La Société Psychanalytique de Paris (SPP) avait le privilège d’accueillir le 12 mars dernier Chantal Lechartier-Atlan dans le cadre des Conférences d’Introduction à la Psychanalyse (CIP). Ce rassemblement de pairs, étudiants, chercheurs et curieux a eu lieu juste avant les décisions de confinement, suite à l'épidémie mondiale de Coronavirus. Pertinence et perspicacité du thème de la fratrie à l’aube d’une période qui allait mettre à l’épreuve toute cellule familiale !
À cette situation exceptionnelle s’oppose pourtant l’ordinaire de scènes de vie entre frères et sœurs comme le rappelle C. Lechartier-Atlan dans sa conférence qu’elle nomme avec malice « Frères et sœurs : cocon ou nid de vipères ? ».
C. Lechartier-Atlan entame son propos ce soir-là en questionnant la place particulière du fraternel et de ses extensions dans l’œuvre de Freud. Ce fut en effet un thème souvent abordé, mais qui n’a jamais atteint le statut de complexe, c’est à dire d’un « ensemble organisé de représentations et de souvenirs à forte valeur affective, partiellement ou totalement inconscients » comme défini par Laplanche et Pontalis. C. Lechartier-Atlan examine la prépondérance du complexe d’Œdipe dans la théorie freudienne : ne serait-elle pas liée à cette omniprésence de la figure paternelle sous toutes ses formes, à la fois dans la théorie psychanalytique avec le père séparateur, ainsi que dans la vision qu'avait Freud de sa personne et de ses collègues, "père" de la psychanalyse et ses héritiers et non égaux. Présente enfin dans la verticalité même de la relation entre analyste et patient, plus proche du transfert parental que fraternel.
C. Lechartier-Atlan se propose ainsi de rendre ses lettres de noblesse au complexe fraternel en suivant ses arborescences narcissiques, identificatoires et objectales.
Là où on ne veut voir qu’amour et tendresse, Freud pointe la normalité de la rivalité entre frères et sœurs du fait même que l’enfant lutte continuellement pour sa satisfaction pulsionnelle et pour répondre égoïstement à ses propres besoins. C’est en cela que Freud désigne la jalousie comme un état affectif normal au même titre que le deuil. C’est au contraire son absence qui peut être un signe clinique inquiétant, car elle suppose alors un refoulement précoce puissant et par conséquent aux effets plus durables et influents. La jalousie s’enracine profondément dans l’inconscient et trouve son origine dans le complexe d’Œdipe et/ou dans le complexe de la fratrie de la première période sexuelle. À travers l’analyse des rêves, Freud met en relation l’Œdipe et la rivalité fraternelle. Par la suite, cette articulation s’est enrichie d’un troisième élément fondamental pour mieux appréhender le fraternel : l’objet primaire. Celui-ci y tient une place centrale puisque l’organisation intra psychique dans laquelle se place ce complexe est triangulaire : l’enfant, la mère et le frère/la sœur. La mère, en ces temps archaïques, est source de tout et devient une imago maternelle omnipotente qui s’inscrit dans la psyché et nourrit une forme de fusion originelle où règne l’informe. René Kaës, qui est le principal psychanalyste postfreudien à avoir conceptualisé le complexe fraternel, parle, lui, de l’imago de « la mère-aux-frères-et-sœurs ». Rien d’étonnant à ce que la mère soit alors le premier objet de jalousie et donc source de la rivalité fraternelle voire de la haine pour le rival.
Outre la place centrale de cet objet primaire, C. Lechartier-Atlan s’intéresse à la perte de cet objet. Ou, plus exactement, à la perte de la relation privilégiée à cet objet primaire qui peut advenir de façon précoce lorsque la naissance d’un frère ou d’une sœur est très rapprochée. Cette perte peut alors être qualifiée de traumatique, même si souvent banalisée par les parents, comme l’expose C. Lechartier-Atlan ici, ainsi que dans son article “Un traumatisme si banal, quelques réflexions sur la jalousie fraternelle” (Revue française de psychanalyse, 1997, n° 61, Paris, PUF).
Le déni de ce traumatisme précoce engendrerait une jalousie fortement refoulée qui reviendrait dans la psyché sous forme de symptômes parfois invalidants ou de traits de caractères. C. Lechartier-Atlan illustre son propos de situations cliniques mettant en exergue la puissance et la résistance de l’empreinte de la fratrie sur la vie psychique à travers ce retour dans l’actuel du complexe fraternel refoulé sous des symptômes dits “plus acceptables” pour la société tels que la dépression, l’inhibition ou la somatisation. Ce retour peut être provoqué par un événement de vie telle qu’une grossesse mais signe surtout la réactivation menaçante de mouvements pulsionnels violents et archaïques.
