Situation de handicap et normes sociales
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Situation de handicap et normes sociales

Ce que l’on nomme une « situation de handicap » fait intervenir de très nombreux champs : social, culturel, aide technique, aide humaine, accessibilité, scolarisation, participation sociale, reconnaissance, droits, etc… Un individu (quel qu’il soit) se construit au sein d’une société, sa vie sera différente en fonction de l’aide qu’il recevra durant ses apprentissages, de son milieu socio-culturel et de ses possibilités intellectuelles, psychiques et physiques telles qu’elles se sont développées dans cet environnement social.

Autant cette expression de « situation de handicap » paraît pertinente pour parler de ce que vivent par exemple des personnes en fauteuil ou des personnes aveugles, puisqu’un environnement adapté peut permettre de compenser les différences et déficiences fonctionnelles, autant il semble délicat de parler de « personne en situation de handicap psychique», ou plus encore de « personne en situation de handicap intellectuel ». Même s’il y a toujours une composante sociale dans les difficultés rencontrées, il ne semble pas que toutes les « situations » soient comparables… On voit mal comment on pourrait relativiser le polyhandicap ou le handicap intellectuel, les lier seulement à une situation (sans pour autant déconsidérer les personnes concernées ou limiter l’aide qui leur est apportée).

Mais peut-être sont-ce mes propres normes qui m’induisent en erreur : je n’ignore pas le fait que je parle ici de mon point de vue d’intellectuel (ou se voulant être tel) qui considère que l’autonomie réelle est de nature psychique et non physique. Je n’ignore pas non plus que la personne concernée peut avoir des capacités d’empathie, des capacités d’intelligence émotionnelle, des capacités d’adaptation très largement sous-estimées, et se trouver dans des contextes où ses capacités excèdent les miennes.

Il reste qu’il existe des moyens de compenser efficacement l’absence de jambes (un homme sans péronés peut aujourd’hui marcher et courir, parfois plus vite qu’un valide ; une meilleure accessibilité change la situation de handicap physique en contrainte relative…) alors qu’il n’existe pas aujourd’hui de moyen de compenser efficacement le handicap intellectuel, voire de transformer l’individu qui en est porteur en un individu plus performant que la moyenne (comme l’avait imaginé Daniel Keyes dans son roman Des Fleurs pour Algernon).

Réfléchissons un peu plus avant : disant cela, ne suis-je pas à nouveau dans une vision réductrice du handicap intellectuel ? Pourquoi cette volonté de « compenser efficacement » avant même de m’être demandé ce que cela changerait pour l’autre personne et impliquerait dans l’histoire de sa vie ?

Peut-être suis-je en train de faire la même erreur que lorsqu’on considérait le handicap physique comme une déficience irrémédiable, sans en relativiser la portée. Or l’on sait désormais voir l’individu en tant que sujet et non pas en tant que sujet handicapé, on sait valoriser son autonomie comme capacité de créer ses normes propres de vie et de pensée (dans des conférences, dans des textes, le fait d’être en fauteuil roulant ne s’entend et ne se lit pas). Il n’y a pas en ce sens d’auteur en situation de handicap, si l’on considère l’auteur en tant que le sujet créateur de l’œuvre, que l’on ne doit pas confondre avec l’individu social qu’il est par ailleurs.

Ne peut-on pas de la même façon voir différemment le handicap intellectuel dans le contexte artistique, où les capacités intellectuelles de l’individu vont s’effacer sous ses capacités de production créatrice ? Il n’est pas essentiel de posséder une intelligence combinatoire et logique développée pour s’exprimer dans le monde de la création artistique poétique, pour manifester des capacités esthétiques sur le plan moteur (dans la danse) ou expressif (au théâtre). Ainsi Rebecca, une jeune femme dont parle Oliver Sacks, pouvait être perçue à travers ses apraxies et agnosies, ses limitations intellectuelles, ou sous l’angle de son aptitude aux métaphores1 et de ses capacités au théâtre (chaque rôle lui donnant la trame, la structure narrative dont elle avait besoin pour devenir une personne entière et équilibrée).

Il semble donc que dans mon appréhension liminaire de la situation de handicap, j’ai été, malgré mes précautions, victime d’une « illusion d’incompétence », de nature projective, concernant autrui, sans doute liée à ma propre incapacité d’envisager d’autres capacités ou d’autres moyens de communication que ceux qui me sont familiers.

