Une passion cruelle : tout vouloir savoir
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Une passion cruelle : tout vouloir savoir

Honte et confusion

Le dégoût pour l’exhibition du corps transformé est d’une grande banalité chez tout adolescent. Son corps remodelé par la puberté exhibe grossièrement sa maturité sexuelle, sans qu’il puisse penser cette transformation dont il est l’objet : il ne veut encore rien en savoir, dérisoire défense face au regard de l’adulte, un regard lourd d’un savoir qu’il méconnait, comme une langue encore étrangère et qui provoque sa confusion. Il en rougit, l’adolescent rougit de cette effraction de la pulsion génitale dans le moi sous le regard « clinique » de l’autre.

La honte de l’adolescent participe des aléas de la subjectivation : reconnaître le regard porté sur soi ne va pas sans renoncement à un autoérotisme infantile. Cette exhibition sexuelle provoque une des deux formes de honte dont Freud parle dans l’Interprétation des rêves, soit la confusion (Verlegenheit), soit la honte (Sham). Dans les rêves, le défaut dans la toilette, pas de cravate chez ce notable, pas de sabre chez cet officier, sont interprétés par Freud comme le triomphe de la nudité, triomphe enfantin. Honte ou confusion chez le rêveur viendront du regard que le témoin porte sur le sexe exhibé. Le jeune Freud dut les expérimenter tous les deux. D’abord une nourrice qui s’exclame : « Fi ! C’est un scandale » Schande et non Sham, ce qui contribue à exacerber le triomphe. Ensuite, au contraire, une « vieille préhistorique », Urheberin, vieille grincheuse qui s’occupait du jeune Sigmund, qui l’épie dans l’escalier, tentant de le prendre en flagrant délit de salir le tapis en crachant. Il y a là le regard pétrifiant, le regard médusant qui suscite la honte et non plus la confusion. Si la confusion est plus l’apanage du petit enfant, la honte est un sentiment plus adolescent. La confusion contribue à reconnaître la pulsion, son plaisir, puis sa répression surmoïque ; on en pressent la fonction structurante pour l’enfant. La confusion est faite d’ambivalence, d’apprivoisement de la génitalité, d’un jeu qui alterne de manière significative voilement et dévoilement ; dans ce jeu, la confusion constitue à la fois le point d’acmé du plaisir entrevu à défaut de pouvoir encore être vécu et un salvateur point d’arrêt. La confusion est une butée protectrice qui dirigée vers l’extérieur préserve le moi du trauma comme un pare-excitation, et qui dirigée vers l’intérieur refroidit la pulsion. A l’adolescence, la honte peut marquer l’échec de la confusion lorsque le voile se déchire : un regard peut destituer l’adolescent d’une place narcissique encore mal assurée, un regard persécutif qui menace l’humanité même de celui qui est visé au point de le rabaisser à l’instinctuel animal. Par exemple, le regard porté sur Ulysse, personnage inattendu convoqué par Freud, le valeureux guerrier qui apparaît « nu, défait et couvert de fange » aux yeux de Naussica et ses compagnes. On rencontre plutôt cette honte de paraître au monde dans la clinique de l’adolescence, comme symptomatologie dite phobique et dans les conduites agies des troubles narcissiques de cet âge : troubles des conduites alimentaires, addictions, effets retardés de ruptures symboliques pendant l’enfance : enfants battus, abusés, objets de conduites incestueuses, etc. L’impudeur du regard de l’adulte traverse l’enveloppe externe, corporelle et sociale de l’enfant, méconnaît le jeu de voiles, et vise directement l’intime, le trésor propre du sujet qui se trouve ainsi déchu.

