Une part de soi dans la vie des autres

Une part de soi dans la vie des autres

Danièle Brun

Editions Odile Jacob, 2015

Bloc-notes

Une part de soi dans la vie des autres

Danièle Brun nous offre cette année un nouvel ouvrage très simulant et qui s’inscrit dans une véritable trajectoire réflexive puisqu’après avoir travaillé sur l’amitié (La Passion dans l’amitié, 2005), sur les enfants agités (Les enfants perturbateurs, 2007), sur les mères (Mères majuscules, 2011) et sur les pères (L’insidieuse Malfaisance du père, 2013), elle se consacre aujourd’hui, toujours chez Odile Jacob, à la question du lien psychique entre soi et l’autre, et ceci notamment – mais pas seulement – dans le champ de la cure. Nous ne saurions trop conseiller la lecture de ce texte qui éclaire, de manière limpide et profonde, la difficile question du contre-transfert au sein de l’épistémologie psychanalytique tout en en proposant une nouvelle voie d’approche. Il faut d’ailleurs – et d’emblée – souligner que le terme même de contre-transfert n’apparaît pas une seule fois tout au long de ce livre, ce qui, bien entendu, n’est certainement pas le fruit du hasard mais bien plutôt la conséquence d’un choix tactique et théorique de la part de l’auteur.

Un choix subtil à mes yeux car, sinon, le texte serait d’emblée polémique et servirait d’enjeu entre ceux qui pensent que l’analyse du contre-transfert est un outil indispensable pour l’approche du monde interne du patient, et ceux qui persistent à penser que cette analyse du contre-transfert n’est au fond que du temps volé à l’analyse du patient… Quoi qu’il en soit, si ce texte concerne la vision de l’analyse par une analyste chevronnée et rompue au cadre de la cure-type, il s’agit d’un texte extrêmement émouvant car allant bien au-delà de la question du lien psychanalytique et qui nous parle du lien en général, c’est-à-dire de ce qui fait le vif de la rencontre et de l’humain.

Au fil des chapitres, on navigue ainsi entre des faits de vie qui appartiennent à la vie personnelle de Danièle Brun, et d’autres faits de vie qui sont ceux de ses patients, dans une sorte d’aller-et-retour multiples en forme de résonances. Les mots de Danièle Brun sont des mots de tous les jours, seuls à même de faire sentir ce qu’il en est de l’analyse à un public non spécialiste et, hélas, actuellement largement contaminé par les
attaques virulentes qui ont cours contre la psychanalyse, attaques qui visent en fait le soin psychique en général, voire les sciences humaines dans leur ensemble.

Tout commence avec l’irruption brutale de la mort inattendue de la fille de Danièle Brun, alors même que dès 1989 celle-ci avait publié son travail si marquant sur les difficultés apparemment paradoxales des parents dont l’enfant ne meurt pas, bien que condamné par la médecine (L’enfant donné pour mort)… La survie de l’enfant n’est pas facile, mais sa disparition soudaine est un drame qui bouleverse tout sur son passage. Au lieu de s’isoler, Danièle Brun nous montre alors comment la vie peut continuer à la condition qu’un tel événement personnel puisse trouver des échos dans la vie des autres qui, en retour, nous éclaire, fût-ce dans l’après-coup, sur ce que cet événement a mobilisé et transformé en nous. « Que se passe-t-il quand les événements retracés en séance par le patient croisent le vécu récent de son psychanalyste ? » Douze chapitres vont alors se succéder, qui se déroulent avec sérénité depuis la vie des autres jusqu’à la vie de l’œuvre d’art, en passant par différentes étapes : la communauté du lien (bien « commun » au sens simultané d’un bien quotidien et d’un bien partagé), le corps comme habitat si fragile, la formation de l’analyste via l’écoute en tiers du superviseur, et enfin cette question de l’autre en soi qui occupe trois chapitres  directement centrés sur ce que Madeleine et Willy Baranger  ont exploré sous le terme de « champ analytique ».

