Soigner la folie

Soigner la folie

Hélène Chaigneau

Editions Campagne Première, 2010

Bloc-notes

Soigner la folie

Parmi les psychiatres dont la formation s’est déroulée entre 1965 et 1985, ceux qui sont passés par le service d’Hélène Chaigneau ont gardé l’empreinte d’une personnalité exceptionnelle et le souvenir de leçons cliniques inoubliables. Ils se disent volontiers, comme pour se reconnaitre, être « un ancien de chez Chaigneau » pour dire qu’ils ont  côtoyé  un maître en psychiatrie et qu’ils continuent de vivre avec cette expérience unique.

Peu encline aux discours, aux explications exhaustives, aux théories univoques, pétrie de culture psychiatrique et psychanalytique, elle était libre de toute idéologie tout en étant ancrée dans le courant de la psychothérapie institutionnelle. Elle n’était inféodée à personne et ne cherchait à inféoder personne à ses idées tout en s’intéressant à chacun, d’égale à égale avec les plus novices de ses collaborateurs. Elle était à la retraite depuis 1987 mais elle a longtemps continué à apporter son concours aux équipes qui le lui demandaient car son métier et sa vie n’étaient qu’un même parcours. Elle s’est éteinte le 31 août 2010.

Un livre vient faire revivre cette personnalité hors normes : nous le devons d’abord à Joséphine Nohra-Puel qui fut psychologue pendant 16 ans dans son service, à Maison-Blanche. Entre octobre 1988 et juin 1989, Joséphine Nohra-Puel eut avec Hélène Chaigneau un dialogue libre en seize entretiens. Enregistrés, retranscrits, ces entretiens devaient être revus par « la patronne » ce qui ne se réalisa pas. Longtemps laissés en attente, c’est avec l’impulsion et l’aide de Jean-François Solal que Joséphine Nohra-Puel, entreprit un travail de relecture, de tri, de mise en thèmes et de présentation qui font revivre, retrouver et comprendre cette figure de la psychiatrie française. La transcription directe de ces entretiens eut été impossible à lire en raison du style oral très particulier d’Hélène Chaigneau, de ses digressions associatives, de sa répugnance à toute simplification et à toute schématisation, de son refus de fixer quoi que ce soit de sa pensée et de sa pratique. Joséphine Nohra-Puel et Jean-François Solal ont repris le texte de ces entretiens, l’ont élagué et nous ont rendu le style, la verve, le langage d’Hélène Chaigneau. Grâce à eux, c’est une pensée en développement, peut-on parler d’un enseignement oral ? que le lecteur retrouve et pour celui qui l’a connue comme ce fut mon cas, c’est soi-même et son identité professionnelle qu’il retrouve dans ces pages passionnantes. 

Aucun discours sur Hélène Chaigneau ne peut mieux « rendre » sa pensée que de l’écouter se cherchant elle-même encore une fois en parlant à une personne intime. Parler de quoi ?  De la chose la plus centrale pour Hélène Chaigneau : quand la trajectoire d’un patient psychotique croise le chemin d’un collectif  psychiatrique, c’est tout un champ qui s’ouvre, vital mais semé d’embuches, d’impasses et de possibilités, de responsabilités individuelle et collective. Une expérience qui engage toute une équipe avec sa sensibilité, son degré de maturité, sa disponibilité ou sa fermeture sur elle-même, bref avec toutes les qualités dont dépendra de façon décisive l’avenir du patient pour le meilleur ou pour le pire. La responsabilité de chacun est grande, et pour ceux qui sont « chefs », elle est encore plus lourde.

Loin de l’interview classique, préparée mais sans lendemain, c’est à un dialogue proche, profond, plein d’humour, d’intelligence et de sincérité, que nous assistons sur tous les thèmes essentiels pour qui se penche vraiment sur la pratique complexe de la psychiatrie : le collectif soignant, la fonction soignante, le psychisme psychotique et ses effets sur le groupe, le service public, la responsabilité de chef de service, l’action collective et  les projets thérapeutiques, les qualités et les dérives asilaires, le rapport nécessaire à l’administration, l’engagement des personnes, le pouvoir et le partage, la médecine et la psychanalyse, le secteur, la psychothérapie institutionnelle, bref tout « le métier »…

Dans ce livre, c’est un pan de l’histoire des hôpitaux psychiatriques qui nous est retracé. Dans une introduction biographique, Jean Garrabé nous donne quelques repères sur l’itinéraire professionnel d’Hélène Chaigneau qui aurait pu tout aussi bien aboutir à la neurochirurgie dans les hôpitaux de Lyon mais qui finalement s’inscrivit dans un parcours : en psychiatrie infantile d’abord à l’hôpital de Niort, puis à l’hôpital de Prémontré où elle rencontra Paul-Claude Racamier et Michel Schweich, puis à Ville-Evrard au CTRS où elle succéda à Paul Sivadon et enfin à Maison-Blanche où elle finit sa carrière dans le nouveau déploiement du secteur du XIXè arrondissement.