C. Lechartier-Atlan insiste sur le dommage psychique sérieux engendré par l’interdiction d’éprouver de la haine et de l’agressivité envers un membre de la fratrie au profit d’un espéré « amour fraternel ». Le destin de cette agressivité parfois si vigoureusement réprimée sera alors de compromettre pour un sujet une certaine ambivalence pulsionnelle, c’est à dire l’intrication entre amour et haine. Ainsi, à défaut de cette ambivalence, le moi du sujet sera condamné à un sentiment de vide et de désappropriation de lui-même, car en proie à une surcharge agressive majeure et incontrôlable. La richesse des vignettes cliniques présentées alors nourrit l’argument de la nécessité de pouvoir éprouver mais aussi élaborer la violence de la haine dans la fratrie.
Si la première partie de la conférence traite en détail de la rivalité fraternelle, C. Lechartier-Atlan ne manque pas de nous rappeler que l’amour fraternel, loin d’être une exception, est aussi le formidable pendant de cette même rivalité si celle-ci est suffisamment tempérée. C’est une source de développement psychique singulière qui, puisant dans la complicité fraternelle et une vie intimement partagée, éveille un univers fantasmatique puissant. Selon elle, « Qu’il s’agisse de haine, d’amour, y compris érotique, et de jalousie, la fratrie est le banc d’essai de la vie psychique adulte, un inépuisable réservoir d’objets et d’identifications ». Sur ce banc d’essai le sujet peut faire l’apprentissage de la différence des sexes mais aussi de la bisexualité psychique à travers justement ces nombreuses identifications rendues possibles par la fratrie. C. Lechartier-Atlan rappelle que, contrairement à l’Œdipe, la fratrie ne présente pas de différence générationnelle et peut donc représenter une menace pour l’identité et poser la question de la « place ».
Le fraternel concourt à nourrir les fantasmes en tout genre et notamment certains fantasmes originaires. La conférencière s'arrête avec nous sur deux fondamentaux : “Un enfant est battu” et la scène primitive. Dans le premier elle rappelle que le prélude de ce fantasme, empreint de sadisme, concerne le père qui “ bat l’enfant haï par moi” donc le frère ou la sœur. Ce n’est que plus tardivement que le fantasme prend une tournure masochiste pour devenir “je suis battu(e) par le père”, où domine le sentiment de culpabilité d’avoir nourri de l’agressivité envers le rival œdipien et/ou fraternel. Dans le second, c’est la question de l’origine qui est au cœur de l’articulation Œdipe et fraternel. En effet, être capable de penser, de fantasmer cette question permet à l’enfant de maîtriser le traumatisme de la venue d’un puiné. Le fameux cas du petit Hans est utilisé pour éclairer comment la mise en pensée, en mots et en fantasme peut permettre de traiter les évènements de vie psychiquement menaçants.
Le dernier point soutenu s’inscrit dans une pensée qui dépasse la psyché individuelle et aborde un autre rôle central du fraternel : le socius. C. Lechartier-Atlan établit un lien entre les différents textes de Freud pour illustrer le rôle capital du lien fraternel dans l’indispensable socialisation de la pulsionnalité. Freud a qualifié ce lien de « cellule germinale des phénomènes sociaux » dans son essai sur la psychologie des masses. C’est dans ce texte qu’il fonde les mécanismes de l’organisation sociale sur l'identification narcissique homosexuelle entre frères. Thème qu’il avait déjà abordé dans Totem et Tabou, où il décrit comment, de l’identification cannibalique, naît la culpabilité qui fera dorénavant lien entre les frères et qui fera naître lois et interdits indispensables à la société. Agressivité, identification et renonciation se retrouvent ainsi dans l’instance psychique “sociale” par excellence : le surmoi.
L’épilogue de la conférence est placé sous le signe des femmes, à qui Freud concède un surmoi peu « tranchant », mais qui restent pour C. Lechartier-Atlan les “empêcheuses de civiliser à mort” et les gardiennes des valeurs érotiques.
Le chaleureux public de la salle de conférence du 21 rue Daviel s’est laissé embarquer par le long trajet tant fraternel qu’œdipien, auquel nous a convié C. Lechartier-Atlan. La richesse des interventions a ensuite permis de mettre en lumière la récurrence des situations fraternelles dans la clinique, ainsi que les innombrables interrogations qu’elles continuent de soulever.
Le cycle adulte des Conférences d’Introduction à la Psychanalyse (CIP) a repris en vidéo-conférence le 14 mai 2020 et a accueilli Sylvie Pons-Nicolas pour sa conférence intitulée « Contre-transfert, interprétation et construction ».
Marie Le Petit, Psychologue Clinicienne