C’est ce que répondraient à propos de la « situation de handicap psychique » les partisans de la neuro-diversité2 qui plaident pour une reconnaissance de façons différentes d’interagir avec autrui et d’être en lien avec le monde environnant. Cette approche a eu le mérite de montrer que des personnes diagnostiquées autistes (inaptes à rencontrer autrui) ont été en capacité de communiquer, se regrouper en réseaux, et d’élaborer un discours critique des normes majoritaires :

« Chacun d’entre nous qui apprend à vous parler, chacun de nous qui réussit à fonctionner un tant soit peu dans votre société, chacun de nous qui arrive à sortir de lui-même et à établir le contact avec vous, opère en territoire étranger, entre en contact avec des êtres étranges. Nous passons notre vie entière à faire cela. »3 C’est ici le monde ordinaire qui s’avère handicapant, ce qui plaide pour une « situation de handicap » dans le champ psychique (ou neurologique, car l’autisme n’est pas représenté ici comme la source d’une souffrance psychique, mais comme une autre manière de percevoir et de sentir).

« Mon langage ne consiste pas en mots ni même en symboles visuels devant être interprétés par les gens. Il consiste en une conversation continue avec chaque aspect de mon environnement qui me fait physiquement réagir à tout ce qui m’entoure (…) Il est amusant de voir que quand je réponds à tout ce qui m’entoure en bougeant à ma manière on dit que je suis « dans mon monde » alors que si j’interagis avec un nombre beaucoup plus limité de réponses et que je ne réagis qu’à une part beaucoup plus limitée de mon environnement, les gens disent que je suis « ouverte à une véritable interaction avec le monde » »4

L’idée d’une « situation de handicap » porterait donc en germe d’autres normes, un décentrement par rapport à un point de vue validiste dominant (qui considère la normalité comme relevant de l’évidence). Le risque est de substituer à des normes validistes des normes d’appréciation plus inclusives, mais néanmoins discriminantes pour les personnes atteintes d’un handicap intellectuel (ou « en situation de handicap intellectuel »). Comme toujours une marginalisation s’opère lorsque l’on tente de valoriser et d’inclure : il reste une proportion non négligeable d’individus qui ne rentrent pas dans les nouvelles normes redéfinies pour et par les personnes atteintes d’un handicap moteur, sensoriel ou relevant de la « neuro-diversité ». La valorisation des capacités d’autonomie psychique est essentielle, elle évite d’assimiler l’autonomie à l’indépendance physique, mais elle laisse de côté celles et ceux qui n’ont pas le moyen de s’affirmer, d’entrer dans une revendication sociale… Il est beaucoup plus difficile lorsque l’on est polyhandicapé, que l’on n’a pas accès au langage verbal courant, de montrer que l’on existe également en tant que personne au sein d’une communauté de valides.

Jusqu’où cette situation de handicap est-elle inclusive ? Peut-on encore parler de « situation de handicap » quand on s’intéresse aux « cliniques de l’extrême » où les individus ne peuvent pas parler ni comprendre le sens logique de ce qui leur est dit ? Peut-on encore parler de « situation de handicap » face à des enfants anencéphales ou hydrencéphales, dépourvus de la plus grande partie du cerveau, lorsque les individus concernés ne sont plus considérés en pratique (et parfois en théorie5) comme des êtres humains ? Ici encore, il ne s’agit pas de sous- estimer les facultés restantes chez ces enfants, comme celle de réagir en miroir aux sourires, de s’orienter, d’éprouver des émotions6, mais de réfléchir à l’extension de la notion de « situation de handicap ».

Disons que malgré ses limites (la participation sociale, le risque du relativisme), nous ne pouvons qu’y souscrire d’un point de vue éthique, en ce que cette notion indique la possibilité toujours ouverte de faire varier cette situation, de permettre à l’individu de développer ses facultés physiques, psychiques et intellectuelles (même très réduites). Insistons sur ce dernier point : les capacités d’un individu ne peuvent être jugées closes, ni être cantonnées à ce qu’elles sont, encore moins à ce qu’elles sont supposées être socialement, ou dans l’état actuel des connaissances (nous venons de voir que contrairement à l’idée reçue en médecine on ne peut toujours déduire les incapacités de l’atteinte du cerveau, surtout si cette atteinte est anténatale). Il faut considérer qu’il y a toujours plus, qu’il aurait pu y avoir beaucoup plus en chaque humain si les conditions de son développement avaient été plus adaptées.

Il est toujours très risqué de faire dépendre les capacités et incapacités d’un individu de ses atteintes organiques, ou de les limiter par principe, sans savoir ce qu’il pourrait devenir et ce qu’il aurait pu être dans un environnement mieux adapté à ses besoins (avec de meilleures médiations au sens de Feuerstein).

On constate que cette vision du développement humain s’applique à tout homme, et que le handicap vient s’y ancrer, avec ses contraintes individuelles (comme l’atteinte organique, autrement appelée « déficience »7 ) et les facteurs environnementaux qui s’y ajoutent, comme le « surhandicap » social, le redoublement du handicap par la situation sociale discriminante, humainement, architecturalement et techniquement inadaptée. La « situation de handicap » n’est donc pas liée à l’atteinte organique, mais à une interaction entre cette atteinte organique, des facteurs personnels (dont l’histoire personnelle) et les facteurs environnementaux. Deux individus distincts présentant les mêmes atteintes organiques ne sont pas dans la même situation de handicap (leur handicap n’est pas le même).