Kafka et la métamorphose

Kafka a choisi de témoigner par écrit pour s’affranchir des conséquences délétères de la honte : « Ma vie a consisté depuis toujours en tentatives pour écrire et le plus souvent en tentatives manquées. Mais lorsque je n’écrivais pas, j’étais par terre, tout juste bon à être balayé »1. Etre balayé, comme un déchet, seront les seules funérailles de Grégoire Samsa, le héros de la Métamorphose : Il ne faut pas vous tracasser pour emporter le machin d’à coté. C’est déjà réglé dit la femme de peine à la famille Samsa à la fin de l’essai. Kafka en passe par une création monstrueuse et non par la métaphore pour représenter la dégradation de l’humain dans l’abjection. Le héros n’est pas comme une vermine, un cancrelat, il est une vermine, véritable, insiste Kafka. Kafka n’aime pas les métaphores. Il écrit même dans son journal : « Les métaphores sont une des choses qui me font désespérer de la littérature. » La métamorphose n’est pas un processus, ni biologique, ni psychologique ; elle a eu lieu la nuit à l’insu de sa victime et n’intéresse pas l’auteur ; la nouvelle commence après le traumatisme, après la catastrophe. Kafka est intéressé par l’évènement psychique qui la suit. Alors que Grégoire Samsa continue de penser comme le jeune homme qu’il était, il endosse le corps immonde de la vermine : homme en dedans, bête abjecte au dehors. Grégoire n’est pas vraiment étonné de ce qu’il lui arrive, il en prend acte et cherche surtout à réduire les conséquences de sa ruine dans ses rapports à l’autre qu’il soit familier ou étranger. Kafka refuse qu’on figure le monstre : « L’idée m’est venue qu’on pourrait vouloir dessiner l’insecte lui-même. Pas cela, surtout pas cela ! L’insecte lui-même ne peut pas être dessiné… Je choisirai les scènes suivantes : les parents et le fondé de pouvoir devant la porte fermée ; ou mieux encore, les parents et la sœur dans la pièce éclairée, tandis que la porte s’ouvre en grand sur la chambre voisine plongée dans l’obscurité. »2. L’image suggérée renverse étonnamment le fantasme de scène primitive : la chambre obscure, secrète, interdite de Grégoire grande ouverte à la curiosité perverse du couple parental. Nul doute que Kafka érotise cette exhibition de l’abject. Les visiteurs ne sont jamais rebutés mais fascinés par la vision du monstre qu’ils ne quittent pas des yeux ; la pudeur seule de la famille ou de Grégoire le soustrait aux regards dans un coin sombre ou sous un drap. Sous le drap, la mésaventure de Grégoire la vermine, illustre le fantasme des origines de Kafka, produit de la relation sexuelle abjecte de ses parents. Le drap retiré, l’horreur est là : « La vue du lit conjugal de mes parents, des draps qui ont servi, des chemises de nuit soigneusement étendues, peut m’exaspérer jusqu’à la nausée, peut me retourner le dedans du corps ; c’est comme si je n’étais pas définitivement né, comme si je sortais toujours de cette vie étouffée pour venir au monde dans cette chambre étouffante. »3. Ainsi, la chambre obscure de Grégoire devient une sorte d’annexe de la chambre parentale où s’expose le produit de leur union monstrueuse. M. Schneider écrit que le vœu du honteux serait de retourner dans « l’ombre précédent toute émergence. Il s’agit moins d’effacer une faute que d’effacer une présence. »4. Le clinicien a souvent entendu cet argument final de l’adolescent à l’encontre de ses parents : « Je n’ai pas demandé à naître ! ». C’est-à-dire ne me reprochez pas l’éclat de ma présence honteuse au monde. Les adultes, parents, visiteurs vont porter leur regard sur ce qui, du jeune homme, aurait dû rester invisible, l’animalité la plus sombre et dégradante : ils veulent voir, savoir, et ils en jouissent. W. Benjamin retourne alors l’argument de La métamorphose en écrivant : « Dans les étranges familles de Kafka, le père se nourrit du fils, pèse sur lui comme un monstrueux parasite. Le père ne ronge pas seulement la force du fils, il ronge son droit d’exister. »5. Face à sa famille, toute expression pulsionnelle ne pourrait que renforcer son indignité.