La part de soi dans l’autre et la part de l’autre en soi sont absolument indissociables, d’où un déroulé du texte qui, inlassablement, tresse des évocations propres à l’histoire de l’analyste et d’autres propres à l’histoire de ses patients. Qui est le patient de qui, qui parle, qui écoute ? De même que dans la nouvelle de F. Kafka intitulée L’axolotl où il devient très difficile de démêler le point de vue du poisson et celui de l’observateur extérieur à l’aquarium, les limites se brouillent, s’estompent, voire s’effacent parfois dans le champ du processus analytique à l’œuvre. Mais il y a plus : la part de soi dans l’autre n’est pas seulement un corps étranger pour l’autre, elle peut devenir la source d’une observation extériorisée et décentrée de soi-même. Qu’on me permette alors de prendre de front le débat épistémologique que Danièle Brun, plus élégamment et plus efficacement, n’aborde qu’indirectement et de manière oblique. Ce débat me semble reconnaître deux points d’ancrage, celui de l’intersubjectivité et celui du contre-transfert : la description du lien analytique en tant que co-vécu, co-production psychique ou co-pensée (selon le terme de Daniel Widlöcher) renvoie-t-elle à une approche particulière de l’intersubjectivité et de l’empathie d’une part, et la part de l’autre en soi est-elle superposable à la dynamique du contre-transfert d’autre part ?  En ce qui concerne le point de vue de l’intersubjectivité, l’approche du lien que nous propose ici Danièle Brun pose au fond la question de la perspective interactionniste de la co-pensée et de la fonction « méta » de l’intersubjectivité dans la mesure où il s’agit au fond de savoir comment je peux penser avec l’autre quelque chose d’un lien avec lui dont je fais partie ? Ceci ouvre, bien évidemment sur l’approche intersubjectiviste de la psychanalyse nord-américaine dont Danièle Brun, pourtant, ne se réclame pas, tant s’en faut ! En ce qui concerne la dynamique du transfert et du contre-transfert, il importe de préciser certains points de terminologie afin de faire sentir toute l’originalité du propos de Danièle Brun.

Si le contre-transfert découle de l’introduction d’une part de l’autre en soi, l’empathie (terme que n’emploie pas non plus Danièle Brun) repose au contraire sur l’introduction d’une part de soi en l’autre afin de partager quelque chose de sa réalité interne et de sa vision personnelle de la réalité externe. Contre-transfert et empathie sont donc quelque part antinomiques, comme y insiste souvent Daniel Widlöcher. Quoi qu’il en soit, ce n’est finalement ni de contre-transfert, ni d’empathie dont nous parle Danièle Brun, mais d’un processus qui m’évoque ce que Michel de M’Uzan a étudié dans son si curieux et déjà ancien article intitulé S.J.E.M. (pour « Si J’Etais Mort »). L’idée qu’il y développe est, en  effet, celle d’une « extra-territorialité du Je » qui permet au sujet de s’investir narcissiquement à partir des parties de son soi qu’il a projetées dans l’autre. Il me semble que c’est à un tel investissement narcissique projeté et décentré que Danièle Brun nous invite aujourd’hui à réfléchir, en court-circuitant ainsi utilement le piège des débats sur le contre-transfert et sur l’empathie. Ce faisant, ses réflexions vont bien au-delà du cadre de la cure-type en nous parlant du lien interhumain en général, c’est-à-dire de la vie tout simplement.

De la vie comme œuvre d’art, et l’ouvrage s’achève ainsi, sur des considérations quant au lien qui se tisse entre l’artiste et son public, lien qui se joue le plus souvent en absence mais lien au demeurant profond puisqu’il repose sur la part de soi que chacun des protagonistes a déposée en l’autre et à partir de laquelle il s’investit, s’observe et se transforme. La vie comme œuvre d’art dont le lien forme le pivot, c’est ainsi que j’entends le message de Danièle Brun qui, me semble-t-il, nous concerne tous, professionnels ou non. Rappelons que Danièle Brun a fondé la Société de « Médecine et Psychanalyse » qu’elle préside avec talent et que, dans le monde qui est le nôtre, cet éloge du lien, dans son intimité et sa complexité, est plus que le bienvenu pour prévenir les risques d’une déshumanisation progressive de la médecine. Pour toutes ces raisons, un grand merci à Danièle Brun dont la profondeur et la finesse de la pensée ne peuvent que forcer l’admiration.