Elle vécut une période exceptionnelle, sous le sceau la prise de conscience du sort tragique réservé aux malades mentaux et des monstrueuses déviations asilaires. Période d’espoir aussi puisque les neuroleptiques et l’extension de la psychanalyse aux pathologies sévères, la découverte du rôle indispensable du collectif soignant faisaient espérer des progrès dans l’immense difficulté à soigner les états psychotiques. Il y eut aussi l’incroyable turbulence des courants d’idées des années 1960 à 1980 : du communisme, de la psychanalyse, de l’antipsychiatrie auxquelles se sont  ajoutées les retombées brûlantes de mai 68. Dans ce déferlement d’idées, de convictions, Hélène Chaigneau ne récusait rien mais n’acceptait aucune réduction idéologique ni  aucune des simplifications passionnelles qui s’exprimaient dans la vulgate de l’époque : l’impossibilité foncière des soins à  l’hôpital psychiatrique, le caractère aliénant de l’exercice du pouvoir médical, l’opposition de la partie malade et de la partie saine du psychisme, le tout-psychanalytique, le volontarisme naïf … 

Observatrice acérée des personnes, des pratiques et des groupes, psychopathologue et psychanalyste en profondeur, débusquant les illusions trompeuses que cachent les habitudes de pensée (on a décidé en équipe, l’équipe est soudée autour de..) et le langage approximatif de la profession psychiatrique (rechute, décompensation, sédiment, chronique, déficitaire, stabilisation, prise en charge, réinsertion) elle déconstruit la perte de sens, le confort trompeur, le ronron consolateur auxquels nous aspirons pour ne pas sentir, pour ne pas voir, pour ne pas vivre l’insupportable du drame et de la souffrance psychotiques, pour ne pas « être avec » le patient schizophrène.

Elle n’a pas inventé ou illustré de dispositif psychiatrique ni pressenti une voie nouvelle, ni préconisé un infléchissement majeur de la pratique, mais n’a cessé de réclamer de pouvoir faire se déployer entièrement le dispositif de secteur. Elle pensait en termes de rencontre, d’accompagnement du patient, de fidélité plus qu’elle ne croyait à l’activisme thérapeutique ou interprétatif. Pour elle, précédant la psychopathologie qu’elle découvrait sans cesse pour elle et pour ses élèves, il y avait d’abord la croyance dans une « racine fraternelle du rapport interhumain, racine nourricière seule propre à alimenter notre pensée quand nous osons faire un geste de soin ». Son expression « Ce qui suffit » reprise par maints auteurs, résume admirablement sa position : savoir et faire ce qu’il faut, aussi longtemps qu’il le faut mais ne pas chercher l’exhaustivité de l’observation médicale ou le gavage en mesures d’assistance. Réciprocité, engagement personnel, mise en commun, tissu vivant des échanges, fil de l’humain, gentillesse, projet humble, prise en compte des réalités de la condition des malades « au ras des pâquerettes », partage culturel, là étaient ses convictions, ses points d’appui pour la profession, qu’avec l’aide de son interlocutrice elle explique, relie et développe dans une pensée qui reste toujours personnelle. Parmi ses expressions heureuses, le  « sujet réputé schizophrène », les « gratifications indiscrètes », « l’historial », « l’accompagnement » sont questionnés au fil des chapitres.

Allergique au manichéisme et aux simplifications, elle ne décourage en rien ceux qui la lisent, elle leur ouvre des voies. Elle ne se glorifie d’aucun aboutissement, elle indique des pistes tout en laissant à chacun le droit voire le devoir d’un itinéraire personnel. Elle livre ce qu’elle a senti, nullement sûre d’elle-même, campée sur aucune certitude, sur aucun savoir sauf sur la confiance dans la réflexion personnelle et dans l’échange avec autrui fut-il schizophrène ou collègue. Joséphine Nohra-Puel nous dit qu’Hélène Chaigneau, modeste quant au pouvoir et au savoir psychiatrique « se reconnaissait sans réserve et avec fierté dans ses titres : médecin, psychiatre, médecin-chef du service public… Dans ces fonctions-là, pas de doute sur sa légitimité et sa responsabilité, même si elle en débat, les explicite et les mesure à celles de ses interlocuteurs, qu’ils soient patients, soignants ou administratifs. » 

Déroutante, dense et parfois sibylline dans le contact direct, Hélène Chaigneau a aussi beaucoup écrit, ce que rappelle Jean Garrabé. Joséphine Nohra-Puel et Jean-François Solal ont choisi de placer en tête de l’ouvrage quatre articles fondamentaux épars dans des publications diverses : Prise en charge institutionnelle des sujets réputés schizophrènes (1968), Espace de guérison et temps de vie : propos privés d’un psychiatre de service public (1978), Ce qui suffit : réflexions surgies de la fréquentation au très long cours de quelques schizophrènes (1983), Parcours en souffrance psychotique et dispositifs (1992).

Dans une époque où les valeurs de la psychiatrie s’estompent, ce livre émouvant et passionnant nous fait comprendre pourquoi Hélène Chaigneau bénéficiait d’une telle aura et d’un tel respect. Quand elle parlait et quand elle écrivait, elle suscitait des vocations.