Les pulsions à l’œuvre après la métamorphose attestent avant tout de sa régression orale et anale. Son goût abject pour l’ordure, le rebut des autres exalte sa honte jusqu’à l’ultime décision de jeûne qui le réhabilite comme être de pensée. L’anorexie est une tentation fréquente chez Kafka ; le clivage des besoins du corps et de la puissance de la pensée y est à l’œuvre comme défense contre le risque d’invasion pulsionnelle : mais comme chez les adolescentes, l’impulsion boulimique honteuse rétablit par effraction une dimension libidinale perdue. Il avala comme un goulu le fromage, les légumes et la sauce avec des yeux mouillés de satisfaction. Et à cette déshinibition peut succéder la cruelle censure de l’anorexie : chez Grégoire le honteux, la voie sublimatoire, habituellement au service de la création, de la vie ne sert que de prélude à une mort plus digne que celle espérée par un cancrelat. La nourriture spirituelle, céleste, l’harmonie de la musique d’Else, sa sœur, en échange de l’ordure. Grégoire s’élève alors qu’il s’efface socialement – sa sœur ne veut plus prononcer le nom de son frère – et que ses forces s’épuisent au service d’un corps qu’il a banni et qu’il ne nourrit plus. Grégoire, comme le Champion de jeûne6, écrit dix ans plus tard, trouve dans l’anorexie une voie singulière pour en finir avec le moindre reste. « Non pas se débarrasser de soi, se consumer »7 écrit-il dans son journal. Il n’y a plus rien à voir dans la cage, le corps du champion de jeûne se confond à un fétu de la paille de sa litière.

L’hypocrisie professionnelle : interprétation malveillante et neutralité bienveillante, la pulsion d’emprise avec les enfants et les adolescents

Si le regard de ses parents peuvent consumer Grégoire Sansa, l’adolescent, qu’en est-il de la volonté de savoir du clinicien lorsqu’elle rejoint la volonté médicale ? Méfions-nous écrivait Freud – qui visait Ferenczi – de notre furor sanandi, notre fureur de guérir qui constitue le risque d’imposture majeure du psychanalyste. Méfions-nous aussi de cette pulsion épistémophyllique qui, au nom de la levée des résistances, nous fait rechercher une vérité dernière sous la forme d’un aveu qui viendrait complaire notre théorie. On passe ainsi de la bienveillance à l’agressivité, nous heurtant à nos propres résistances et non à celles du patient. Lacan s’est inspiré de Ferenczi lorsqu’il dit qu’il n’y a de résistance que celle de l’analyste. Freud bataillait ferme avec ses patients et forçait souvent les résistances au nom de la vérité. Lorsqu’Irma se tait, Freud rêve de lui faire ouvrir la bouche, même de force ; souillée, la seringue peut lui inoculer une infection que l’on jugerait aujourd’hui nosocomiale. Dans sa conférence de Wiesbaden, en 1932, décriée par Freud, censurée par Balint, Ferenczi dénonce la confusion des langues de la tendresse et de la passion entre enfants et adultes. Mais rappelons qu’il dénonce longuement auparavant l’hypocrisie professionnelle de ses collègues psychanalystes qui loin d’œuvrer pour le bien-être du patient, manquent de sincérité et poussent de surcroît le malade à la reproduction du trauma. La citation suivante convient tout autant à la situation de l’enfant abusé qu’à celle de l’analysant : la peur atteint son point culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier totalement à l’agresseur. La métaphore des langues différentes, mal traduites, revient à la fin de l’article lorsque Ferenczi conseille aux analystes d’écouter les critiques de leurs enfants et ainsi de leur délier les langues. A quoi fait-il allusion ? A l’aliénation dans laquelle se trouve l’enfant devant son père, comme l’analysant devant un psychanalyste identifié à l’autorité. Le nécessaire transfert peut devenir un instrument de pouvoir autocratique dans une relation d’emprise ou le levier pour assouplir les symptômes et vaincre les résistances du névrosé au changement. Nous sommes les héritiers de ces deux conceptions opposées liées à deux pratiques cliniques différentes : Freud qui ne traite pas d’enfants s’y intéresse de manière régrédiante par le biais de l’infantile à l’œuvre chez l’adulte névrosé ; Ferenczi, qui reçoit des enfants et entend les maltraitances actuelles de ses jeunes patients, ne veut pas que soient négligés leurs effets traumatiques. Ces conceptions différentes qui traversent encore aujourd’hui la psychanalyse ne sont pas que théoriques, elles ont leurs effets sur la technique et l’analyse du transfert. Granoff, qui commente l’article de Ferenczi, tente le consensus en suggérant qu’il critique l’attaque par l’analyste de l’infantile de l’analysant. Cette remarque est pertinente : c’est l’interprétation que l’on peut faire de l’hypocrisie professionnelle, mais Ferenczi va plus loin en prêtant à l’enfant une sorte de pureté pulsionnelle originelle, laquelle ne sied pas à la thèse freudienne de l’universalité de la perversion polymorphe chez l’enfant. La bonté originelle de l’enfant est un postulat pour celui qui se considérait injustement maltraité par Freud. L’accueil froid que Sigmund fît de cet essai, la censure qu’en fit Jones, pourtant ancien analysant de Ferenczi, montrent assez que ce postulat est à mettre sur le compte du transfert.

