Résidence alternée et théorie de l’attachement
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Résidence alternée et théorie de l’attachement

La théorie de l’attachement peut-elle faire avancer le débat concernant la résidence alternée ? Selon John Bowlby, l’attachement de l’enfant s’organise autour de deux fonctions essentielles :

– La fonction « port d’attache » (safe haven) : le parent aide l’enfant à réguler ses états émotionnels.

– La fonction « base de sécurité » (secure base) qui permet à l’enfant de prendre appui sur le parent pour partir explorer le monde extérieur.

Afin d’évaluer la qualité de la relation d’attachement de l’enfant à sa mère, Mary Ainsworth avait mis en place un dispositif expérimental, la « situation étrange », qui évalue ces deux fonctions, le « port d’attache » et la « base de sécurité », lors d’épisodes de séparations et de retrouvailles avec la mère, épisodes censés créer un léger stress chez le jeune enfant. Mary Ainsworth décrivait ainsi 3 catégories d’enfants, ou 3 types d’attachement à la mère (ultérieurement, ce dispositif sera aussi proposé aux pères, et les mêmes catégories seront retrouvées, comme on le verra) :

– Les enfants secure : l’enfant utilise le parent comme base de sécurité et port d’attache lors de situations de stress. Il s’appuie sur le parent pour réguler ses états émotionnels et peut alors poursuivre son exploration du monde. Le parent est source de réconfort ; lorsque la situation étrange est réalisée avec les mères (nous viendrons plus loin aux pères), ce type d’attachement se retrouve chez les deux tiers des enfants, dans les échantillons non cliniques, donc sans problème particulier.

– Les enfants insecure, ou avec un « attachement anxieux », soit un tiers des enfants, ne peuvent, pour diverses raisons, utiliser leur parent (en l’occurrence leur mère) comme source de réconfort lors de cette situation légèrement stressante. Cela ne signifie pas pour autant, que le parent ne représente pas une figure d’attachement. Parmi ces enfants, on décrit un sous-groupe d’enfants « anxieux-évitants » et un sous-groupe d’enfants « anxieux-résistants ».

Mary Ainsworth n’avait pas pu prévoir qu’ultérieurement une quatrième catégorie serait découverte, regroupant des enfants dont la qualité de l’attachement peut être qualifiée de désorganisée ou désorientée. Ces enfants n’arrivent pas à mettre en place une stratégie qui leur permettrait d’approcher le parent et de tenter de trouver du réconfort. Dans ce type d’attachement, le parent, qui devrait représenter un port d’attache et permettre la régulation émotionnelle, fait peur à l’enfant. L’interaction est chargée d’angoisse et l’enfant échoue à trouver du réconfort.

Depuis les années 1970, la majorité des études longitudinales ont été réalisées avec les mères et ont permis de définir les caractéristiques maternelles pré-requises pour que l’enfant puisse utiliser celles-ci comme source de sécurité et de réconfort : l’accessibilité, la disponibilité, la sensibilité, la capacité à répondre et la prévisibilité. Dans ce contexte, l’enfant peut développer son autonomie, son ouverture au monde extérieur, sa capacité de résilience, et son estime de soi. Aujourd’hui, nous devons nous poser les questions suivantes : Ces qualités sont-elles typiquement et exclusivement maternelles ? Peuvent-elles être potentiellement également paternelles ? Qu’en est-il de la qualité d’attachement au père ? L’attachement, en tant que source de réconfort et base de sécurité, est-il unique ou multiple ? Y a-t-il une ou des figure(s) d’attachement ?

Pour ma part, je partage l’idée, avec la plupart des chercheurs actuels, qu’il y a bien des figures d’attachement multiples. D’où vient alors cette idée d’une figure d’attachement unique et exclusive ? John Bowlby était fasciné par les travaux de Konrad Lorenz, qui étudiait notamment les oies cendrées. C’est sur la base des observations de Lorenz que Bowlby va soutenir la notion de « monotropie ». En effet, en sortant de l’œuf, les oies cendrées vont suivre le premier objet animé qui se présente à elles (par exemple Lorenz lui-même) et ne suivent plus, ensuite, d’autres objets, même si ceux-ci seraient plus adéquats (par exemple un congénère). Cette « empreinte » au premier objet est l’illustration de la notion de monotropie ou d’attachement unique et exclusif. Pourquoi Bowlby a-t-il pris comme référence ce modèle alors qu’il en existe d’autres dans la nature ? Beaucoup d’animaux en effet ne sont pas « monotropiques ».

