Symptômes précoces, la part du linguiste
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Symptômes précoces, la part du linguiste

Les recherches actuelles à partir des films familiaux font apparaître l’autisme comme l’issue d’une évolution dont le tableau initial peut parfois être peu symptomatique. Il y a cependant des signes de deux ordres : la communication prélangagière d’une part (regard, mimique, geste) et la posture de l’autre. L’objet de cette courte note est de souligner que l’articulation du pré-langage et du linguistique, comme la nature des premiers mots de l’enfant et celle des interactions langagières mère-enfant quand la mère est derrière la caméra peuvent également fournir des éléments diagnostics intéressants.

L’analyse ne porte que sur un film, ce qui est évidemment beaucoup trop peu. Mais ce film est remarquable car jusqu’à l’établissement définitif du trouble (vers trois ans) l’enfant présente très peu de symptômes (ni en matière de regard, de mimique ou de geste, ni en matière de posture). Quand nous avons vu ce film la première fois (linguistes spécialistes d’acquisition du langage, psychanalystes, thérapeutes d’enfants ou pédo-psychiatres) nous n’avons rien remarqué de particulier. Notre contre transfert a donc été pris en défaut. Une analyse plus fine nous a toutefois convaincu de l’existence d’ indices qui font en fait intervenir le registre du linguistique.

Sur le film, l’enfant présente à trois ans tous les symptômes d’un autisme de Kanner. En revanche, jusque vers un an et demi/ deux ans le tableau est celui d’un enfant normal : cet enfant dispose de jeux symboliques (faire semblant de nourrir un poupon, se servir d’un téléphone d’enfant en gazouillant comme s’il conversait). Seule différence avec un enfant tout venant : ces jeux se font avec une totale absence de signe de plaisir (pas de sourire). A notre avis (subjectif, bien sûr) cela ne veut pas dire qu’il n’en éprouve pas, mais qu’il ne peut sans doute pas exprimer le plaisir qu’il éprouve en souriant et en même temps faire les gestes symboliques qu’implique son jeu. Cet enfant dispose également de pointages proto-déclaratifs caractérisés. Comme on sait ces pointages ne sont pas destinés à se faire donner un objet hors de portée ( ceux-ci sont proto impératifs) mais visent à organiser un échange de pensée autour d’un objet désigné. Ici encore des différences mineures subsistent : contrairement à un enfant banal, l’ enfant du film ne parvient en général pas à associer son pointage avec un jasis intoné. Il peut pointer, il peut également intoner (on l’observe ailleurs sur la vidéo) mais il ne fait jamais les deux conjointement. Il y a toutefois un passage remarquable où cet enfant arrive à la fois à pointer à intoner et même à dire un mot. Il désigne une paire de chaussures de l’index en disant “ssure”. Au vu de la suite, la normalité du développement est impressionnante.

Cependant, à aucun moment ce même enfant ne semble disposer des mots classiques d’un enfant de deux ans : chez lui pas d’onomatopées ni de mots à référence variable (tels que “ça !” “là” “baboum”, “bravo” “encore” “apu”). Or ce qui caractérise ce genre de mots, c’est de ne pas être attachés à un référent ni à une situation figée mais au contraire de qualifier un mixte d’affect et d’intentionnalité. Ce que dénote par exemple le “ça” qui accompagne le geste du doigt d’un enfant qui va bien ce n’est évidemment pas un objet constant (“ça” peut aussi bien désigner un biberon qu’un chien ou une balle).

C’est au contraire l’intention de pointage elle-même, la surprise causée par l’apparition d’un objet, et le désir d’engager la conversation autour de cet objet. Le recours à ce type de mot implique que le codage de l’affect puisse prendre le pas sur les caractéristiques objectives de l’objet ou de la situation. Or l’ enfant autiste n’organise pas son langage ainsi. C’est sans doute ce qui fait que Donald, le cas princeps décrit par Kanner se serve du mot “oui” uniquement pour signifier qu’il veut être pris sur les épaules. Ce n’est pas pour lui l’expression d’un mouvement d’ assentiment, c’est le corrélat d’une situation référentielle.