Ce qui nous intéresse ici n’est pas l’attaque de l’infantile d’un adulte par l’analyste, mais l’attaque de l’infantile d’un enfant par son analyste. C’est un autre problème transférentiel qui concerne plus l’analyste que l’enfant. Il me semble en effet que l’analyste d’enfants comme l’éducateur devrait se méfier d’une tendance universelle, exercer son emprise sur l’enfant pour son bien, ce qui, nous le savons est la version la plus habituelle du sadisme. Qu’est ce qui trotte dans sa tête? Que se passe t-il dans la chambre des enfants, quels cancrelas pulsionnels cachent-ils à nos regards ? L’analyste partage avec les parents et les éducateurs la pulsion de savoir ; chez l’analyste d’enfants, la pulsion épistémophyllique est double : il s’agit bien sûr de traiter l’enfant en tentant de lever les fortes résistances qui tendent à refouler des motions sexuelles, mais depuis la création de la psychanalyse, l’observation de l’enfant a aussi été l’occasion de vérifier la force rétroactive de l’infantile à l’œuvre chez l’adulte. Dévoiler la vérité de la sexualité chez l’enfant sert de miroir à l’adulte en mal de refoulement. Le désir de savoir qui est chevillé au corps de l’analyste depuis Freud, peut devenir une passion dangereuse. « Je ne suis pas le capitaine cruel » disait Freud à Ernst Lanzer, l’Homme aux rats. Il n’empêche que Freud tente à tout prix de forcer ses interprétations, pour le bien de son patient, en vain bien sûr. L’interpellation de Freud est un déni : il prend bien la place du capitaine cruel que lui offre complaisamment Lanzer, prêt, nous dirait Ferenczi, à s’identifier à l’agresseur mais certainement pas de rendre gorge. On les dit inhibés. Ils ne veulent rien en savoir ; ils rougissent, se taisent mais veulent bien venir, parfois soulagés de bénéficier de notre neutralité, de ne pas susciter notre désir ; mais comment tenir de séance en séance ? Chance, il y a le psychodrame à Etienne-Marcel : à défaut de parler, ils joueront ! Comme si la cigale qui chantait tout l’été pouvait danser maintenant. Le psychodrame propose le jeu là où la pensée résiste à la verbalisation ou même à l’expression par le dessin ou le modelage. Mais nous savons que l’inhibition s’oppose à l’inventivité, à la richesse et la fluidité du psychodrame ; l’ennui guette aussi au psychodrame.