Examinons une autre notion, en quelque sorte complémentaire à la monotropie, la notion d’« alloparentalité ». Décrite par une anthropologue américaine, Sarah Hrdy (2005), cette notion exprime le fait que l’élevage des jeunes, dans certaines espèces, n’est pas exclusivement réservé à la mère. Pour ces espèces, il y a la possibilité d’une assistance maternelle et d’un élevage coopératif dans le groupe social. On retrouverait l’alloparentalité chez 8 à 17 % des oiseaux et chez 3% seulement des mammifères ; toutefois, chez les primates, Sarah Hrdy suggère qu’environ la moitié des espèces de primates (sur 175) implique occasionnellement la biparentalité ou l’élevage coopératif ; mais l’alloparentalité proprement dite se retrouverait chez 3 espèces : les tamarins, les marmosets et… l’homosapiens.

Dans la continuité des travaux de Sarah Hrdy auxquels j’adhère, on peut poursuivre la réflexion en examinant quels seraient les prérequis pour qu’une espèce pratique l’alloparentalité, puis se demander si les humains seraient potentiellement de bons candidats, étant donné ces prérequis. Le premier prérequis est une prédisposition à répondre aux signaux du jeune, et cela de manière indépendante de son sexe, de son âge et pour les femelles, de son statut reproductif (virginité, grossesse, état de post-partum) ; à cela s’ajoute un attrait pour les jeunes dans le sens d’un désir de protection et de proximité. Ces conditions chez l’être humain sont clairement remplies. L’adoption, par exemple, constitue une parfaite manifestation d’alloparentalité. Pour poursuivre la question, je mentionnerai deux recherches historiques menées par Michael Lamb, un chercheur américain, maintenant en Angleterre, qui est souvent cité comme défenseur de la résidence alternée ; ce n’est toutefois pas la raison pour laquelle je le mentionne ici.

– En 1978, Frodi, Lamb (et al.) présentent à des jeunes et moins jeunes un film montrant des bébés calmes, en train de sourire ou de pleurer et ils examinent, chez ces personnes, un certain nombre de paramètres physiologiques comme le rythme cardiaque ou la sudation de la peau. Les chercheurs n’observent pas de différence entre les filles et les garçons ou entre les femmes et les hommes et en déduisent que les garçons ou les hommes répondent bien, physiologiquement, aux signaux du bébé. Or, l’observation des sujets dans une salle d’attente – donc en situation sociale et non plus individuelle – montre que si un bébé réel se met à pleurer, les personnes de sexe féminin vont s’activer davantage que les personnes de sexe masculin. Si nous avons des réactions physiologiques « précablées », nous obéissons évidemment également à des rôles sociaux dépendant de la culture, des représentations de genre, qui vont dicter certains de nos comportements.

– En 1976, Lamb étudie les comportements d’attachement (approche, toucher, etc.) chez des jeunes de 12 mois, envers leur père et leur mère, les deux parents étant présents dans la situation. Il observe qu’à la maison, quand l’enfant joue, il n’y a pas de différence au niveau de la recherche de proximité envers la mère et envers le père. Au laboratoire, en l’absence de stress, on n’observe pas non plus de différence. Or, toujours en laboratoire, si l’on induit un léger stress, comme la présence d’une personne inconnue, le bébé recherche préférentiellement un rapprochement avec sa mère, donc davantage de comportements affiliatifs ou de comportements d’attachement envers celle-ci qu’envers le père.

Ces recherches posent deux questions :

1- Est-ce qu’une préférence pour la mère au niveau de la recherche de réconfort implique une hiérarchie des attachements ? Certains le disent ; je ne le pense pas et je vais l’argumenter.

2- Les pères peuvent-ils, bien qu’ils ne soient pas les premiers vers lesquels l’enfant s’approche lors d’une situation de stress, remplir le rôle de « port d’attache » ou de « base de sécurité » ? Commençons par là.

Après les travaux de Bowlby et de Ainsworth, des dizaines d’études ont été faites pour évaluer, grâce au dispositif de la situation étrange, la capacité de l’enfant à utiliser le père comme source de sécurité.

Van IJzendoorn (1997), grand spécialiste des « méta-analyses », montre d’abord qu’il y a une corrélation quasi nulle entre le type d’attachement à la mère et le type d’attachement au père, ce qui confirme que la situation étrange évalue bien la qualité de la relation spécifique à la mère ou au père (et non pas une disposition personnelle de l’enfant). Ensuite, il rapporte les données de 1584 situations étranges faites avec la mère ; il retrouve bien 2/3 d’enfants qui savent utiliser leur mère comme source de réconfort et 1/3 qui n’y parviennent pas. Sur 366 situations étranges faites avec le père, il trouve des proportions rigoureusement identiques. On peut en conclure que les pères peuvent tout à fait fonctionner comme « port d’attache » et « base de sécurité » pour leur enfant.

Concernant la hiérarchie des attachements, je suggère l’idée suivante : on pourrait distinguer trois modèles concernant l’attachement au père :

– Un modèle « hiérarchique », « traditionnaliste », celui de Bowlby et Ainsworth, selon lequel l’attachement au père serait secondaire relativement à l’attachement à la mère. La 2ème étude de Lamb va dans ce sens (l’enfant se rapproche préférentiellement de sa mère) mais celle de Van IJzendoorn (même proportion d’attachement secure au père) ne le confirme pas.

