Sur l’écriture de Pierre Fédida
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Sur l’écriture de Pierre Fédida

En trente-cinq ans de carrière, Pierre Fédida a produit une oeuvre considérable, dans laquelle se dessinent, dès les premiers textes, qui datent de 1967, les thèmes qui vont jalonner son écriture et dont les titres de ses livres portent la trace. N’écrivait-il pas déjà dans Corps du vide et espace de séance (J.-P. Delarge, éditions universitaires 1977) « Que peut-il en être du corps dont la vérité – par essence voilée – appartient au négatif du souvenir, de l’inscription, de l’empreinte ou de la trace ». Ensuite viendront L’Absence (Gallimard, 1978), Crise et contre-transfert (PUF, 1992), Le site de l’étranger (PUF, 1995), Par où commence le corps humain. Retour sur la régression (PUF, 2000), Des bienfaits de la dépression. Eloge de la psychothérapie (O. Jacob, 2001) et, au nombre de ses très nombreux articles, on citera L’oeuvre de sépulture dans un forum Diderot La fin de la vie qui en décide ? (PUF, 1996).

Cette brève incursion dans la bibliographie de Pierre Fédida se veut surtout indicative, démonstrative du fil rouge qui tisse l’ensemble de ses travaux et de sa pensée. Ce fil rouge ne saurait être mieux défini qu’en le rapportant à un concept que Pierre Fédida affectionnait particulièrement et qu’il revient à Nicolas Abraham d’avoir introduit en 1968 : celui d’ « anasémie » ( in L’écorce et le noyau, Aubier, 1978). « Anasémie » veut dire surtout dé-signification, « remontée à la source du sens ». « Écrire, précise Pierre Fédida dans Les stries de l’écrit. La table d’écriture, est métapsychologique : il y va d’une topique de la théorie et avec elle, c’est l’érosion de tout contenu de signification [.] La poétique de l’analyse rappelle simplement l’origine et la destination poétique de l’écriture : les stries du bois ». La thématique du bois, « ce bois qui est le matériau de construction » se retrouve à maintes reprises dans l’écriture de Pierre Fédida, jusques et y compris dans l’appel à la philologie (Holz, Stoff, Rohstoff. Cf. Par où commence le corps humain).

« J’ai pensé, écrit-il, que métier d’analyste était métier d’établi. L’analyste est-il menuisier ou ébéniste ? » Le bois, toujours le bois. C’est le matériau de la construction, avec une métaphore privilégiée : celle de la jalousie. Définie dans Le Robert comme un treillis de bois au travers duquel on peut voir sans être vu », la jalousie, ce store articulable que l’on sait être le titre d’un roman d’Alain Robbe-Grillet, forme le noud d’un très bel article Le narrateur mis à mort par son récit, publié dans L’Absence.

La construction de l’ouvre repose, quant à elle, sur des notions essentielles, telles que l’absence, la relique, l’énigme du deuil, le rêve, la mélancolie, l’agir dépressif, avec une place importante réservée à la question de l’espace psychothérapeutique et du vide : celui de la métaphore et du temps de l’intervalle. Esprit curieux et dépourvu de dogmatisme, Pierre Fédida, ouvert à toutes les formes de pensée, déployait son ingéniosité à insérer la psychanalyse dans les intervalles des autres disciplines (littérature, art, philosophie, phénoménologie, poésie). Il s’engagea aussi, au cours de sa présidence du Centre d’études du vivant, dans la recherche d’un « terrain commun » entre la psychanalyse et les Sciences du vivant, notamment la médecine, la biologie et l’immunologie. Avec sa préface à Harold Searles L’effort pour rendre l’autre fou, on découvre l’engagement et la plasticité qui furent les siens dans ses rencontres avec les patients psychotiques, mélancoliques et schizophrènes. Impossible de restituer ici la diversité des approches de Pierre Fédida, sinon en renouvelant, pour le lire, le pari de dé-signification qu’il livra au long de son ouvre pour remonter à la source du sens, ce dont témoigne également l’intitulé de son dernier séminaire annoncé à Paris 7 pour l’année en cours : L’innommable.

Un mot, enfin, sur les débuts de sa carrière. En août 1966, quelques mois après la mort de L. Binswanger et alors qu’il s’apprêtait à signer auprès de la clinique suisse de Kreuzlingen un contrat de longue durée, il est appelé par Juliette Favez-Boutonier. Elle lui propose de se porter candidat sur un poste d’assistant à la Sorbonne. Il accepte après un temps de réflexion et effectue dans la foulée les deux choix majeurs de sa carrière : l’Université Paris 7 et l’Association Psychanalytique de France dont son psychanalyste Georges Favez est membre. Il maintiendra ces choix, habitera ces deux institutions auxquelles il apporta sa dynamique et ses projets.

Auprès de ceux qui l’entouraient : étudiants, chercheurs, collaborateurs, thésards, collègues -je ne parle ici que de l’Université-, il manifesta toujours une présence attentive, une autorité discrète, des encouragements substantiels, attendant de chacun qu’il se montrât « patriote ». Se montrer « patriote » : c’était l’une de ses expressions favorites en matière d’accueil de l’un ou de l’autre dans son équipe ou dans son laboratoire. C’était aussi sa manière à lui d’interroger la demande ainsi que le désir d’appartenance du postulant au corps qu’il se proposait de rejoindre. Mais il n’était pas pour autant chauvin, n’hésitant pas à engager l’autre -c’est ce qu’il fit pour moi récemment- à fonder sa propre équipe. Et pour qui s’étonnerait du particularisme de la question de Pierre Fédida sur l’être « patriote », il suffira de rappeler que, dans son ouvre, notamment au regard de la psychanalyse, la place du corps s’y présente comme une constante. « La psychanalyse est une archéologie du corps, dit-il en décembre 1970, aux Entretiens de l’A.P.F. à Vaucresson : c’est à cette condition qu’elle peut s’ouvrir sur une anatomie fantastique. Nous désignons ainsi ce qui place résolument la psychanalyse selon sa spécificité propre à savoir son rapport au temps. Le psychanalyste est celui qui a accès à la trace, à l’inscription du désir et l’anatomie est, en dernier recours, le signe de sa transgression ».