C’est ainsi que pendant deux ans, nous recevons Alex, 14 ans, dont j’ai déjà parlé aux journées de Ville d’Avray, en 2008, devant Patrick Delaroche encore présent aujourd’hui. Les premiers entretiens avec le consultant avaient conclu à la nécessité d’un travail psychothérapique chez cet enfant passif, plutôt déprimé et dont l’inhibition en entretien contrastait avec les troubles du comportement qu’on lui reproche en milieu scolaire. Sa présentation, sa démarche hésitante, à pas comptés, donnait l’impression qu’il marchait sur des œufs, n’avait pas de place assurée dans le monde. Il semblait contraint à la désaffection, une manière protectrice de lutter contre la dépression et d’être au monde sans engagement notable vis-à-vis de l’autre. Dans les premiers temps, Alex jouait répétitivement des scènes de collège : il s’ennuyait en classe ou s’endormait avec des professeurs inconsistants ou à côté de leur mission. Pendant les séances, nous partagions cet ennui ; il s’en est rendu compte et pendant quelques mois, les idées lui firent défaut. Alex arrivait, s’asseyait en face de moi, me regardait, en attente, silencieux. Pas d’idée ; une fois, il me dit avec justesse : « Mes idées désertent. » Bien sûr, plus d’une fois, nous avions joué le « pas d’idées au psychodrame », dupliquant en miroir la situation de suspens. J’eus cette fois l’idée de lui faire jouer les idées elles-mêmes, de les sortir de l’abstraction de l’indicible et l’irreprésentable, en les imaginant dans la peau d’un co-thérapeute. Alex participa toujours avec plaisir à ce type de jeu qui venait surplomber son inhibition et son ambivalence. Dans une scène où un co-thérapeute joue l’idée de la réussite et un autre l’idée de l’échec, Alex joue l’idée du psychodrame et clame à l’envi qu’il n’a pas d’idée en demandant aux autres idées de lui en donner un peu. La semaine suivante, jouant le rôle de sa mère, il rassurait un co-thérapeute qui jouait son rôle : « T’inquiètes pas, le Dr Solal va t’aider à trouver des idées ; il peut tout réussir ». Les bonnes idées sont les miennes, elles lui permettent de neutraliser les siennes ou de les contraindre à une désertion protectrice d’affects dépressifs que le psychodrame vient amplifier. L’affect est pourtant rarement reconnu : je lui demande un jour d’inventer une histoire. Il dit n’en connaître aucune puis il sourit : sa mère lui racontait l’histoire de Richard le mouchoir qui n’a pas de sentiment. « C’est la peur de tout le monde de ne pas avoir de sentiment » me dit-il. On joue : une sorcière lui apporte un filtre magique pour ne plus avoir de sentiment, Alex ne veut pas le boire. Revenu au fauteuil, il est inquiet et associe : quand ses parents le réprimandaient avant leur divorce, il allait dans sa chambre et s’endormait, « ma sœur est plus douée pour discuter avec les parents. » Alors Alex préfère se recroqueviller dans l’inhibition. Je lui fis remarquer un jour qu’il utilise souvent des mots-valises : « ça dépend », « pas forcément », et « j’ai oublié ». Je lui propose de jouer avec ces personnages. Il choisit un emblème du doute obsessionnel, « ça dépend », qui l’isolera dans le jeu : alors que « j’ai oublié » et « pas forcément » arrivent à dialoguer, Alex monologue à l’infini une seule formule « ça dépend ».

