble faire l’objet d’un réexamen exhaustif, doublé du désir de rétablir son origine historique. Ce livre, bien entendu, ne s’adresse pas unique-ment aux analystes et historiens, mais à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des hommes qui tentèrent d’explorer l’inconscient. Dans ce récit, Prado de Oliveira est amené à évoquer de multiples aspects de l’Europe des débuts du XXème siècle, la mentalité de l’époque, les courants de pensée majeurs, l’environnement dans lequel la psychanalyse a vu le jour, les objections qu’elle a rencontrées et, naturellement Freud, le second protagoniste du récit. Sa principale source d’infor-mations sur les deux analystes, Freud et Ferenczi, est la plus personnelle qui se puisse trouver : la correspondance entre les deux hommes. Prado de Oliveira a également recours à d’autres sources qui se recoupent, articles et ouvrages des deux analystes, journaux intimes, correspondances diverses et autres études publiées. 

Ce qui au premier abord frappe le lecteur est l’écriture concise, sobre et rapide de Prado de Oliveira. C’est l’écriture d’un historien qui, tout en étant psychanalyste, recherche la clarté à tout instant. Le récit se déroule à la manière d’un documentaire, les images successives reçoivent une inter-prétation succincte, fondée sur des arguments provenant du recou-pement d’autres scènes du même ouvrage. Les contradictions dans la manière dont les protagonistes s’expriment, dans leurs jugements et leurs décisions dénotent la tactique inconsciente sous-tendant chacun de leurs moments, et témoignent de leurs caractères. Il est impossible de méconnaître la sensibilité avec laquelle Prado de Oliveira approche ses personnages et analyse les motivations incons-cientes de chacun. Ferenczi poursuit frénétiquement la vérité, Freud se dissimule derrière sa supériorité, Groddeck aime et se fait voler, Rank fait preuve d’originalité malgré Freud, Salomé critique Ferenczi, Jones le fait carrément passer pour fou. Tout se déploie devant nos yeux avec la complexité que nécessite l’histoire réelle des hommes, sans nulle tendance à simplifier les événe-ments, embellir les révélations, vénérer les protagonistes, ni chanter leurs exploits. Cette histoire est écrite par quelqu’un qui, ouvertement, n’admire pas aveuglément la psychanalyse…

Ferenczi est peint sous des couleurs nombreuses et variées qui, réunies, composent le portrait d’un homme extrêmement sympa-thique et, en même temps, d’une personnalité explosive d’éternel curieux. Prado de Oliveira justifie dans son ouvrage les contra-dictions de ce caractère. Dans sa relation avec Freud, Ferenczi apparaît puéril, inhibé, dépendant, sensible, victime d’injustice. Freud, par moments, se présente comme un maître autoritaire, inflexible, grave, abrupt dans ses critiques. L’auteur pense que cette sévérité a rendu Ferenczi timide et inhibé. Pourtant, celui-ci aime la position de Freud telle qu’il se l’imagine, recherche constamment son assentiment, tremble au moindre de ses silences, craint d’être rejeté, redevient un enfant face à la sagesse du père. Au cours des premières années, du moins, il évite toute certitude et ne reven-dique pas la reconnaissance à laquelle son travail et la qualité vraiment exceptionnelle de son écriture lui auraient donné droit. Il aime son maître et, pour cette raison, entre en conflit avec ceux qui l’entourent – Jung ou Tausk par exemple – et, toujours en attente de l’approbation de son « père », hésite à apprécier sa collaboration avec Rank et Groddeck. Il lui arrive d’obtenir cette approbation, mais l’ambivalence de son maître la rend toujours « flottante ». Freud répond tantôt « oui », tantôt  « non ». Il engage son ami à être créatif et, peu après, se montre hésitant. Parfois, il emploie un  « double langage » à l’origine d’une « confusion des langues », tactique inconsciente que Ferenczi diagnostique au sein des relations parents-enfants dans l’un de ses articles les plus novateurs. En tant qu’analyste et chercheur, Ferenczi est présenté comme exception-nellement charismatique. Il aimait la recherche et la prenait très au sérieux, peut-être trop. « Il était rigoureux, souvent d’une rigueur surprenante, parfois d’une rigueur effroyable. Sous la bonhomie, la force, l’endurance et la persistance ». Ferenczi s’intéressait profondément à ses patients et leur donnait généreusement ce que lui-même attendait de Freud. Dans ses relations avec eux, on le sent amical, humble, favorable à la réciprocité et accessible presque à outrance. 

Or, ce livre montre surtout les aspects négatifs de la pratique analytique de Freud. Nous n’y trouvons aucune sympathie à l’égard des erreurs du fondateur d’un art qui, à l’époque, cherchait encore ses horizons et ses limites. La subjectivité de Freud est empêtrée dans son caractère difficile. La subjectivité de Ferenczi est due à l’influence de Freud…L’auteur trace, avec l’assurance de la certitude, un profil freudien particulièrement sombre : moins stable qu’on n’aime le dire, parfois indéfendable, ambitieux, rusé, problématique dans ses relations, séducteur, Freud rivalise souvent avec ses amis. Ses théories s’avèrent aussi problématiques que son caractère. Il tente toujours de concilier les inconciliables, par exemple, l’attention flottante et la précision chirurgicale. Prado de Oliveira souligne les emprunts d’idées, leur transmission de l’un à l’autre, l’évolution multilatérale de la psychanalyse, les passions des participants, les liens qu’ils ont noués entre eux, leurs moments de génie, leurs réussites, mais aussi leurs mesquineries et leurs échecs. C’est l’histoire vraie d’hommes vrais parmi lesquels il n’y a pas de saints. Cependant, ce sont eux qui, tous ensemble, ont créé la psychanalyse, sa pratique et sa théorie. 

Ferenczi était le clinicien qui a tourné l’attention sur l’analyste, sur la compréhension de son fonctionnement métapsycho-logique, sur l’analyse de son contre-transfert et sur son narcissisme, véritable déclencheur des résistances et du transfert. Il a parlé avec une franchise remarquable du manque de sincérité profonde de l’analyste, de son absence d’empathie, et lui a imputé la responsabilité des répétitions interminables de l’analysé, des régressions massives et des passages à l’acte. Il a souligné le fait que la nécessaire   « modestie de l’analyste n’est pas une attitude apprise, mais est l’expression de l’acceptation des limites de notre savoir ».

Tout compte fait, la vie et l’œuvre de Ferenczi ont apporté énormément de bénéfices aux psychanalystes dans leur pratique auprès de leurs patients et, en conséquence, aux patients eux-mêmes. Le livre de Prado de Oliveira nous le rappelle avec beaucoup de profit. Il nous encourage à étudier ce psychana-lyste si souvent et injustement négligé, sans qui la psychanalyse simplement n’existerait pas, comme l’affirme Anna Freud dans une de ses lettres à Balint, lettre que Prado de Oliveira met en exergue de son livre.