Par ailleurs, et c’est un autre sens à donner à la situation de handicap, un même individu peut être ou non dans cette situation en fonction des circonstances et du contexte. Aux compensations techniques doivent s’ajouter l’aide humaine dont on peut disposer, la solidarité entre les membres de la communauté. Et cet ensemble peut modifier ou faire s’absenter durablement ce qui apparaissait comme un handicap univoque, constant et irrémédiable. Sous cet angle, le handicap est lié à une situation dynamique (que l’on peut rapprocher du processus de production de handicap8) susceptible de variations pour le même individu.

Dans l’imaginaire courant, comme dans les convictions de nombreux professionnels, le handicap se caractérise par son caractère durable et irrémédiable. Etre atteint d’un trouble temporaire n’est pas être atteint d’un handicap. La définition légale du handicap ne dit pas le contraire (en raison notamment des compensations financières à prévoir)9. C’est pourquoi les maladies graves sont considérées comme des handicaps, parce qu’elles ne sont pas curables et engagent un rapport au temps sur la longue durée. On a pu par là faire reconnaître la souffrance psychique comme handicap, ce qui n’est pas neutre, car cela sous-entend, selon les termes de la loi, que son étiologie soit à rapporter à « une atteinte substantielle et durable des fonctions psychiques ». La « situation de handicap » a l’avantage de ne pas le postuler.

Malgré ses ambiguïtés et son caractère trop inclusif, la notion de « situation de handicap » indique que même un trouble durable peut être profondément variable en fonction du contexte. La situation de handicap semble laisser supposer que celui-ci peut tantôt se manifester de manière évidente, tantôt disparaître. Le handicap physique par exemple peut s’absenter dans la discussion, passer à l’arrière-plan du dialogue, disparaître complètement pendant une conversation sur internet ou au téléphone. Le handicap psychique peut lui aussi s’absenter dans le dialogue, comme d’ailleurs le handicap intellectuel si l’on parvient à rentrer dans un mode de communication différent10. Mais cette relativité relationnelle du handicap (dans l’interaction avec les autres et avec le monde environnant) ne signifie pas que l’irréversibilité de l’atteinte soit remise en question ni qu’une compensation suffisante puisse exister. Elle rappelle que l’individu est toujours évalué dans un contexte donné, selon des normes données et non pas dans l’absolu.

La relativité de la situation a le mérite d’orienter notre regard contre les normes qui nous feraient croire les conséquences de l’atteinte organique comme irrémédiablement définies, les incapacités ancrées dans le corps ou le psychisme, au mépris de toute considération éthique de reconnaissance des individus et de leurs capacités.

Notes

  1. « Je suis comme un tapis vivant. J’ai besoin d’un modèle, d’un dessin comme celui que vous avez sur ce tapis. Je me défais, je m’effiloche s’il n’y pas de dessin » Oliver SACKS, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau (1985), Paris, Seuil, 1986, p. 237.
  2. Emily Thornton Savarese, Ralph James Savarese, « The superior half of speaking », Disability Studies Quaterly Vol. 30, n°1, 2010 cité par Pierre Dufour dans L’homme en fauteuil : approche de genre. Contribution à une sociologie critique du handicap, thèse de sociologie, Université de Toulouse-Le Mirail, Toulouse, 2011, p. 89.
  3. Jim Sinclair « Being autistic together », Disability Studies Quaterly Vol. 30, n°1, 2010, cité par Pierre Dufour, Ibid.
  4. Amanda Baggs, In my language, 2007, http://www.youtube.com/watch?v=JnylM1hI2jc, Ibid.
  5. Rappelons que l’éthique anglo-saxonne d’un Peter Singer les considère comme des « non-personnes » au sein de l’espèce humaine (Peter Singer, Questions d’éthique pratique, 1993), Paris, Bayard, 1997.
  6. Bjorn Merker « Consciousness without a cerebral cortex: A challenge for neuroscience and medicine », Behavioral and brain sciences (2007) 30, 63–134.
  7. Selon Patrick Fougeyrollas, Une déficience correspond au degré d’atteinte anatomique, histologique ou physiologique d’un système organique (Classification québécoise : Processus de production du handicap : RIPPH/INDCP, 1998).
  8. Le processus de production du handicap est défini par Patrick Fougeyrollas et ses collaborateurs comme la réduction de la réalisation des habitudes de vie, résultant de l’interaction entre les facteurs personnels (les déficiences, les incapacités et les autres caractéristiques personnelles) et les facteurs environnementaux (les facilitateurs et les obstacles) (Ibid.).
  9. Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. »
  10. Yann Bierhzanl « Éthique et institution dans les théories d’Yves Aulas » in P. Ancet (dir), Éthique et Handicap, Bordeaux, Etudes hospitalières, 2011, p. 327-336.
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Le handicap, un nouveau paradigme ?