Le psychodrame est devenu un combat guerrier où Alex joue à qui perd gagne. Il ne dit ni oui ni non, il n’opine pas, il biaise. Sa passivité, sa complaisance vis-à-vis du meneur de jeu excitent peu à peu nos pulsions d’emprise sadique. Dans le jeu, on monte les enchères. Un jour, le psychodrame est joué sur scène avec comme seule indication, le désaccord sur le psychodrame. Un co-thérapeute touille un ragoût de patient dans une marmite : « on est là pour manger du patient ». Alex joue mon rôle et s’insurge : « les co-thérapeutes font n’importe quoi, qu’ils mangent à leur sauce, je suis là pour regarder, je me fous des patients ». Dans la scène suivante, les thérapeutes reçoivent un nouveau patient qu’Alex, jouant toujours mon rôle lance comme un nouveau gibier ; on trouve qu’il pue : Alex propose qu’on lui « bourre le mou », ce que fait un co-thérapeute à l’abri du regard des autres dégoutés. « Bourrer le mou » fût l’expression la plus aboutie du forçage tant psychique que physique qu’il me prêta : si l’expression évoque la tromperie réussie d’un maître imposteur à la faveur de sa position d’autorité, on pense plus crûment à une sodomie. Chronologiquement, cette phase d’agressivité s’est d’abord exprimée dans le jeu des psychodramatistes exaspérés par sa passivité ; dans un second temps, Alex s’autorisa à la dénoncer puis à se défendre, enfin à nous attaquer, sans pour autant accepter de renoncer à ses défenses. Le jeu fini, il ne me laisse pas m’appuyer sur une interprétation conclusive : Alex déclare fermement que ce qui vaut pour le jeu ne vaut pas pour la vie. Les effets du forçage me sont visuellement apparus lorsqu’un jour j’ai reçu Alex, ses cheveux blonds et fins en pétard, le regard fixe et perdu. Je me suis dit : c’est un oiseau tombé du nid et j’ai éprouvé un sentiment de honte. Probablement était-il nécessaire de faire enfin tomber du nid un adolescent de quatorze ans. L’éthique de la psychanalyse est en cause lorsque le dispositif de jeu sert de preuve à charge validant l’intervention interprétative de l’analyste, alors que le jeu devrait permettre l’irruption d’une vérité qui dissimulée deviendrait évidente. La réussite au psychodrame survient pour moi quand le patient partage un sourire bien entendu après la scène avec le meneur de jeu. Il n’y a rien d’entendu avec Alex ; il y tient. Ce cas commente la position de Patrick Delaroche dans le psychodrame : « Telle interprétation dans le jeu et par le jeu fait souvent office de vérité mais cette vérité reste flottante. » Il faudrait en effet que cette vérité reste flottante, c’est-à-dire ne fasse pas couler un bateau qui doit naviguer au gré du vent, sans qu’à la barre le meneur de jeu soit seul à indiquer le cap. A la voile, il vaut mieux ne pas être trop savant et « tirer les bords », pour rentrer à bon port. La force du jeu n’est-elle pas de produire ses effets sur la vie psychique, comme un rêve dont le rêveur tire profit sans même l’interpréter ? L’insistance de l’analyste meneur de jeu viendrait sinon figer le cours de l’association métaphorique, dévitaliser la complexité des contenus psychiques en jeu par un argument d’autorité que Delaroche appelle justement : « transfert obligé » ?

Après ces séances en tour de force, Alex eut raison de notre détermination ; comme souvent, il fût de moins en moins assidu. Je l’ai convoqué en entretien individuel où il me fit part de sa lassitude : il n’avait plus rien à dire ni à jouer mais il voulait bien continuer seul avec moi. Je m’en étonnai, n’avait-il plus rien à dire ? Oui, mais moi, je savais tout sur lui, j’étais un professionnel et savais lire en lui ce qu’il ne savait pas. Ainsi, je savais malgré lui. J’ai estimé que sa requête était légitime, mais j’ai estimé ne pas pouvoir continuer avec lui après le psychodrame et lui proposait un autre psychothérapeute, Lauru qu’il accepta. Cette thérapie n’a pas duré longtemps : à ce que m’a confié Lauru, Alex resta jusqu’au bout accroché à une question à laquelle Lauru non plus ne pouvait pas répondre : qu’avait-on deviné de lui qu’il ne voulait pas nous livrer, se livrer ? Ou encore : Tout savoir sur ce qu’il ne voulait rien savoir. Il a dû penser que nous savions garder nos secrets d’adultes sur ce que pensent les enfants. Et nous-mêmes avons échoué à lui faire savoir. Ce fût pourtant une thérapie que j’ai trouvé fructueuse : sa quête était probablement dans sa question et non dans notre tentative vaine d’y répondre.

Notes

  1. Lettres à Félice, ibid p76
  2. F. Kafka, « Lettres à sa famille et à ses amis », Œuvres Complètes, tIII, La Pléiade 1980, pp743-744.
  3. F. Kafka, « Journaux », Œuvres Complètes, tIII, La Pléiade 1980
  4. M. Schneider, ibid.
  5. Walter Benjamin, Franz Kafka, pour le dixième anniversaire de sa mort : Potemkine (publié dans la Jüdische Rundschau, 21 et 28 décembre 1934), Œuvres II, Gallimard 2000, pp 412-413.
  6. F. Kafka, « Un champion de jeûne » (Un artiste de la faim), Œuvres complètes, t II, La Pléiade, 1980, pp 648-658.
  7. F. Kafka, Journal, ibid, p469