Enfin, chez l’enfant dont on parle, on observe même des jeux alternés où l’enfant fait face à l’adulte : le parent fait une chose, l’enfant rit de la lui voir faire, mime le geste du parent, celui-ci recommence, l’enfant éclate de rire à nouveau et ainsi de suite. Ici nous ne sommes pas parvenus à trouver des différences qualitativement significatives. Tout le monde a l’air heureux. A priori tous ces savoir faire devraient garantir la normalité ultérieure de l’enfant que l’on voit pourtant progressivement s’enfermer dans le tableau clinique de l’autisme kanérien. Tout au long du film, l’échange avec la mère est d’une très grande qualité. Il présente cependant quelques signes qui méritent d’être relevés.

La plupart du temps, c’est la mère qui est le plus souvent derrière la caméra. Elle est gênée pour interagir, ce qui est naturel. Mais cette gêne se traduit de manière un peu particulière. Ainsi par exemple le discours qu’elle adresse à son enfant (son “ mamanais ”) ne correspond pas tout à fait à ce que l’on observe avec des mères d’enfant tout venant : ses énoncés sont un peu longs et un peu compliqués. Ce n’est certainement pas une cause, mais ce peut être un indice. Et surtout l’ intonation maternelle est particulière.

D’un point de vue linguistique, l’intonation résulte de l’articulation de quatre paramètres : hauteur du fondamental de la voix, durée des syllabes, intensité, pauses silencieuses. Et d’ordinaire dans le langage que l’on adresse à un enfant, on observe en général une certaine stylisation de l’intonation : les variations du fondamental de la voix sont exagérées ainsi que la longueur des syllabes, notamment à la fin des énoncés exclamatifs. Or ici la voix de la mère ne répond pas tout à fait à ces caractéristiques… D’abord, elle est peu modulée On pourrait penser qu’il s’agit d’une voix de mère déprimée. Mais si une mère déprimée a une voix plate (avec peu de variation du fondamental de la voix, disons pour faire court dépourvue d’affect) ce qu’elle dit est également coupé de longues pauses silencieuses, ce qui n’est pas le cas ici. En fait, c’est surtout la fin des énoncés qui est vraiment particulière. L’intonation y est régulièrement montante, comme s’il y avait un doute, et que la mère interrogeait son enfant sur les interprétations qu’elle fait de ses gestes. Ou comme si, sans bien pouvoir dire pourquoi, elle pressentait que quelque chose n’allait pas et qu’elle s’interrogeait, qu’elle avait un doute, une inquiétude.

Par ailleurs, l’ articulation de la parole de la mère à celle de l’enfant est également particulière : cette mère commente les émissions sonores de son enfant, ce qui est banal et de bon aloi. Mais, contrairement à ce que font beaucoup d’autres mères, elle ne commence jamais par reprendre ses essais linguistiques à lui. Quand un enfant tout venant dit “areu”, la mère reprend en général en disant “ areu, oh tu as l’air content mon bébé !”. Ici la mère dira directement “tu as l’air heureux mon bébé” sans reprendre le “areu”. Il est alors plus difficile à l’enfant d’identifier ce qui, dans son propre discours, constitue la cible du commentaire maternel. En outre, très souvent quand un enfant dit “areu” la mère relance l’interaction en produisant un “areu” à son tour pour initier entre eux une alternance de “areu”. Ici, ce n’est pas le cas.
De manière générale, on constate que l’enfant filmé semble avoir le même départ symbolique et intersubjectif que l’enfant banal, mais ce que suggère notre lecture de la vidéo, c’est que les différences se marquent si l’on va chercher du côté du linguistique. L’articulation du geste et des prémices de la parole, comme la nature des premiers mots semblent qualitativement différents de ce que l’on observe chez un enfant tout venant. Même remarque pour le style de discours maternel: ce n’est pas la parole d’une mère déprimée, plutôt celle d’une mère qui n’est pas sure de ses illusions anticipatrices. Ou qui s’interroge, et qui “ sent ” que quelque chose ne “va pas ” sans savoir exactement quoi. Parmi les signes précoces, la dimension linguistique a donc, à notre sens, une place particulière.

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Autisme : état des lieux et horizons