– Un modèle « intégratif » ou « soixante huitard », où père et mère sont interchangeables. L’étude de Van IJzendoorn et la première étude de Frodi et Lamb (les paramètres physiologiques) vont dans ce sens, à l’inverse de la 2ème étude de Lamb (l’enfant sous stress s’approche préférentiellement de sa mère).

– Un modèle « indépendant » ou « post-moderne » où la mère réconforte lors d’émotions négatives et le père réconforte dans l’exploration (modèle soutenu notamment par l’équipe de Toulouse, menée par Jean Le Camus et Chantal Zaouche-Gaudron).

Pour reprendre mes définitions de départ, la mère représenterait en quelque sorte le port d’attache (safe haven) et le père la base de sécurité (secure base) pour permettre à l’enfant d’explorer le monde. Ce modèle peut être compatible avec les trois études mentionnées ci-dessus (réponses physiologiques des pères, approche de la mère sous stress, proportion équivalente d’attachement secure au père). Toutefois, il mérite d’être discuté en regard de la question des familles monoparentales ou homoparentales.

Derrière ces modèles se cachent à l’évidence des positions idéologiques et il est difficile de trancher définitivement dans une perspective scientifique pour l’un ou pour l’autre. Mais, c’est ce qui nous intéresse ici, est-ce que ces modèles respectifs permettent de justifier ou de condamner la résidence alternée ? Chez les spécialistes de l’attachement, il y a effectivement les « pour » et les « contre » la résidence alternée.

– Chez les « pour », l’argument est qu’il est essentiel d’éviter de rompre la relation d’attachement (potentiellement sécurisante) avec le père ; ceci convient en particulier aux modèles « intégratif » et « indépendant ».

– Chez les « contre », il ne faut pas risquer de rompre la continuité de la relation avec la mère, source de sécurité ; ceci convient évidemment au modèle « hiérarchique ».

Face à la complexité de ce débat, il paraît important de tabler sur des évidences scientifiques, s’il est possible d’en trouver. Maurice Berger mentionne effectivement un certain nombre d’études qui révèlent une apparente évidence des méfaits de la résidence alternée sur la qualité de l’attachement à la mère. Maurice Berger met en garde sur les pré-requis importants et nécessaires pour mener à bien des recherches de qualité sur ce sujet, pré-requis qui sont malheureusement rarement atteints. De ce fait, la controverse demeure chez les tenants de la théorie de l’attachement. A ce propos, on peut noter que les recherches très citées de Judith Solomon et Carol George, ou l’étude très récente de Tornello et coll., ne prouvent pas que l’insécurité de l’attachement à la mère ait les mêmes répercussions chez les enfants en résidence alternée et chez les enfants qui ne le sont pas. En d’autres termes, si certaines études observent un détriment de la qualité de la relation d’attachement à la mère chez les enfants en résidence alternée, cela n’implique pas forcément que cela ait une importance pour le développement de l’enfant en résidence alternée.

Il faut alors se poser la question de l’« intérêt supérieur du bébé », son best interest, du point de vue de la théorie de l’attachement. En m’inspirant des travaux de Judith Solomon et Carol George, j’avancerais les éléments suivants :

1- L’attachement, ce n’est pas l’amour ; l’attachement se réfère avant tout à un sentiment de protection et de sécurité. Le message est le suivant : c’est une chose d’aimer un enfant et c’est autre chose de lui offrir ce sentiment de protection ; ce n’est pas parce que l’on est empêché par les circonstances de prodiguer ce sentiment que l’amour serait absent.

2- Ce sentiment de sécurité et de protection est favorisé par un monde prévisible et compréhensible.

3- Il est essentiel que les actions des parents soient guidées par l’intérêt du bébé. Or, comprendre l’intérêt du bébé requiert une certaine appréhension de ses besoins et de son monde interne (au travers de ce que l’on nomme la « fonction réflexive » ou la capacité de « mentalisation »).

4- L’attachement peut se former à tout âge. Il n’y a pas forcément de période critique (on entend par là des « fenêtres développementales » correspondant à des moments critiques du développement pendant lesquels il serait essentiel que l’enfant rencontre un partenaire pour établir un attachement avec celui-ci).

En effet, les recherches chez les enfants adoptés ou chez les enfants en crèche ont largement assoupli cette notion, qui était supposée comme essentielle par la théorie de l’attachement. L’être humain apparaît davantage « plastique » que ce que bien des théories du siècle passé nous avaient laissé supposer. L’enfant peut à l’évidence créer des relations d’attachement sécurisantes, bien après le fameux deuxième semestre de vie, ce qui mérite d’être pris en compte dans nos réflexions.

Pour conclure, mon message aux parents serait, en détournant la phrase d’un célèbre Président Américain : « Ne demandez pas ce que votre bébé peut faire pour vous mais demandez vous ce que vous pouvez faire pour votre bébé ».